Marguerite Bangerter
Nécessité d'un homme nouveau

Dans un monde en évolution apparaissent de nouvelles valeurs. Motivent-elles un nouvel humanisme ? Le déroulement du quotidien nous masque facilement cette brusque métamorphose, mais il est évident que l’éclatement de la première bombe atomique a marqué avec fracas l’ouverture d’une ère nouvelle pour l’humain. « Ere Nouvelle » est pourtant beaucoup dire, car c’est à nous qu’il appartient d’en décider. En effet, l’énergie dégagée par la fission nucléaire est sans commune mesure avec celle dont nous disposions auparavant.

(Revue Etre Libre. Numéro 233, Octobre-Décembre 1967)

Dans un monde en évolution apparaissent de nouvelles valeurs. Motivent-elles un nouvel humanisme ?

Le déroulement du quotidien nous masque facilement cette brusque métamorphose, mais il est évident que l’éclatement de la première bombe atomique a marqué avec fracas l’ouverture d’une ère nouvelle pour l’humain.

« Ere Nouvelle » est pourtant beaucoup dire, car c’est à nous qu’il appartient d’en décider. En effet, l’énergie dégagée par la fission nucléaire est sans commune mesure avec celle dont nous disposions auparavant.

Car, si jusqu’ici les structures de la société humaine s’adaptaient tant bien que mal à l’accroissement de l’énergie mise à sa disposition, cette adaptation naturelle semble impossible aujourd’hui à cause de la disproportion de la puissance mise en cause. Non encore domestiquée pour mettre à notre disposition ses possibilités positives, l’énergie nucléaire dont nous disposons déjà se présente essentiellement sous son aspect négatif.

De l’avis des experts au désarmement, l’Est et l’Ouest totalisent dans leurs stocks 40.000 bombes atomiques, bien plus destructives encore que celles d’Hiroshima. Or, 4.000 suffisent à anéantir notre espèce toute entière. Voilà le très réel danger qui, dans l’immédiat, menace l’humain de suicide.

En dehors de toute autre considération, ce danger là, à lui seul requiert l’urgence d’une transformation de l’humain.

La découverte de la fission nucléaire implique l’apparition d’un type nouveau doté d’un supplément énorme de conscience et l’imminence du danger ne semble pas permettre cette fois de compter sur une lente saturation des mentalités. Pareillement à la vitesse de transformation des moyens techniques dont nous disposons et — et parce que nous en disposons — afin que ces derniers ne se muent pas en catastrophe, la transformation psychologique et l’accroissement de conscience doivent prendre l’aspect d’une véritable révolution, c’est-à-dire d’une évolution dont le facteur temps est réduit à l’extrême.

L’homme atomique que les circonstances actuelles postulent est non seulement un être disposant de mille moyens pour prolonger ses sens et réduire son effort physique, mais d’autre part contraint à un coude à coude qui donne une importance accrue à chacune de ses réactions. Les effets d’une attitude agressive et égocentrique qui se diluent à l’extrême dans un habitat raréfié, prennent une importance de plus en plus lourde de conséquence au fur et à mesure que le voisinage se densifie.

L’explosion démographique nous met actuellement dans des conditions d’habitat sans précédent dans l’histoire de l’espèce, créant de nouveaux problèmes tels que le bruit, la pollution de l’air et de l’eau.

Nous devons de toute urgence faire un homme nouveau, mais comment ?

Historiens, géographes, philosophes, psychologues sont d’accord : c’est à un supplément de conscience qu’il faut tendre.

Notre société se divise désormais en deux camps qui se situent de part et d’autre d’une ligne qui traverse toutes les disciplines philosophiques ou religieuses : d’une part, ceux qui restent accrochés aux formes et aux idées existantes et, d’autre part, tout ceux qui, portant leurs regards en avant, œuvrent pour établir quelque chose de plus hautement humain. Car si nos facultés de compréhension, de discrimination et d’adaptation ne s’élargissent pas au niveau des moyens d’information que la science met à notre disposition, notre religiosité, c’est-à-dire le lien qui nous relie à notre source se trouvera rompu; telle une machine à vapeur mal construite dont les éléments éclatent quand on augmente la pression. (Image empruntée à Louis ARMAND dans son « Plaidoyer pour l’avenir ».)

Les nouvelles valeurs avec lesquelles nous sommes confrontés motivent certes un nouvel humanisme et la formulation d’une nouvelle éthique.

Depuis le début des âges, l’homme a cherché en dehors de lui l’explication des phénomènes qui échappaient à son entendement. Dieux multiples ou uniques se situent tous en dehors de lui. Créateur, le divin reste distinct de la chose créée et, malgré son immanence proclamée maintient celle-ci dans une irrémédiable dualité.

L’autorité de ce Dieu extérieur, nanti de noms et de formes a donné lieu, chacun le sait, aux dissensions les plus passionnées et les plus âpres. Que de grands et beaux esprits ont sacrifié leur vie et se sont épuisés pour faire triompher la forme sous laquelle ils concevaient, non seulement le divin, mais leur Dieu.

Mais tout ce qui se nomme sort de la pensée, qui est presque immanquablement élément de division et de discorde.

Les lois morales dictées par les prophètes ou soi-disant révélées, portent toutes la marque d’une véritable sagesse amplement suffisante pour faire un homme de bien de celui qui les pratique. Ce qui rend leur application caduque, c’est qu’elles sont un code dicté de l’extérieur.

Notre monde occidental a été modelé par le Christianisme. Mais depuis l’avènement de l’ère industrielle son influence sur les masses s’est considérablement effritée.

La déchristianisation est un phénomène général et qui s’accélère au rythme du développement des techniques; il n’y a pour s’en convaincre que de constater l’inquiétude qui règne au sein de l’Eglise et les moyens modernes qu’elle met en œuvre pour tenter de s’ajuster aux mentalités actuelles. Dans un dur réveil l’Eglise s’aperçoit tout-à-coup qu’elle est restée trop juridique et que son influence, toute extérieure, n’a pas modifié les consciences. Entre un chrétien et un non-chrétien, aucune différence de comportement social.

La science a jeté le désarroi dans les affabulations nées de la crédibilité due à l’ignorance.

Depuis les télescopes géants et les fusées, la voute étoilée ne peut plus servir d’habitat à aucune espèce de divinité extérieure. Ce que la science nous apprend chaque jour sur l’infiniment grand est réellement confondant et le temps est loin où nous pouvions nous imaginer être au centre du monde.

Dans notre galaxie, c’est-à-dire dans la voie lactée, il y aurait, d’après Fred HOYLE, environ 10 millions de systèmes planétaires dont la construction présente les caractéristiques essentielles du système solaire.

Selon lui, on peut approximativement estimer qu’une planète sur dix réunit les conditions physiques compatibles avec la vie. Ce qui nous amène déjà à un million de berceaux de vie possible dans la voie lactée. Or, dans notre champ d’observation on peut discerner une centaine de millions de galaxies, espacées en moyenne de plus d’un million d’années lumière entre-elles. Nous voilà déjà au chiffre fantastique d’une centaine de millions de millions de foyers possible de vie rien que dans le champ d’observation de nos plus puissants télescopes et rien n’infirme l’hypothèse qu’il puisse y en avoir au-delà.

Toutefois, si le fait de compter en années lumière peut soumettre notre anthromorphisme étroit à une dilatation salutaire, ce n’est pas par cette voie là que nous pourrons acquérir un supplément de conscience.

A l’autre bout des investigations scientifiques les découvertes nous donnent des vues de plus et plus pénétrantes sur la constitution du noyau de l’atome comme sur les étonnantes propriétés de l’électron. La chimie biologique nous livre les secrets du fonctionnement de la matière vivante et des mécanismes de la mémoire.

Sous les feux conjugués de ces différentes disciplines la notion de « matière » s’est singulièrement fluidifiée. Sans en avoir encore, il s’en faut, percé tous les secrets, nous pouvons aujourd’hui suivre l’édification et la complexification progressive des réactions physico-chimiques qui, œuvrant à travers les divers phylums de vie ont fini par élaborer ce merveilleux édifice qu’est un homme — soi-conscient.

Pourtant il apparaît, comme nous le dit le Dr. GODEL : « Que la conscience ne naît pas au creuset d’une mystérieuse alchimie-physique. Son origine est antérieure dans l’ordre des genèses, à toute organisation. La norme créatrice ordonnant la matière et l’esprit dont elle tisse en même temps les structures et la psyché à venir, s’apparente à l’intelligence cérébrale. Mais elle en précède l’émergence dans l’ordre du temps, elle la prépare et la présuppose jusque dans ses moindres détails. Matrice de toutes les potentialités mentales, elle opère selon le mode direct d’une connaissance pratique et exécutive. On ne peut la séparer de l’organe dont elle élabore les substances conjointement avec la fonction.

» Cette norme formative n’est pas une entité mais un processus en action. Toutes nos aptitudes, intelligence comprise, ont leur source en elle. Trop souvent l’homme, à peine sorti des limbes d’une existence embryonnaire oublie d’où son esprit lui est venu et de quel processus formateur toujours à l’œuvre, il détient son cerveau. Qu’une intelligence puisse exister antérieurement à toute matérialisation dans une forme vivante, qu’elle ne soit point dans SON ESSENCE conditionnée par les fonctions d’un organe pensant lui semble chose inconcevable. » [1].

Faut-il l’imaginer finaliste pour autant ? Alors que nous n’en avons pas encore discerné toutes les lois, ce serait aller bien vite en besogne ! L’inconnu reste au bout de cette passionnante recherche.

S’étant penché sur ce problème, le Professeur Julien HUXLEY écrit :
« L’image de l’univers, que la science moderne offre à considérer, est un processus unique d’auto-transformation durant lequel des possibilités nouvelles peuvent se réaliser. Le cosmos entier, dans son effarante et vaste étendue est constitué d’une même « ETOFFE Cosmique ». A la suite de William JAMES, dit-il, je choisis délibérément ce terme lourd plutôt que celui de « Matière », parce que l’on oppose en général la matière à l’Esprit, alors qu’aujourd’hui il est manifeste que l’étoffe du cosmos ne se réduit pas aux seules propriétés matérielles. » [2].

Dans son livre : « Le Phénomène humain », TEILHARD reprend ce terme : « d’Etoffe cosmique » pour désigner : « ce résidu ultime des analyses toujours plus poussées de la science. » « Tissée d’une seule pièce, dit-il, suivant un seul et même procédé, mais qui de point en point ne se répète jamais, l’Étoffe de l’univers correspond à une seule figure, elle forme structurellement un tout… La maille de l’univers est l’univers lui-même. »

Pareillement au reste de l’univers, nous sommes tissés de cette étoffe cosmique et n’échappons pas à ses lois. Ne pas opposer d’entrave à ce mécanisme d’auto-transformation, semble être le but à assigner à une nouvelle éthique pour créer un type d’homme à la conscience élargie, capable d’assumer positivement son rôle face aux conditions nouvelles dans lesquelles le place l’avènement de l’ère atomique.

Et quelle est l’entrave qui oppose une colossale résistance à ce processus d’auto-transformation ?

L’égocentrisme, qui enferme chacun de nous dans son isolement et sa coque d’autoprotection. Pour construire et affirmer sa personnalité, cette coque fut à l’homme une étape nécessaire, voire même indispensable. Mais tout, dans la conjoncture actuelle porte à croire, qu’elle doit à  présent éclater pour permettre à l’humain de s’épanouir dans une dimension nouvelle.

La fission nucléaire que nos techniques ont réussi à réaliser nous met dans la situation d’un poussin dont le développement embryonnaire n’a pu se poursuivre qu’à l’abri d’une coquille protectrice mais qui, le moment venu, répondant aux exigences de l’Energie qui l’a construit, se livre du dedans au geste libérateur de briser sa coquille devenue étouffoir et prison. Ainsi l’homme actuel ne pourra s’insérer au collectif et s’y épanouir qu’à la condition d’opérer en lui cette véritable mutation.

Elle est entièrement d’ordre psychologique. Savants, psychologues et penseurs en ont déjà posé les jalons et en ont ouvert les voies. Une intériorisation de plus en plus pénétrante et plus lucide est son champ d’action.

C’est grâce à la vue claire et incisive qu’il pourra porter sur ses motivations psychologiques que l’homme accédera à la liberté, la seule vraie, celle que l’on acquiert sur soi-même et qu’à partir de là il s’ouvrira réellement sur le monde.

Les fléaux qui tiennent notre monde dans un état de désordre permanent sont, dans le social, la projection de notre niveau psychologique. La guerre, la famine, les rivalités sont des manifestations qui prennent naissance au niveau de notre personnelle agressivité, de notre possessivité, de nos revendications d’amour-propre. Le sens aigu de notre propre responsabilité dans les événements qui concernent l’ensemble de l’humanité, grandira dans la mesure où nous réaliserons plus intimement la jonction avec notre propre Essence, véritable communion avec la source de l’Etre.

La pensée ne nous donne pas le moyen d’y parvenir. Car la pensée est fonction de mémoire et pour saisir l’Etre — notre Etre — il faut le voir opérant dans l’instant. « L’instant ». Seul moment où nous « sommes » réellement et où notre façon d’être à tout pouvoir sur la vie. Unique point de rencontre avec ce qui EST, le présent prend dans une nouvelle éthique, une valeur d’importance primordiale. N’est-ce pas se mettre en situation d’accroissement de conscience que d’Etre pleinement vigilant, entièrement présent à l’action à laquelle on se livre ? Que ce soit dans la recherche ardue de la connaissance de nous-même ou dans celle de nos relations avec les autres, le moment présent est le lieu où doit se porter notre vigilance et notre totale attention. C’est la qualité des relations interpersonnelles qui influe sur le climat d’une société. Savoir écouter l’autre avec une entière attention, implique une ouverture dont le souci du « moi » est absent. C’est une attitude qui exclut d’elle-même préjugés et à priori qui falsifient toujours la nature réelle des problèmes à considérer et mettent obstacle à leur adéquate solution. C’est s’affranchir des conditionnements psychologiques qui nous emprisonnent pour accueillir l’instant neuf avec un aspect neuf et libre. Racisme, nationalismes, luttes tribales ou idéologiques, toutes ces tares qui pèsent sur le monde, créant les désordres sanglants dont nous sommes à la fois les témoins effarés et les agents inconscients, ont leur source dans ces rapports humains incomplets où chacun, enfermé dans le réseau de ses mémoires conditionnantes, préjuge, même à son insu.

La diversité des éléments en présence causera toujours certains problèmes. Mais pour leur trouver des solutions justes et valables, il faut les aborder tels qu’ils sont en réalité, dans le présent, débarrassés des couches opaques de superpositions mentales dont les recouvrent notre souci de préservation de l’égo et nos mémoires accumulées. Quand nous abordons un problème ou un être, nous avons la funeste habitude de le situer aussitôt dans un cadre de références et de l’installer dans une catégorie. Artifices de la pensée, qui envisage le monde et les hommes comme des ensembles statiques qui se laisseraient à loisir découper en tranches.

Mais le dynamisme qui s’est emparé de tout a pris, depuis peu, une accélération si foudroyante que nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte. Parmi les nouvelles valeurs invoquées dans le titre de ce propos, le dynamisme est une de celles qui y figurent avec un très important coefficient. Est-ce à dire que rien ne bougeait avant l’ère atomique ? Certes non. Mais le rythme était si différent qu’on pouvait se permettre d’en négliger l’incidence. Dès l’instant où la fluidité prend un caractère primordial, nous devons l’inclure dans notre optique et modifier notre approche des choses et des êtres en fonction de cette dimension nouvelle.

Dans sa sémantique générale, Korzybsky nous en fait une démonstration claire et détaillée au sujet du langage. On n’a pas su voir, nous explique-t-il, toute la distance, toute la différence qui sépare le donné vécu, observé, de ce que l’on peut dire à son sujet. Un mot n’est pas ce qu’il représente, c’est un symbole, il n’est pas le miroir de la réalité et ne représente pas tous les faits. Une carte nous donne une représentation du territoire qu’elle recouvre; elle indique les routes, les ponts, les chemins, la forêt. Mais elle ne nous dit pas la disposition des arbres, ni l’aspect des herbes qui bordent les chemins. Les mots nous trompent de façon analogue quand nous nous livrons à des généralisations hatives : un anglais est comme ceci, un allemand est comme cela; ou quand nous associons au nom de quelqu’un une étiquette définitive faisant un usage grammatical abusif du verbe « être », sans tenir suffisamment compte des circonstances, de la fluctuation de la vie, ni encore de la part d’interprétation que l’observateur projette immanquablement sur la chose observée.

En perdant de vue que les mots ne sont que des symboles, « nous sommes conduits de manière plus ou moins prononcée à perdre contact avec le donné vécu, avec ce qui se passe ici et maintenant, avec ce que nous éprouvons « ici » et « maintenant ». Au lieu de réagir à la situation actuelle, nous réagissons alors en fait partiellement à ce que nous évoquons d’une situation passée ou à ce que nous imaginons d’une situation future et notre comportement est moins commandé par l’événement que par les échos qu’il éveille en nous. » [3].

« Le sémanticien, nous dit Bulla de Villaret, aborde chaque expérience avec un esprit ouvert et prudent, il diffère sa réaction et prend son temps pour examiner ce qui se passe. Il sait que chaque expérience est un événement nouveau. Il sait écouter. II s’efforce de saisir de son mieux le sens que son interlocuteur cherche à donner à ses paroles. Son attitude, empreinte d’une souplesse nouvelle, facilite les communications entre les hommes et diminue le nombre des malentendus. »

La sémantique générale nous habitue à voir l’homme dans sa « totalité », et j’ajouterai dans le présent. Car si les disciplines anciennes visaient à parfaire l’homme, elles s’appliquaient surtout à assurer son salut, sa perfection en lui proposant des modèles ou des voies bien tracées. Tandis qu’il apparaît que pour s’épanouir et acquérir un supplément de conscience, rien de cela n’est nécessaire car la conscience grandit d’elle-même quand tombent les frontières où l’enferme l’égocentrisme.

Contrairement à un comportement assez généralement répandu, il faut cesser de garder les yeux fixés sur un modèle, fut-ce une image de soi, telle que nous voudrions être. Il faut d’abord s’accepter tel qu’on est, savoir voir, se voir, pour connaître ses motivations. Mais on ne se connaît réellement que dans la relation, dans le rapport avec la vie, avec les circonstances, avec les autres.

Cela implique une ouverture avec ce qui est maintenant.

Acquérir un supplément de conscience n’a rien de commun avec une opération mentale. C’est être plus intensément, plus pleinement. C’est psychologiquement sortir du processus du temps, qui compte sur des lendemains indéfinis pour atteindre ses objectifs intérieurs. Sortir du devenir pour être n’est possible que par une attention totale au présent, à l’événement, à l’autre, à la chose à faire, aux problèmes à résoudre. C’est être neuf dans l’instant neuf, c’est être dans le réel, créateur, c’est vivre dans l’intemporel. Mais cette ouverture sur le présent n’est possible que dans l’Amour, que je ne conçois pas ici simplement sous forme de sentiment, mais comme une attitude de profonde compréhension, d’attention, d’accueil, d’ouverture, d’où se trouve exclus la peur, l’attitude de défense, d’autoprotection du moi. C’est accéder à une mobilité et à une fluidité complète. En fait une nouvelle éthique à plus à défaire qu’à faire. Car en vérité tout est là. Psychologiquement il semble que l’humain ancienne formule soit arrivé à une sorte de « stop », centré au pole de son auto-défense, la multiplicité des barrières qui ont servi d’abri à l’édification de sa personne, l’emprisonne dans un isolement qui mène l’espèce entière au bord du suicide. Car le monde tel qu’il est, celui où nous sommes placés dans cette deuxième moitié du XXe siècle à tous ses échelons, exige la coopération.

Le moi doit éclater au risque de se perdre. Le souci de sa durée et de sa perfection doit s’abolir dans la réponse ardente et spontanée qu’il donnera à la vie avec vigilance et lucidité à chaque instant présent. Il va de soi que le secret de cette disposition d’accueil est un cœur généreux, ouvert aux hommes et sur le monde, rien à tenter avec un cœur sec; mais le cœur comme la conscience grandit à mesure que s’amenuise l’égocentrisme. Il apparaît d’ailleurs que les difficultés s’aplanissent et que tout s’éclaire dès l’instant où, le moi, lâchant prise et s’abandonnant au courant qui porte vers le Centre, prend conscience de son identité de nature avec le reste de l’univers par une sorte de cognition intérieure directe. « TU ES CELA », disent les Vedas. Mais ceci s’apparente à l’expérience mystique dont il n’est pas question ici.

Toujours est-il que c’est en concentrant notre attention au pole d’ouverture à l’expérience que nous serons un être de l’ère atomique, capable de répondre avec adéquacité au rythme accéléré des changements qui nous environnent, sans être broyés par eux.

[1] « Vie et Rénovation : Regard sur la biologie », p. 61, par le Dr. Roger Godel. (Gallimard.)
[2] Julien Huxley : « Evolutionary humanisme », p. 13.
[3] « Une nouvelle orientation de la conduite de la vie », par H. Bulla de Villaret.