Jacques Grinevald
Nicholas Georgescu-Roegen : Un économiste peu orthodoxe

Dans le cadre de la science économique, dominée par le dogme mécaniste depuis ses origines pré-industrielles, l’innovation théorique de la bioéconomie de Georgescu constitue une combinaison inattendue et surprenante. Comme le souligne Michel Serres, « la production de concepts reste rare. » Elle survient, en l’occurrence, d’une indiscipline, d’une transgression méthodologique, d’une inter(ré)férence entre la thermodynamique et l’économie. La loi de l’entropie se trouve réinterprétée à la lumière du processus techno-économique de l’évolution humaine et celle-ci, dans le même temps dévoile son caractère entropique. Le changement de perspective affecte toute la philosophie des sciences, parce que c’est la séparation entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme qui se trouve remise en question.

Nicholas Georgescu-Roegen : Un économiste peu orthodoxe par Jacques Grinevald

(Revue CoEvolution. No 7. Hiver 1982)

En février 1948, à l’âge de 42 ans, Nicholas Georgescu-Roegen s’embarqua, avec sa femme Otilia, sur un bateau en partance pour Istanbul. Ce mathématicien roumain, qui avait soutenu le parti national agrarien du vénérable Maniu et assumé la tâche redoutable de secrétaire-général de la commission d’armistice roumano-soviétique, ne pouvait plus rester dans son pays. Il s’exila aux États-Unis où il fit une brillante carrière de professeur d’économie. Mais il resta toujours un étranger, un penseur européen, très peu orthodoxe au sein de l’establishment de la science économique américaine.

Si en 1948, il trouva son premier refuge à l’Université d’Harvard c’est tout naturellement par la réputation scientifique qu’il s’y était déjà faite avant la guerre. Un témoignage éloquent se trouve dans les Foundations of Economic Analysis, le grand traité que Paul Anthony Samuelson venait tout juste de publier. Samuelson et Georgescu-Roegen s’était rencontrés à Harvard en 1935-36. Ils étaient devenus des amis en suivant l’enseignement de Joseph Schumpeter (1883-1950).

L’histoire des rapports entre Samuelson et Georgescu est hautement significative pour comprendre la brise de l’économie théorique. Rappelons seulement l’opposition que Thierry de Montbrial a bien marquée dans l’introduction au débat « Thermodynamique et économie » du colloque de 1974 Sadi Carnot et l’essor de la thermodynamique [1]. Il existe en effet deux manières totalement différentes d’aborder le problème, actuellement à la mode, des relations entre thermodynamique et économie. A ces deux points de vue inconciliables, on peut en effet associer respectivement les noms de Samuelson et de Georgescu-Roegen. Ces deux noms caractérisent l’enjeu du débat tant au niveau épistémologique qu’au niveau institutionnel.

Thermodynamique et science économique

Samuelson représente le paradigme dominant, celui de l’Économique. Georgescu représente la dissidence du monde occidental. Sa bioéconomie appartient à un autre temps, incommensurable avec celui explicitement newtonien de la tradition néo-classique. En un mot, la perspective bioéconomique proposée par Georgescu-Roegen abandonne le temps réversible de la vision du monde mécaniste et s’inscrit dans le temps de l’irréversibilité évolutive de la double révolution carnotienne et darwinienne.

Schumpeter, le maître commun à Goergescu et à Samuelson, avait déjà insisté sur la différence entre le temps dynamique et le temps historique. C’est pourquoi son œuvre était à la fois une œuvre d’économie pure et de sociologie. Sa vision du processus économique combinait [2] les aspects quantitatifs et qualitatifs sans lesquels on ne peut parler de développement ni d’évolution. J’ignore si Schumpeter avait lu la critique épistémologique — aujourd’hui plus pertinente que jamais — que L’Évolution créatrice de Bergson, en 1907, adressait à Spencer et aux sciences sociales qui utilisaient le temps newtonien, sans durée ni « flèche du temps », pour parler du progrès, du développement et de l’évolution.

Georgescu reconnait explicitement deux maîtres : Karl Pearson et Joseph Schumpeter. Pearson partageait avec le bergsonisme et la philosophie de Mach une certaine critique des limites de l’explication mécanique. Les processus vivants notamment se révélaient irréductibles au mécanisme. Ce qui rapproche Georgescu-Roegen davantage de Pearson et de Bergson que de Schumpeter, c’est sa contribution à la pensée scientifique contemporaine, même s’il s’agit d’une contribution encore mal connue et pour tout dire non encore reconnue. Il s’agit pourtant bien d’une « aventure » intellectuelle caractéristique de la réflexion épistémologique du XXe siècle, comme il le précisait dans la préface, datée de 1964, de son ouvrage intitulé Analytical Economics : Issues and Problems.

Georgescu-Roegen est l’un des grands navigateurs de ce fameux Passage du Nord-Ouest dont parle Michel Serres, car son aventure fut bien de trouver un passage entre les sciences dites exactes et les sciences humaines, plus précisément l’économie. Quittant le splendide isolement des sciences sociales, il comprit que la distinction entre le temps dynamique et le temps historique dont parlait Schumpeter ne trouve pas sa racine dans les sciences historiques. Mais elle se situe au cœur même de la théorie physique, dans la révolution engendrée par la découverte de la loi de l’entropie croissante, qui départage la mécanique et la thermodynamique.

Naissance du concept de bioéconomie

La rencontre de Schumpeter et de Georgescu-Roegen relevait du hasard. En 1934, notre Roumain débarquait à l’Université d’Harvard pour perfectionner ses outils en statistiques appliquées. Profondément déçu par le professeur de statistique, Georgescu, désorienté, se tourna vers le professeur Schumpeter, pour la simple raison que celui-ci enseignait la théorie du « cycle économique »… Georgescu n’imaginait pas alors la critique qu’il allait faire, dans les années 50, à cette conception circulaire du processus économique. Il pensait, plus prosaïquement, que sa thèse de doctorat [3] — sur l’analyse des diverses composantes d’un cycle allait enfin servir à quelque chose en économie ! Schumpeter remarqua en effet immédiatement les qualités du mathématicien roumain, mais lorsqu’il voulut le retenir en 1936, Georgescu-Roegen lui répondit, avec une certaine fierté frisant l’insolence, que la Roumanie avait bien davantage besoin d’un économiste que l’Université d’Harvard.

Toutefois, comme l’a noté Zamagni [4] la naissance de Georgescu-Roegen économiste date de cette première rencontre avec Schumpeter à Harvard. Malgré son influence décisive sur Georgescu-Roegen, Schumpeter n’est cependant pas un précurseur de l’auteur de The Entropy Law and the Economic Process, pas plus que le Georgescu des années 30 n’est le précurseur de celui des années d’après la deuxième guerre mondiale. En effet, notre économiste-philosophe fournit lui-même le principe de « l’émergence de la nouveauté par combinaison » qu’il convient d’adopter ici même pour rendre compte de la naissance de son concept bioéconomique.

Ce principe n’est pas propre à la philosophie de Georgescu-Roegen. Diversement exprimé, il traduit l’épistémologie du temps issue des révolutions scientifiques de Carnot et de Darwin. Il exprime la cosmogonie du feu issue de la transformation du monde par la diffusion de la technologie de la puissance, autrement dit la révolution thermo-industrielle [5].

Mathématicien élève d’Émile Borel, expert du calcul des probabilités, de la théorie de l’incertitude, Georgescu-Roegen a pris au sérieux la thèse de « l’avance créatrice de la nature » dont il aime citer les deux plus célèbres représentants, Henri Bergson et Alfred North Whitehead. Notons ici que ce mathématicien devenu économiste n’a pas attendu La Nouvelle Alliance d’Ilya Prigogine et d’Isabelle Stengers pour prendre acte de la métamorphose de la science de l’ère thermodynamique. Bergson déjà, et quelques penseurs non moins attentifs aux progrès des sciences, avaient médité le principe de Carnot, si étrange pour la philosophie classique de l’Occident. En effet, le deuxième principe de la thermodynamique, souvent mal compris par les savants eux-mêmes, toujours discuté de nos jours, avait introduit une réflexion nouvelle sur le temps. C’est être fidèle à cette nouvelle épistémologie de l’âge thermodynamique que de commencer par reconnaître qu’elle a déjà toute une histoire.

Dans le cadre de la science économique, dominée par le dogme mécaniste depuis ses origines pré-industrielles, l’innovation théorique de la bioéconomie de Georgescu constitue une combinaison inattendue et surprenante. Comme le souligne Michel Serres, « la production de concepts reste rare. » Elle survient, en l’occurrence, d’une indiscipline, d’une transgression méthodologique, d’une inter(ré)férence entre la thermodynamique et l’économie. La loi de l’entropie se trouve réinterprétée à la lumière du processus techno-économique de l’évolution humaine et celle-ci, dans le même temps dévoile son caractère entropique. Le changement de perspective affecte toute la philosophie des sciences, parce que c’est la séparation entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme qui se trouve remise en question.

La reconnaissance apparemment innocente que l’énoncé « la chaleur se déplace toujours d’elle-même des corps chauds aux corps froids » est une loi physique, a engendré l’une des plus grandes crises de la physique — qui de plus n’est pas encore complètement résolue. La crise est née du fait que la mécanique ne peut rendre compte du mouvement unidirectionnel de la chaleur, car d’après la mécanique tous les mouvements doivent être réversibles. La terre par exemple, aurait bien pu se mouvoir sur son orbite en direction opposée sans contredire aucune loi mécanique. Il est évident que cette particularité des phénomènes mécaniques correspond au fait que les équations de la mécanique sont invariantes par rapport au signe de la variable t, représentant le « temps ». Ce point conduisit à l’idée qu’il y a en réalité deux Temps : un Temps réversible dans lequel les phénomènes mécaniques prennent place, et un Temps irréversible relié aux phénomènes thermodynamiques. Il est évident que la dualité du Temps est un non-sens. Le Temps ne va que vers l’avant, et tous les phénomènes prennent place dans le même unique Temps.Derrière cette idée de la dualité du Temps il y a la confusion entre les concepts que j’ai notés T et t, une contusion amenée par la pratique usuelle du même mot, « temps », pour les deux. En fait, T représente le temps, conçu comme le courant de la conscience ou, si l’on veut, comme une succession continue d’instants, mais t représente la mesure d’un intervalle (T’, T ») au moyen d’une horloge mécanique. Ou pour relier cette description à notre discussion de la mesurabilité, T est une variable ordinale, tandis que t est une variable cardinale. Le fait que l’on puisse construire pour T une échelle cardinale faible sur la base de t = Mesure (T’, T »), ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de distinguer entre t et T, même si on doit rejeter la dualité du Temps.

C’est la différence essentielle entre les lois temporelles qui sont des fonctions de T, et celles qui sont des fonctions de t, qui appelle une distinction entre les deux concepts.

Analytical Economics, p. 70

Le problème du temps est bien au cœur de cette révolution scientifique dont parle Georgescu et qui renvoie soudain le paradigme économique moderne, avec son fondement mécaniste, au temps dépassé de la science de la culture occidentale classique.

La cosmologie du moulin

Le concept de base du circuit économique; qui continue à s’imposer à l’imaginaire des économistes contemporains, appartient historiquement et logiquement au temps d’une « société froide », c’est-à-dire à l’Europe pré-industrielle. La notion usuelle de la Révolution industrielle du XVIIIe siècle est un mythe, un anachronisme qui occulta la véritable dimension thermodynamique de l’industrialisation du XIXe et surtout du XXe siècle. Mais il est vrai que l’histoire économique est solidaire de l’économie politique. Cela dit, la nature de l’économie date de l’époque où Linné [6] systématise l’équilibre de « l’économie de la nature », ce concept théologico-scientifique pré-darwinien dans lequel s’enracine une certaine vision écologique. L’économie de l’équilibre, mathématisée par Walras et Pareto qui ne cachaient pas leur admiration pour la mécanique rationnelle, repose toujours sur l’ordre du monde et de la société du temps de Quesnay, d’Adam Smith et de Ricardo.

Passé Boltzmann, Bergson reprend la place qu’il avait perdue comme épistémologue dans le temps et en avance sur son temps.Il nous faut, de nouveau, méditer sur le temps.

Le nouveau temps, irréversible, n’est pas seulement celui du fleuve pathétique, mais il se développe, fléché, dans la clôture des systèmes objectifs. Il est sorti des chaudières de la révolution industrielle, et de la révolution de Carnot qui, elle, pour le coup, mérite son appellation. Paradoxe : au moment où un nouveau travail, la production des forces et de la puissance, se met à brûler, avec une accélération verticale, tous les stocks déposés lentement pendant l’histoire de la terre, où ce nouveau travail se décide à brûler le temps, les matières premières n’étant que du temps, au moment même où le nouveau travail, par cette régression, renforce l’irréversible, l’organisation sociale et politique se raidit brusquement dans l’ancienne idée du travail, dans l’éternel retour du réversible.

Michel Serres

Hermès V. Le Passage du Nord-Ouest

C’était le temps néolithique de l’Europe des horloges mécaniques et des automates, de la civilisation des moulins à bas profil énergétique. La nature de l’économie politique paraissait en harmonie avec l’équilibre providentiel de l’économie de la nature. Elle était aussi en correspondance avec les mécanismes régulateurs automatiques inventés par les constructeurs de moulins. La fameuse « main invisible » d’Adam Smith n’était pas seulement une métaphore newtonienne, c’était aussi une métaphore technologique de son temps. Une étude de 1759 de l’ingénieur scientifique John Smeaton (1724-1792) porte un titre significatif : An Experimental Enquiry Concerning the Natural Powers of Water and Wind to Turn Mills and Other Machines Depending on a Circular Motion [7]. C’est cela la cosmologie du moulin, tout un univers à la fois astronomique, mécanique, technologique, économique et écologique. C’est, pour reprendre le titre du célèbre traité de Bernard Forest de Bélidor (1698-1761), l’univers de l’architecture hydraulique. C’est dans cette tradition du génie mécanique occidental que surgit la rupture du cercle de la révolution thermodynamique dont Sadi Carnot (1796-1832) est le héros. D’une manière indépendante de Michel Serres, qui a écrit d’admirables pages à ce sujet, Nicholas Georgescu-Roegen nous parle également de la révolution de Carnot. L’Académie des sciences de l’époque, Auguste Comte, Bachelard, tout comme les économistes néo-classiques ou marxistes, Spencer et compagnie n’y avaient vu que du feu.

Il nous faut pourtant introduire l’irréversibilité thermodynamique si nous voulons comprendre ce que signifie la révolution industrielle dans l’histoire humaine de la nature. La première intuition de cette différence quasi cosmologique entre le temps de l’économie agraire et celui de l’économie industrielle se trouve dans un article de Georgescu qui date de 1960 [8] et qu’il a considéré plus tard comme la première expression de son « nouveau message ».

Toutefois, les aspects bio-économiques de l’entropie [9] mis en évidence par Georgescu-Roegen nous interdisent de considérer son point de vue comme un simple retour à la physiocratie. Entre Quesnay et Georgescu nous trouvons la double révolution épistémologique du temps de l’évolution biologique et du temps de la transformation physique étudiée par Sadi Carnot. Nous commençons en fait tout juste à comprendre cette discontinuité de la pensée scientifique et philosophique. Mais l’institution scientifique, étroitement alliée au pouvoir, n’a pas encore abandonné l’idéologie industrielle, pas plus qu’elle n’a rompu avec sa tradition martiale. La science officielle, à l’heure où les économistes reçoivent des prix Nobel, continue à opposer une fin de non-recevoir au « message terrestre » de l’hérétique savant Nicholas Georgescu-Roegen. Les économistes, nouveaux grands prêtres de notre temps, vivent en retard sur leur temps. Leur savoir est scientifiquement anachronique. Ils n’ont pas compris qu’avec Carnot le temps du monde fini commençait. Pourtant, un bergsonien qui avait si bien médité sur Carnot comme Paul Valéry l’avait déjà déclaré explicitement [10]. Koyré avait décrit l’avènement des temps modernes comme le passage du monde clos à l’univers infini. Il traduisait en effet la révolution copernicienne, la mutation de notre représentation occidentale de l’espace. Il nous reste à traduire le fait et les effets de la révolution carnotienne, cette mutation de notre représentation du temps.

Une thermodynamique du développement

Bergson avait fait de la loi de l’entropie « la plus métaphysique des lois de la physique ». Georgescu-Roegen nous explique qu’elle « est la plus essentiellement économique de toutes les lois de notre physique ». Il existe donc bien une thermodynamique du développement, mais qui n’épuise nullement l’économie humaine, irréductible à cette dimension physique. L’homme ne peut, matériellement, échapper au temps entropique, mais il ne vit pas uniquement dans ce temps-là. Ce temps du principe de Carnot, d’ailleurs, nous pouvons l’accélérer. Notre économie industrielle, c’est effectivement le temps de la civilisation de la puissance et de la violence, l’accélération de l’histoire. Cette (thermo) dynamique emporte le monde vers la mort. Laissons de côté, pour les esprits spéculatifs le thème de la mort du monde, de la fameuse « mort thermique » imaginée au siècle dernier par les thermodynamiciens. Comme l’écrivait Léon Brillouin dans son célèbre article de 1949 intitulé Vie, Thermodynamique et Cybernétique [11] laissons l’univers très mystérieux, parlons plutôt de notre maison, la terre. Le « message terrestre » de Nicholas Georgescu-Roegen pose le problème des rapports entre l’entropie, l’écologie et l’économie humaine à l’échelle de la durée de l’espèce humaine. Loin de dire comme Keynes « qu’à long terme nous serons tous morts », il se préoccupe au contraire de la survie d’une humanité qui n’échappera jamais à la plus économique des lois de la physique, même si la physique de demain contenait des idées que nous avons peine à imaginer aujourd’hui. Même si nous découvrons dans l’avenir des temps différents de ceux que nous concevons aujourd’hui, nous n’échapperons ni au temps de la mécanique céleste ni au temps de la thermodynamique terrestre.

Il faut également prêter attention à l’énigme que dévoile l’analyse thermodynamique du processus bioéconomique. Cette énigme qui concerne la véritable valeur de l’économie humaine, irréductible à toute mesure « arithmomorphique », Goergescu-Roegen l’appelle, en français, la joie de vivre. Il me plaît de penser que cette notion est, nolens volens, la plus bergsonienne de l’auteur de The Entropy Law and the Economic Process. Pour Bergson, méditer sur le temps, c’était aussi méditer sur ces deux notions inséparables, la créativité et la joie. A sa façon, la philosophie du temps de Nicholas Georgescu-Roegen retrouve cette antique sagesse qu’exprimait Lucrèce : « La suprême richesse consiste à vivre content de peu : car de ce peu jamais il n’y a disette ». Dans mon esprit, ce message, qui n’est pas sans évoquer Saint François d’Assise, saint patron des écologistes selon Lynn White, associe la nouvelle perspective bioéconomique à une éthique de l’économie du temps, à l’opposé de l’éthique du temps de l’économique.

Si on ne reconnaît pas ce fait et si on n’introduit pas le concept de joie de vivre dans notre arsenal analytique nous ne sommes pas dans le monde économique. On ne peut alors pas davantage découvrir la source réelle de la valeur économique qui est la valeur que la vie possède pour tout individu porteur de la vie.

On voit ainsi qu’on ne peut arriver à une description complètement intelligible du processus économique aussi longtemps qu’on se limite aux concepts purement physiques. Sans les concepts d’activité orientée et de joie de vivre, nous ne pouvons être dans le monde économique. Et aucun de ces concepts ne correspond à un attribut de la matière élémentaire, ni ne peut s’exprimer en termes de variables physiques.

Analytical Economics, 97-98

La science économique, 99-100

Principaux ouvrages de Nicholas Georgescu-Roegen (en 1982)

Analytical Economics : Issues and Problems, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1966 pp. XVI + 434. (Préface de Paul A. Samuelson) (Trad. fr. partielle : La science économique : ses problèmes et ses difficultés, Paris, Dunod, 1970, pp. xvi + 300. (Préface d’Henri Guitton)

The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971, pp. xviii + 450.

Energy and Economic Myths : Institutional and Analytical Economic Essays, New York, Pergamon Press, 1976, pp. xxviii + 380.

Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, Lausanne, Editions Pierre-Marcel Favrè, 1979, pp. 157. (Préface et traduction d’ Ivo Rens et Jacques Grinevald).

Bioeconomics, Princeton, Princeton University Press.

Historien et philosophe de la technologie, Jacques Grinevald est chercheur et enseignant à l’École Polytechnique de Lausanne, à la Faculté de droit de l’Université de Genève et à l’Institut Universitaire d’Études du Développement de cette même ville. Spécialiste de l’histoire de la thermodynamique et de l’architecture hydraulique, il a traduit Nicholas Georgescu-Roegen (« demain la décroissance », cf. CoEvolution n° 6) et souhaite mieux faire connaître en France la pensée de cet économiste qui réconcilie l’économie et le vivant.

A contre-courant du fleuveMaintenant est ce que je tiens avec la main. C’est le participe présent du verbe maintenir, tenir avec la main. Ce verre, je peux le tenir avec ma main, parce qu’il est solide, je peux tenir avec la main l’épaule de mon voisin, parce qu’elle est vivante, mais il y a quelque chose que je ne peux pas tenir avec la main, c’est le liquide. Je ne peux pas verser ce verre d’eau sur ma main, ça ne restera pas. Maintenant, je ne sais pas très bien ce que c’est, parce que je ne peux pas le tenir dans ma main.Le temps coule. Montaigne disait : « je mets ma main dans un fleuve, quand je la retire il n’y a plus d’eau ou l’eau passe de part et d’autre de mes doigts et, donc il n’y a pas de maintenant »… Ce n’est pas du tout vrai, il y a des moments où vous êtes arrêté, où vous ne pouvez pas descendre le fleuve, un fleuve ne coule pas. Il coule, mais voilà qu’il y a des contre-courants… Mettez donc votre main dans un fleuve qui coule : en aval d’un tourbillon, il va plus ou moins se tenir dans la même forme en amont de la main. Voilà que je tiens tout à coup dans ma main quelque chose qui coule. Oui le temps coule, mais peut-être à certains endroits, il ne coule pas. Je suis en train de sauver mon temps. Je suis en train de l’aménager de telle façon que maintenant se met à ne plus bouger… Regardons encore le fleuve : il coule de l’amont à l’aval ; si un orage, si le génie civil le détourne et lui donne un autre cours, à temps historique le fleuve reviendra à sa position première. Le fleuve est beaucoup plus stable qu’on ne le croit. Attention, il n’est pas stable en ce qu’il ne bouge pas, il est stable dans sa manière même de couler. C’est son cours qui est stable… Si je regarde le fleuve, si je me plonge dans le fleuve du temps, il y a des moments où je vais être entraîné vers l’aval à toute vitesse, je ne sauve plus mon temps, et puis des moments où un tourbillon va me prendre et me stabiliser, je sauve le maintenant. Ces tourbillons sont ensemencés, peut-être au hasard, sur le fleuve, distribués, ensemencés…

Ma vie est ensemencée de circonstances, comme le fleuve est ensemencé de ces contre-courants qui rendent mon temps pseudo-stable… Qu’est-ce qu’un flux qui descend et qui parfois est stable au hasard ? C’est la vie. La vie est précisément un temps irréversible, ensemencé de choses réversibles.

Michel Serres

Colloque sur l’aménagement du temps, La Chaux-de-Fonds 1978. Ed. Denoël, 1981.


[1] Ed. du CNRS, 1976.

[2] Comme le rappelle Georgescu-Roegen dans la préface de The entropy law and the economic process.

[3] Université de Paris, 1930

[4] Stefano Zamagni, Georgescu-Roegen : i fondamenti della teoria del consumatore, Milan, Etas Libris, coll. Gli economisti, n° 9, 1979.

[5] Jacques Grinevald, Réflexions sur la technologie de la puissance et la cosmogonie du feu, Faculté de droit, Université de Genève, 1976. « Révolution industrielle, technologie de la puissance et révolutions scientifiques », in La fin des outils, Cahiers de l’IUED, Genève, Paris, PUF, 1977, pp. 147-202. Énergie et civilisation. De Vitruve à Carnot et retour. Thèse de philosophie, 3e Cycle, Université de Paris X-Nanterre, 1979. « La révolution carnotienne. Thermodynamique, économie, et idéologie », Revue européenne des sciences sociales, 1976, t XIV, n° 36 pp. 39-79.

[6] C. Linné (1707-1778), L’équilibre de la nature, Paris, Vrin, 1972.

[7] John Smeaton (1724-1792), Recherches expérimentales sur l’eau et le vent, considérés comme forces motrices applicables aux moulins et autres machines à mouvement circulaire, Paris, 1810.

[8] Nicholas Georgescu-Roegen, « Economic Theory and Agrarian Economics », Oxford Economic Papers, 1960, 12, pp. 1-40. Republié en 1966 in Analytical Economics. Traduction française : La science économique : ses problèmes et ses difficultés, Paris, Dunod, 1970.

[9] Nicholas Georgescu-Roegen, « Bio-economic aspects of entropy », in L. Kubat and J. Zeman, eds., Entropy and Information in Science and Philosophy, Amsterdam, elsevier, 1975, pp. 125-142. The Entropy Law and the Economic Process (Harvard University Press, 1971) ne contenait pas le mot bioéconomie, Georgescu-Roegen développe, avec des arguments nouveaux, sa pensée dans un livre précisément intitulé Bioconomics (Princeton University Press). En Français, voir Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, Préface et traduction d’Ivo Rens et Jacques Grinevald, Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979.

[10] Jacques Grinevald, « Réflexions sur l’entropie », Réseaux, 1973, 20-21, pp. 71-82.

[11] Léon Brillouin, Vie, Matière et observation, chap. 1, éd. Albin Michel PP. 27-61.