Marcel Hennart
Nostalgie de l'Unité

On rencontre assez fréquemment la conception dualiste. Elle s’applique, d’ailleurs, aux notions les plus diverses qui soient notion du monde réel et du monde illusoire, notion de l’être et du non-être, notion de l’âme et du corps, notion de l’amour et de la raison, notion du bien et du mal… notions plus physiques, enfin. Il est curieux de voir combien ces notions sont anciennes et se retrouvent chez les peuples les plus dissemblables.

(Revue Spiritualité. No 9 & 10. 15 Août – 15 Septembre 1945)

On rencontre assez fréquemment la conception dualiste.

Elle s’applique, d’ailleurs, aux notions les plus diverses qui soient notion du monde réel et du monde illusoire, notion de l’être et du non-être, notion de l’âme et du corps, notion de l’amour et de la raison, notion du bien et du mal… notions plus physiques, enfin. Il est curieux de voir combien ces notions sont anciennes et se retrouvent chez les peuples les plus dissemblables.

Dans certains cas, il s’agit d’un concept qui exclut son contraire. Par exemple : une chose qui est ne peut pas ne pas être (comme disait Aristote).

Cependant, depuis longtemps, le concept ombre ou reflet est, de beaucoup, plus général. C’est lui qu’on trouve aux Indes ; le monde où nous vivons est un reflet du monde réel. C’est aussi cette idée qui se trouve à la base de notre notion du bien et du mal : chez les peuples primitifs on trouve d’innombrables légendes ayant trait à la peur de l’ombre que nous projetons ou d’un reflet qu’un miroir nous donne : ce reflet, cette ombre deviennent les symboles de notre conscience.

Très souvent, dans les cosmogonies, le mal est un sous-produit du monde créé : nous connaissons l’histoire d’Adam consistant à pouvoir faire le mal ; la conception du Coran n’en est guère éloignée. Mais Platon est plus explicite : le mal, c’est ce qui dévia le cours de la Création. Rappelons-le, la conception de l’Inde est fort proche ; elle conclut : quiconque s’identifie au reflet plutôt qu’à l’Être restera, même après sa mort, parmi les reflets et les ombres  (Samsara).

Dans un troisième cas, les deux principes opposés ne traduisent pas seulement une même origine, mais tendent à fusionner.

Cette conception peut se trouver, par exemple en Chine, dans le « Livre des Transformations » (Yi-king) : les trigrammes qui sans doute expliquent le monde constituent les combinaisons multiples du signe Yang (trait plein) et du signe Yin (trait brisé). Plus tard, sous les Song, le principe mâle représente l’actif ; le principe femelle l’immobile[1]. Du prunier procèdent le soleil, les étoiles; du second, la lune, les corps célestes d’où naît le Ciel. A ces antinomies, correspondent l’élément flexible (eau, sol) et l’élément dur (feu, pierre) d’où la Terre. Quand les essences de ces éléments se joignent, de la voie mâle naît l’homme, de la voie femelle la femme. Et à partir d’eux, bien d’autres. On retrouve une idée connexe dans le Zohar juif : Dieu, en se manifestant par des Séphiroth qui se matérialisent progressivement, s’extériorise en principes-pères et en principes-mères successifs. Cette idée d’opposition, par l’intermédiaire de Plotin, remonte peut-être à Héraclite. Toujours est-il qu’à chaque stade ces deux principes, provenant d’une même Séphira, tendent, aussitôt à fusionner par l’intermédiaire d’une troisième force.

Ce troisième cas, tout ingénieux et gratuit qu’il paraisse, s’apparente, semble-t-il, à des faits d’observation absolument généraux.

Biologiquement, le phénomène a été reconnu chez l’infusoire. Pour autant que le milieu ne l’intoxique pas, la cellule se divise en deux, puis en quatre, puis en huit. Si le milieu ne convient plus, deux parcelles du même individu vont fusionner pour régénérer leur race (première manifestation de la sexualité ?) (M. et Mme Chatten).

Dans des organismes plus évolués, la différence semble moins nette. Un esprit imbu de chimie aurait tendance à voir dans la différenciation des sexes une différence de pH : l’un serait acide, l’autre basique. Au fait, la folliculine et la testostérone se distinguent par une différence de saturation des noyaux I et IV (question de rH2[2]). D’autre part, chez la chlamydomonas, une isomérie cis-trans est seule en jeu (Brachet ?). Toujours est-il que l’antique légende des Androgynes, tout comme les constatations de Freud, semble prouvable.

Dans le cas ci-dessus, se traduit nettement la recherche de l’unité par la reproduction d’un être nouveau, pareil à l’ancien.

Cette antinomie est à la base même de toute matière et risquerait beaucoup de compromettre une des premières preuves de la Création : le changeant n’existe que grâce à l’inchangeant. Les physiciens de l’atome supposent l’existence d’un noyau central (électrons positifs et neutrons) en équilibre avec les électrons négatifs de périphérie. Les phénomènes électromagnétiques et lumineux ne seraient dus qu’à l’oscillation de ces électrons d’un niveau à l’autre, ou même à leur éjection (Planck). On a, d’ailleurs, pu pousser les expériences plus loin : par l’effet d’un rayonnement gamma, les époux Joliot-Curie sont arrivés à provoquer l’émission d’électrons à signes différents ; tandis que d’autre part M. Thibaud, par intervention d’électricité positive, a inversé le phénomène (annihilation de la matière). Dans tous les cas, les rayons cosmiques, en provoquant l’alternation de ces deux phénomènes, transposent l’ancienne théorie du Zohar ; de plus, ils témoignent peut-être de l’activité du principe initial (atome primitif de l’abbé Lemaitre)[3].

Enfin, selon les théories les plus modernes, l’électron à masse infime et volume très grand correspondrait à une expansion de la même ENERGIE qui se trouve condensée dans le noyau central (Tournaire, Baker, Ram Linssen).

Depuis longtemps, les philosophes de l’Inde l’avaient pressenti quand ils parlaient du brahma s’épanouissant, puis se rétractant (Linssen)[4].

Mais comme rien ne vient de rien et comme le changeant suppose l’inchangeant, sans doute faudra-t-il chercher encore plus loin les éléments constitutifs communs de la matière, de l’électricité, de la lumière, sans doute aussi de l’âme.

Les mêmes particules infimes seraient-elles a la base de toute ENERGIE ?

Marcel HENNART


[1] En chinois moderne, ces signes s’écrivent différemment.

[2] Potentiel d’oxydoréduction.

[3] Il ne faut pas oublier que, certains atomes se désagrègent facilement. Par exemple, ceux des corps radioactifs. D’autres réactions interviennent également, surtout à haute température. (Ram Linssen, Les nouveaux horizons de la Science, Spiritualité 1-2.)

[4] A une autre échelle, ce fait ne se perpétuerait-il point en nous : alternation irrégulière de mouvements altruistes (sens de 1a Création) et de repliements sur nous-mêmes. (Auréti, Tendances à la rupture.)