Marcel Hennart
Notes sur les Pacifismes et l'Homme

Cela, le vulgaire ne le comprend guère : ses grandes passions lui, paraissent la marque d’un amour véritable — et il est toujours bien prés de déformer la parole de l’Écriture : « Qui n’est pas pour moi est contre moi ». Néanmoins, le vulgaire veut bien parfois lui tendre la main. Pour autant qu’un point du raisonnement humaniste concorde avec le sien, il cherche à le gagner à la justice de sa cause. Mais bien peu de ces accords connaissent la durée : finalement, l’humaniste est la brebis galeuse, celui qu’on ignore, celui que ne parle point au bas ventre des foules.

(Revue Spiritualité. No 21-22. Août-Septembre 1946)

L’HOMME ERASMIEN — UNE THÉORIE.

L’idéal humaniste est de maintenir les facultés humaines en équilibre : In medio virtus (Au milieu, la vertu). Aussi vénéra-t-il la RAISON, régulatrice suprême. Son but est la claire vue, le désir du vrai : adaequatio rei et intellectus (adéquation du réel et de l’esprit).

Rien n’est plus suspect, à ses yeux, que les amours trop grandes et l’orgueil qui nous fait oublier notre condition d’hommes. « L’orgueil (hybris), nous dit Sophocle, est la plaie que les Dieux envoient aux humains, quand ils ont décidé de les perdre »[1].

C’est pourquoi tout fanatisme, toujours à ses yeux, est absurde, car il prône justement cet orgueil.

Cela, le vulgaire ne le comprend guère : ses grandes passions lui, paraissent la marque d’un amour véritable — et il est toujours bien prés de déformer la parole de l’Écriture : « Qui n’est pas pour moi est contre moi ». Néanmoins, le vulgaire veut bien parfois lui tendre la main. Pour autant qu’un point du raisonnement humaniste concorde avec le sien, il cherche à le gagner à la justice de sa cause.

Mais bien peu de ces accords connaissent la durée : finalement, l’humaniste est la brebis galeuse, celui qu’on ignore, celui que ne parle point au bas ventre des foules.

L’HOMME TOLSTOIEN UNE VIE :

L’attitude d’un Tolstoï est assez différente. Chez cet homme, la raison n’a pas joué le grand rôle — mais le cœur, cette puissance que d’aucuns préfèrent selon la parole célèbre : « Les grandes pensées viennent du cœur »[2].

Heureusement, chez ce Russe, c’est la meilleure partie de ce cœur qui parla : l’amour bienveillant, celui qui fait de l’homme un reflet transparent du divin.

Et là est toute la supériorité de l’homme tolstoïen sur l’humaniste érasmien : toute sa vie est l’expérience d’une idée qu’il raisonne peu, mais qu’il vit au plus profond de son âme.

Tout d’abord, nous le trouvons cerné par les ténèbres. Mais l’insatiable qui est en lui s’en contente mal : les bonheurs les plus purs, les plus conformes à l’équilibre humain créent en lui l’impression de l’absurde. Son angoisse est toute moderne. C’est par elle que, finalement, le sentiment qui le poussait à se réaliser pleinement dans la vie se transforme peu à peu. Il se rend compte combien sa raison est demeurée impuissante, inférieure à la foi du moindre des humbles.

Mais cette croyance n’est pas la cause d’un fanatisme nouveau. Non ! il regrette les formalismes qui font oublier l’Essentiel ; et il arrive à cette conviction que la révélation du Vrai n’est pas le fait d’un groupement, mais de tout homme vivant dans la loi de l’Amour.

OU EST LA SOLUTION ?

Il ne faut jamais s’arrêter aux défauts de semblables théories… d’Érasme ou Tolstoï. Sinon, on oublie par trop vite les éléments de perfectionnement intérieur qu’elles apportent.

L’une nous fait aimer la paix à cause de l’équilibre humain; l’autre à cause de la place de l’homme. Toutes deux sont éminemment respectables et nous rappellent l’universelle harmonie, dont nous sommes les indispensables éléments.

Saint François d’Assise, ainsi que les prêtres védiques, avait plaisir à souligner ce caractère que possède la dite création d’être l’expression d’un même Principe profond : « Ma sœur l’eau… mon frère le vent… ».

Leur unique perfection est de croître, de s’épanouir dans la beauté de leurs formes.

Et c’est, hélas ! là que commence le MAL[3]. La plante s’épanouit aux dépens de l’air du ciel, et des sels de la terre; l’animal s’épanouit aux dépens de la plante et des autres animaux.

On croirait qu’aucun bonheur, qu’aucune plénitude ne s’acquiert qu’au prix de milliers d’injustes douleurs.

Le MAL, c’est la GUERRE, la LUTTE A MORT.

Parmi cette cruauté, l’homme apparaît. Mais quelque chose a changé, un nouveau plan se superpose aux anciens : L’homme s’épanouit autrement : l’homme est libre, conscient moralement.

Mais cette conscience est tout d’abord conscience de soi. Et les meilleurs esprits actuels en ont jaugé le danger.

Danger peu coercible ! Le brahmanisme lui-même, par sa notion d’atmasz, devait admettre l’entité « personnelle ». Quant à l’ingénieuse théorie des skandhas ! elle déroule les esprits d’Occident sans vraiment résoudre la négation.

Rien de plus tenace que la notion de personne.

Il n’en demeure pas moins que, aux yeux des moralistes les plus divers, le bonheur social véritable requiert son effacement, au moins relatif. En ce sens, l’idée chrétienne de péché constitue la première réaction contre l’égoïsme, un premier essai vers la Libération Ultime. La notion du don dans l’amour nous présente un contenu purifié; nous trouvons cette tendance poussée à un point très haut chez un Saint Jean de la Croix : là un type d’homme, tel que l’aime Huxley : sans attache[4]. Mais le christianisme n’ose point franchir l’étape finale : au contraire, s’il croit à un état libéré supérieur, cet état ne l’est que sur un plan personnel.

Évidemment, les idéaux du complet détachement sont devenus très peu accessibles. Mais, à notre échelle, il devrait en subsister au moins la tendance, un désir plus ou moins vague de communion avec CE QUI EST.

Et à ce prix, s’acquéreraient la Paix, le Bonheur du Monde. Serait-ce vraiment Illusion ?

MARCEL HENNART

Poèmes par Marcel Hennart

(Revue Spiritualité. No 48-49. Novembre-Décembre 1948)

Maya

Ombres d’amour, ombres de haine,

Nous tissons les ombres de l’Un;

Et du même geste sans fin,

Nous dévidons l’étrange laine.

Et quand, penchés sur notre peine,

Nous cherchons ce qu’a fait la Main,

Nous trouvons en nous une faim

Sans retrouver la trame vaine.

Et sur l’écheveau noir des voix,

Se fait le linceul de la Vie

Si bien que s’y prennent les doigts.

Et dans la course inassouvie

Entraînant l’effort jamais las,

Les pas sont des ombres de pas.

*

C’est en vain qu’au fond de l’espace nocturne

Tes yeux chercheront les limites du monde.

Il est comme une eau se moulant sur un corps.

Je te cherche, ô jarre!

*

Je ne sais pas si c’est le bonheur

je ne sais pas le nom des oiseaux

dont j’écoute le chant,

je sais seulement

l’écho de leur voix

au fond de mon cœur.

En somme, je ne sais rien

et pas même cela

qu’il faudrait que je vous dise.

Mais toute mon âme est emplie

d’un chant ineffable

et le vent, comme une marée qui monte,

laisse en moi le frisson d’éternelles forêts.

*

Fais le silence, ô corps, cilice du seul dieu,

Deviens pareil, ô corps, à la torche qui brûle

Que la flamme t’habite, et te ronge, et t’annule!

Qu’elle plonge en ta chair ses racines de feu !

Deviens pareil au cri qui se perd dans les cieux,

Nuage ou bien fumée aux mille tentacules!

Embrasse l’Infini de la nuit incrédule,

Et que naisse l’Amour, océan, de tes yeux!

Fais le silence, ô corps, vieil abîme insondable

Où se perdent les pas de notre Âme impalpable,

Où se perdent les chœurs des archanges déçus.

Que le sang coule, comme une douce prière!

Que les yeux, ostensoir, soient le chant des Vertus

De ce temple inutile où lamente la Terre!

*

Être la feuille où s’attardent les doigts du soleil,

être la mousse où s’attardent les doigts de la pluie

et ne pas prendre pour soi la blanche lumière,

et ne pas prendre pour soi la fraîcheur d’une eau!

Qu’il me soit donné d’être comme la plante d’être l’absent,

d’aimer le monde en sa beauté non touchée :

que mon bonheur soit un rayon

que ne saisissent mes mains!

Je veux être les yeux, être l’amour,

caresser les fougères

plus amicales qu’un corps de femme

et me sentir mourir

comme un brin d’herbe fanée

parmi les feuilles mortes du bois.

Marcel HENNART


[1] Érasme, de Stefan Zweig; Érasme, Éloge de la Folie (Laos Stultitae).

[2] Tolstoï, de Stefan Zweig ; Tolstoï, journal intime, etc.

[3] Ce Problème du Mal sera étudia dais la revue PSYCHE-SOMA, d’Abel Clarté.

[4] On peut trouver des idées similaires dans : Huxley, La Fin et les Moyens (Ends and Means), Huizinga, A l’aube de la Paix (Gescho den Wereld).