Dominique Casterman
Nouvelles perspectives

Jamais, me semble-t-il, nous n’avons connu une véritable synthèse affirmant concrètement, par expérience, la complémentarité indissociable de l’approche matérialiste et spiritualiste, du cœur et de l’esprit, de l’affectivité et de la raison. Notre pensée a donc évolué dans l’alternance des dominances et des exposés voulant s’imposer les uns aux autres dans l’oubli que chacun, en lui-même, n’est représentatif que d’un aspect particulier de la réalité.

(Revue Le Lotus Bleu. No 2. Février 1991)

Nul ne contestera, je pense, que la vraie richesse de la pensée européenne c’est son étonnante diversité. A toutes les époques de cette grande épopée de la raison humaine, nous avons connu, à la fois, les « apôtres » de l’approche matérialiste de la réalité et ceux de l’approche spiritualiste. D’autre part, comme chacun sait, nous avons souvent les défauts de nos qualités et, dès lors, nous devons voir aussi que la pauvreté de notre pensée c’est son aspect dualiste, c’est son fonctionnement en mode alternatif non conciliateur.

Jamais, me semble-t-il, nous n’avons connu une véritable synthèse affirmant concrètement, par expérience, la complémentarité indissociable de l’approche matérialiste et spiritualiste, du cœur et de l’esprit, de l’affectivité et de la raison.

Notre pensée a donc évolué dans l’alternance des dominances et des exposés voulant s’imposer les uns aux autres dans l’oubli que chacun, en lui-même, n’est représentatif que d’un aspect particulier de la réalité.

D’une façon inattendue, mais aussi semble-t-il avec de plus en plus de vigueur, nous voyons que la pensée intuitive des grands mystiques de tout temps et de tout lieu rencontre, à l’aube du troisième millénaire, la pensée « rationnelle » scientifique qui, par certains de ses aspects, a réellement ébranlé les assises de maintes certitudes que l’on croyait établies pour toujours. Pourtant, il n’y a pas si longtemps que cela, à la fin du siècle passé, la science, tout imbue de sa supériorité rationaliste et libérée (ce qui fut une bonne chose pour le développement de la créativité) des contraintes obscurantistes de l’Eglise, pensait avoir résolu la quasi-totalité de toutes les grandes énigmes de ce vaste monde et devint, aux yeux de certains et comme l’Eglise par le passé, « le principal dépositaire de l’idée que les formes particulières de savoir puissent être des vérités absolues« . (D. Bohm).

Mais, c’était sans compter que quelques années plus tard allaient apparaître de nouveaux cadres conceptuels aussi inattendus que bouleversants par rapport aux certitudes du passé. Vint alors la théorie de la relativité, qui bouleversa nos conceptions traditionnelles de l’espace et du temps en établissant une géométrie à quatre dimensions: le continuum espace-temps était né. Einstein démontra aussi que masse et énergie étaient des aspects différents d’une même réalité; il révolutionna la vision newtonienne du monde en essayant de montrer que la masse, l’espace et le temps ne sont pas des facteurs absolus. « Cette théorie ne sonna pas le glas de la vision mathématique de la physique classique, elle marqua son apogée. Pour elle, les principes mathématiques intemporels sont primordiaux et permettent d’appréhender tous les mouvements relatifs par rapport à une géométrie universelle« . (R. Sheldrake).

Plus encore que la théorie de la relativité, la mécanique quantique marqua une rupture plus nette par rapport à la physique classique. Cette théorie renonça au déterminisme classique qu’elle remplaça par le concept de causalité statistique; les prédictions s’expriment en termes de probabilités d’évènements atomiques qui sont déterminées par la dynamique de l’ensemble du système. Au cours de son développement la mécanique quantique nous amena à revoir, entre autres, nos concepts traditionnels à propos d’un observateur qui serait indépendant de l’objet de son observation; elle forgea le concept d’inséparabilité des constituants subatomiques (théorème de Bell) en expliquant l’univers comme un quelque chose qui ressemble à un gigantesque évènement relationnel.

Plus proche de nous, dans le temps, les « structures dissipatives » de Prigogine, nous montrent l’ordre et la cohérence surgir du chaos et par là même, nous assistons à une redéfinition, beaucoup plus nuancée, du fameux second principe de la thermodynamique. Par extension, nous sommes amenés à concevoir un univers, ou des univers, en création continue au sein duquel ordre et désordre sont parfaitement complémentaires.

En biologie, l’hypothèse de la causalité formative de R. Sheldrake (spécialiste de la biochimie et de la biologie cellulaire), remet en question, par rapport à la morphogénèse, la toute puissance du génotype. Selon cette hypothèse, les organismes sont organisés par des champs morphiques qui sous-tendent la forme et le comportement d’holons ou d’unités morphiques à tous les niveaux de complexité. Sheldrake explique que les champs morphiques sont façonnés et stabilisés par résonance morphique d’unités morphiques similaires antérieures, ayant été soumises à l’influence de champs du même type. Ils contiennent, nous dit-il, une sorte de mémoire cumulative et tendent à devenir de plus en plus habituels. Il est évident que toutes ces hypothèses (relevant de la physique ou de la biologie) sont fondées soit sur un formalisme mathématique, soit sur l’observation de la nature ou encore selon d’autres procédures expérimentales.

Bien d’autres choses encore ont été dites, écrites et expérimentées au cours de ce « nouvel âge » de la science qui montre, à tous ceux qui veulent bien voir au-delà de l’incohérence du parti-pris des démarches intellectuelles partielles et partiales, que l’esprit intuitif (ou approche spiritualiste) et l’esprit rationnel (ou approche matérialiste) sont des voies différentes qui se croisent, se chevauchent, se rencontrent singulièrement dans le cours de l’histoire de la pensée humaine.

Je pense qu’aujourd’hui, en cette fin de siècle, nous sommes à l’un de ces croisements prometteurs, et espérons-le plus que cela seulement, d’une grande mutation dans l’histoire des hommes.

L’art suprême est probablement l’art de vivre, à nous seuls d’en vérifier les multiples aspects dans un esprit de libre examen suscitant le libre jeu de l’intelligence; et peut-être, un jour, verrons-nous l’unité et la cohérence de toutes choses.

Aujourd’hui en tout cas, science et mystique aboutissent ensemble à la « croisée des chemins »; mais au-delà, y-a-t-il encore un chemin? Pour notre part, nous tenterons de voir où mènent quelques uns d’entre eux; mais il est indispensable d’aller au-delà de ce « pèlerinage » intellectuel, là où le silence s’impose, car il est peut-être, comme les grands mystiques l’ont toujours affirmé, la condition nécessaire à l’émergence d’une révélation nouvelle qui pourrait, par sa seule présence, abolir instantanément la condition, trop souvent douloureuse, de l’incompréhension, de l’incohérence et de la peur de la mort. « Le règne de l’aventure est terminé. Même si nous allons jusqu’à la septième galaxie, nous irons là casqués et mécanisés, et nous nous retrouverons tels que nous sommes: des enfants devant la mort, des vivants qui ne savent pas très bien comment ils vivent ni pourquoi ni où ils vont(…) Nous sommes donc au pied du mur, devant le dernier terrain qu’il nous reste à explorer, l’ultime aventure: nous-mêmes » (Satprem).

Dominique CASTERMAN

NOTE COMPLEMENTAIRE

N’oublions pas qu’Einstein est plus ou moins l’héritier direct, bien que sa théorie est en soi révolutionnaire, de la physique du dix-septième siècle. En effet, avec sa théorie générale de la relativité, il redonne vigueur la vision d’un univers éternel et déterministe régi par des lois immuables. Il postule donc un univers absolu et éternel au sein duquel seuls les évènements sont relatifs les uns par rapport aux autres; mais l’univers global relève d’une géométrie universelle qui est, elle, immuable, absolue et objective. Il fallut attendre plusieurs dizaines d’années pour voir poindre une cosmologie évolutionniste qui est maintenant prédominante en physique.

A l’heure actuelle, il convient de penser que la dynamique newtonienne, par rapport aux objets très petits et aux objets hyperdenses, a dû céder la place, pour traiter ces phénomènes à la mécanique quantique et à la dynamique relativiste. Néanmoins, « ces nouvelles formes de dynamique, révolutionnaires en soi, ont hérité de la physique newtonienne l’idée d’un univers statique, d’un univers d’être sans devenir » (Prigogine).

En d’autres termes, les lois fondamentales sont immuables, elles n’évoluent pas avec le devenir du monde. C’est ainsi que Prigogine nous rappelle encore qu’en physique classique tout est donné, le changement n’est alors qu’une négation du devenir et le temps n’est qu’un paramètre, que n’affecte pas la transformation qu’il décrit.