Jean Chevalier
Origène et le sens de la Pâque

Il décrit trois façons principales d’aborder la Bible. La première s’appuie sur la lettre seule ; c’est, selon Origène, celle des Juifs de son temps ; nous dirions aujourd’hui celle des fondamentalistes, comme les Témoins de Jéhovah. La seconde ne s’en tient pas à la lettre, mais prétend la comprendre à la lumière de philosophies en faveur à un moment donné ; elle mêle ainsi à la révélation des doctrines plus ou moins inconsistantes et éphémères et, sous prétexte d’adaptation à l’esprit d’une époque, elle provoque une séduction, qui n’hésite pas à frôler l’hérésie. La troisième, enfin, tend à discerner le sens spirituel des textes…

(Revue Question De. No 35. Mars-Avril 1980)

Les guerres ont toujours des effets imprévus. En 1941, lorsque les armées de l’Axe italo-allemand, parties de Libye, menacent le delta du Nil, Égyptiens et Anglais décident de mettre à l’abri des bombardements les richesses archéologiques des Musées du Caire et d’Alexandrie. De longues et profondes carrières ont été creusées au temps des Pharaons, dans la Chaîne arabique, à quelques kilomètres du Caire, pour en extraire le grès nécessaire aux édifices. Elles offrent une sûre protection, à la fois contre le pillage, les intempéries et les combats. Mais abandonnées depuis des dizaines de siècles, elles doivent être dégagées d’un amoncellement de poussière et de pierres tombées des voûtes et des parois. En procédant à ces travaux de déblayage, les terrassiers découvrent, à Toura, des rouleaux de papyrus. La rumeur s’en répand aussitôt ; elle met en branle la police et les antiquaires, les archéologues et les paléographes, et jusqu’au Palais, qui donne des fonds, pour que les feuillets de papyrus ne se dispersent pas entre les mains des plus offrants. C’est de ce lot précieux qu’est sorti, entre autres découvertes, un traité inédit d’Origène, Sur la Pâque (Paris, Beauchesne, 1979), présenté et traduit par O. Guéraud et P. Nautin. Cette première édition constitue un véritable modèle, tant pour l’établissement du texte (certaines parties du papyrus étaient détériorées) que pour l’étude critique, historique et doctrinale. Sur des points importants, elle marque un progrès dans la connaissance du christianisme, en ses trois premiers siècles.

Le traité aurait été écrit vers 245 à Césarée de Palestine. Il montre qu’une discussion sur une fête liturgique met en cause toute une doctrine religieuse, bien plus, toute une vision de l’avenir humain.

On connaît l’influence primordiale d’Origène dans le développement de la pensée chrétienne, tant chez les Latins que chez les Grecs. Né à Alexandrie en 185, d’un père qui mourut martyr en 202, il fut lui-même torturé sous Dèce et mourut de ses blessures vers 253-254, à Césarée de Palestine, où il s’était retiré depuis vingt-deux ans. Formé à l’école d’Alexandrie, le plus illustre centre intellectuel de l’époque, il eut pour maître en philosophie, Ammonius Saccas, dont Plotin fut aussi le disciple, et pour inspirateur en théologie, Clément d’Alexandrie (150-215), qui fut l’un des premiers penseurs à coordonner la foi et la raison dans la recherche de la vérité. Ascète et mystique, philosophe et théologien, et, par-dessus tout exégète, Origène consacra toute sa vie a l’étude des Ecritures.

Un langage symbolique

Ce traité Sur la Pâque ajoute à une œuvre immense d’intéressantes précisions. Pour le lecteur moderne, particulièrement intéressé aux problèmes de l’interprétation du langage, il illustre parfaitement la méthode herméneutique, en faveur aux premiers siècles du christianisme. La critique contemporaine en réhabilite aujourd’hui plusieurs principes.

Origène connaît trop bien les langues et les genres littéraires pour ne pas saisir les différences de styles et de points de vue qui caractérisent chacun des livres de la Bible. Mais, sous cette diversité, il recherche l’unité de l’inspiration : « Il faut aller à l’Écriture tout entière comme formant un corps unique ; il ne faut ni briser, ni sectionner les organes de cohésion très robustes et très solides qui maintiennent le tout dans l’harmonie, comme c’est le cas de ceux qui brisent, pour autant qu’il est en leur pouvoir, l’unité de l’Esprit qui inspire toutes les Écritures. » (p. 107).

Il décrit trois façons principales d’aborder la Bible. La première s’appuie sur la lettre seule ; c’est, selon Origène, celle des Juifs de son temps ; nous dirions aujourd’hui celle des fondamentalistes, comme les Témoins de Jéhovah. La seconde ne s’en tient pas à la lettre, mais prétend la comprendre à la lumière de philosophies en faveur à un moment donné ; elle mêle ainsi à la révélation des doctrines plus ou moins inconsistantes et éphémères et, sous prétexte d’adaptation à l’esprit d’une époque, elle provoque une séduction, qui n’hésite pas à frôler l’hérésie. La troisième, enfin, tend à discerner le sens spirituel des textes ; mais cette méthode suppose que l’interprète vit selon l’Esprit même qui vivifie la lettre. Autrement dit, quand il s’agit d’Ecritures saintes, sciences et mystique concourent à une même connaissance. Aussi l’intelligence du texte varie-t-elle avec les capacités de chaque lecteur, avec le degré de perfection atteint par son évolution intérieure. « Le témoignage ne consiste pas seulement dans des paroles de prédiction, mais dans les actes mêmes où se trouve inscrite une science. » (p. 233).

Dans le langage symbolique d’Origène, comprendre, c’est « manger la chair du Christ », car le Christ est le Verbe ou la Parole, et l’Écriture, comme son Corps, est sa chair. Ainsi, reprenant les mots de l’Exode sur l’Agneau pascal, Origène exhorte-t-il à manger le Christ « la tête et les pieds et les entrailles », c’est-à-dire a le comprendre intégralement : sa divinité (la tête), son action (les pieds), son incarnation (les entrailles). L’agneau pascal est la figure du Christ. Le chapitre XII de l’Exode est transposé mot à mot du plan de l’histoire au plan du salut, de la fête juive, commémorative du passage de la Mer Rouge, à la fête chrétienne, commémorative du passage du péché à la grâce, de la mort à la résurrection, par la Passion-Résurrection du Christ. La Bible tourne l’esprit de l’homme, non point vers le passé, mais vers son avenir. « Nous savons, nous autres, écrit Origène, que l’Écriture n’a pas été rédigée pour nous raconter des histoires anciennes, mais pour notre instruction salutaire ; ainsi comprenons-nous que ce qu’on vient de nous lire se réalise encore maintenant, et pas seulement en ce monde, que figure l’Egypte, mais en chacun de nous. » (p. 138).

L’herméneutique joue ainsi sur deux registres, l’un historique et littéral, l’autre spirituel et symbolique. Par exemple, pour rester dans le contexte pascal, le Pharaon de l’Exode est un roi appartenant à une dynastie déterminée ; il est aussi, symboliquement, un démon qui n’écoute plus les prophètes et qui refuse aux hommes leur libération. De même, l’Égypte est un territoire géographique, politique et culturel ; mais aussi le symbole d’une terre, où l’on se sent étranger, une terre d’exil, et, de façon plus large encore, le symbole de ce monde terrestre, cruel et corrompu, par opposition au futur royaume de Dieu. Ces transpositions sont extrêmement intéressantes pour le psycho-sociologue moderne en ce qu’elles montrent comment, sous la poussée d’une forte charge affective et culturelle, un évènement se transforme en enseignement, une signification limitée à un fait particulier en un sens de valeur universelle. Le changement de registre n’exclut d’ailleurs la spécificité d’aucune valeur, chacune étant appréciée à son niveau.

Pâques : un passage rituel

L’importance de cette étude d’Origène Sur la Pâque vient, non seulement d’un excellent exemple d’herméneutique symbolique, mais aussi de sa portée doctrinale. Elle marque en effet une rupture décisive avec la Pâque juive, d’une part, et, d’autre part, au sein même du christianisme, avec une conception de la Pâque centrée sur la Passion du Christ, au lieu de l’être sur la Résurrection. La fête juive de la Pâque découlait des chapitres XII et XIII de l’Exode qui décrivent le départ des Israélites d’Égypte pour la longue marche de quarante années dans le désert du Sinaï vers la Terre Promise. Ces chapitres fixent aussi en détail, par un « décret perpétuel », le rituel de la cérémonie. Pour Philon d’Alexandrie (20 av. J.-C. 45 après J.-C.), comme pour tous les Juifs, la Pâque rappelait la Sortie d’Égypte ; elle figurait en outre, à ses yeux de philosophe, « le passage de l’âme du monde des sens au monde de la raison » (p. 99).

La fête chrétienne de Pâques, elle, prend naissance au cours du IIe siècle : elle serait célébrée en Asie Mineure vers 170. Tertullien (150-222) précise que, lors de cette fête « les catéchumènes recevaient le baptême et participaient pour la première fois à l’Eucharistie » (p. 97). Le passage est ainsi marqué, par le Baptême et l’Eucharistie, de la voie du péché et de la mort à la voie de la grâce et de la vie. Clément d’Alexandrie (150-215) ajoutait que le Christ était lui-même la Pâque, le passage, la voie : il l’avait réalisée par sa propre résurrection et il nous l’ouvrait. Mais des controverses surgissent, parmi les chrétiens, dès les premières célébrations de la fête. Pour la distinguer de la cérémonie juive, on se dispute sur les dates, et sur les sens mêmes du mot. Les uns, comme Méliton de Sardes, Apollinaire de Hiérapolis et Hippolyte, le rattachent au verbe grec paskein (souffrir) et la Pâque serait la commémoration de la Passion du Christ et, en conséquence, ne se célèbrerait pas le dimanche mais le vendredi ; les autres, avec Clément d’Alexandrie et Origène, le font dériver à juste titre de l’hébreu Fas, impossible à prononcer en grec, qui signifie passage. Dès lors, la théologie de la fête se recentre sur la Résurrection et s’exprime par l’idée d’une traversée (diabasis), d’un dépassement, d’une traversée, d’un franchissement (hyperbasis), d’une accession à une vie nouvelle dans un autre monde. Si la fête est une figure de la création, comme le pensent les sociologues, la Pâque chrétienne est par excellence la figure de la re-création de l’univers.

Un gage de salut

Ce court texte d’Origène ne fait qu’une brève allusion à l’hypothèse, avancée ailleurs par l’auteur, d’une préexistence des âmes, hypothèse qui, trois siècles plus tard, sera condamnée par le IIe Concile de Constantinople, en 553. La vraie patrie des âmes est la « Jérusalem céleste » où elles animaient un « corps astral ». Par suite d’une désobéissance, elles descendirent s’incarner sur terre dans un « corps lourd ». Elles y contractèrent un tel attachement aux plaisirs périssables qu’elles devinrent incapables de s’élever vers des biens spirituels ; elles subiront les conséquences de leur chute, tant qu’elles n’auront pas triomphé de leurs passions et de leur péché. La terre n’est pour elle qu’une « résidence étrangère », comme l’Égypte l’était pour les Israélites. Grâce à la résurrection du Christ, gage de leur salut, elles sont en mesure de retrouver leur patrie d’origine. Sur terre, elles ne sont que des pèlerins, des « migrants » (sens du mot « hébreu »). Il leur appartient à présent par l’exercice de leur liberté, d’accepter la grâce du Christ, de s’intégrer à l’action de son Église, et de participer ainsi à la recréation du monde. Avec Origène, la Pâque prend une dimension communautaire, cosmique, eschatologique, qui en fait non seulement la commémoration d’un évènement passé, mais une préfiguration du Royaume à venir. Elle annonce un avènement, l’ultime passage, la Pâque éternelle, celle de l’universelle Résurrection. Vue grandiose, dont Origène accepta sans doute d’avance qu’elle fût amendée, puisqu’il mourut d’avoir témoigné jusque sous la torture de sa fidélité à son Église.