Paix n'est pas tranquillité. Entretien avec les frères Gilles et Siloane de l'abbaye cistercienne de Lérins

Car il y a un désir qui est trop grand. On vient trouver Dieu, on sait très bien que c’est là que l’on est en plénitude, que l’on trouve la paix établie et que tout ce qui est déséquilibre, tout ce qui est dispersion, tout ce qui est peur, inquiétude, disparaîtra. Entre le désir de vraiment aimer (on est là pour ça) et le concret de tous les jours, il y a une lutte. Seul, je crois que l’on ne s’en sort pas ; je crois vraiment que le moine qui veut s’en sortir tout seul s’il ne s’appuie pas sur Dieu est foutu. Et l’on en fait l’expérience vraiment quand on commence aussi à s’appuyer sur soi-même.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Propos recueillis par Robert Faure et Daniel Bessaignet

Quel seraient, si vous deviez vous présenter en quelques mots, les objectifs de votre engagement spirituel ?

GILLES : Nous sommes des moines cisterciens. Moines, cela signifie essentiellement une consécration à Dieu seul, dans la prière, la solitude, le silence, le recueillement, la vie fraternelle, dans une vie communautaire et dans tout ce qui peut permettre d’aller vers Dieu, d’aller rejoindre la source de notre vie, je crois que tout s’inscrit dans un appel premier de Dieu et puis nous entrons avec cet appel dans une tradition créée au cours des siècles dans l’Église, et qui implique une séparation du monde. Non pas pour la séparation mais en vue d’aller rencontrer celui qui nous appelle. Cela a été vraiment toute une démarche pour arriver au Christ et à partir de là évidemment toute mon intuition a pris sa forme, je dirais non pas une forme définitive parce que rien n’est proprement définitif, mais une marche et une découverte du visage du Christ qui m’appelle. Cette intuition du départ veut dire que l’on recherche un peu notre cœur, que l’on recherche ce qu’il y a de plus profond, et que peu à peu on apprend à le saisir, à le voir là où l’on a la certitude qu’il est. D’où la relativisation de certains aspects pour en privilégier d’autres : une vie et des valeurs qui nous tiennent à cœur, qui se manifestent, qui sont dans la vie intérieure, dans la vie de prière, dans ce dialogue intime avec Dieu, dans ce que l’on appelle cette recherche de l’absolu qu’il ne faut pas imaginer trop de manière éthérée ou de façon lointaine, abstraite. La recherche de l’absolu est, pour nous, concrète dans l’écoute des paroles du Christ et dans leur mise en pratique.

J’ai d’abord étudié les lettres et la philosophie. Mais celle-ci, posant des questions qui restaient souvent sans réponses, m’a laissé vraiment dans une insatisfaction. Sans vrais fondements, fragmenté, j’ai retrouvé une profondeur et en même temps une unité dans la tradition chrétienne.

SILOANE : Si j’essaie par exemple de trouver un événement qui soit un peu un déclic par rapport à mon engagement dans la vie monastique, je n’en trouve pas ou alors qu’au travers de toute une expérience humaine, intellectuelle. J’ai l’impression que tout m’a préparé à cette orientation et qu’en moi, tout était inscrit un peu dès le départ. J’ai d’abord fait des études de sciences et de biologie. Et petit à petit cette recherche de Dieu s’est imposée d’une façon très discrète au travers d’étapes. Car il y a un très grand respect de Dieu pour notre chemin et notre liberté. Il m’a amené à rencontrer cette vie monastique, et c’est plus pour lui que je m’y suis engagé que pour la tradition monastique. Celle-ci a ensuite tout à fait répondu, par ses exigences, à cet appel.

Mais le chemin reste un mystère, car plus je creuse, et plus je cherche Dieu, et plus je creuse et plus c’est le mystère. Pourtant, en même temps, une certitude profonde grandit.

Vivez-vous votre recherche comme des gens parfaitement pacifiés, dans une tranquillité quotidienne, au jour le jour comme on se représente la vie bien réglée d’un paysan, sans problème. Ou plutôt vu de l’intérieur cette recherche prend-elle parfois le caractère d’une lutte, d’un combat ?

SILOANE : C’est un combat, ce n’est pas du tout la tranquillité. La sérénité c’est différent. Je crois qu’il y a la paix (sourire) et que la paix et le combat vont très bien ensemble. Mais une tranquillité sûrement pas. Très souvent dans ce combat, on est mal en point (sourire). C’est normal, on n’est pas à la hauteur. Car il y a un désir qui est trop grand. On vient trouver Dieu, on sait très bien que c’est là que l’on est en plénitude, que l’on trouve la paix établie et que tout ce qui est déséquilibre, tout ce qui est dispersion, tout ce qui est peur, inquiétude, disparaîtra. Entre le désir de vraiment aimer (on est là pour ça) et le concret de tous les jours, il y a une lutte. Seul, je crois que l’on ne s’en sort pas ; je crois vraiment que le moine qui veut s’en sortir tout seul s’il ne s’appuie pas sur Dieu est foutu. Et l’on en fait l’expérience vraiment quand on commence aussi à s’appuyer sur soi-même.

Frère Gilles, partagez-vous aussi la même sensation de lutte ?

GILLES : Oui. C’est vrai que cette paix que Dieu a promise, il la donne tous les jours à l’Eucharistie. C’est une paix qui dépasse celle que le monde nous donne. D’où l’importance de la différencier de la tranquillité. Une paix tranquille, comme ça, le statu quo, non ça n’existe pas. Dans la vie monastique, c’est nous qui sommes pris par Dieu, ce n’est pas nous qui en prenons possession. Donc, cela demande que l’on change tous nos modes de perception, tous nos modes de compréhension.

La communauté, vos pères spirituels ou vos aînés sont-ils aussi un soutien lorsque vous traversez une crise intérieure ?

SILOANE : Le père spirituel aide à un discernement car les étapes se font par crises. Il utilise la crise d’une manière positive, que ce soit une crise qui vienne de l’extérieur, un rapport difficile avec les autres frères, ou bien tout à fait de l’intérieur. Car effectivement, la crise c’est la nuit, mais pas une nuit au sens d’une perdition (image que prennent toujours les mystiques) mais parce qu’il y a trop de lumière, et l’on ne voit plus. Et donc c’est évident que j’ai besoin d’un autre. C’est essentiellement le père spirituel qui m’apprend à reconnaître, petit à petit, la manière dont Dieu me conduit. Le père spirituel aide à résoudre les violences intérieures. Celles-ci ne sont pas mauvaises et font partie du voyage. Ce qu’il faut, c’est qu’elles servent à avancer.

Quel type de violence ?

GILLES : Je crois qu’elle vient du décalage entre le désir de Dieu et la difficulté à faire coïncider ma réponse. Je dirais qu’il y a deux réactions à ce désir : la violence ou l’acceptation. Et l’acceptation doit utiliser la violence et cette énergie intérieure pour accepter et avancer. La révolte doit se tourner en offrande devant Dieu. Il faut offrir et non pas se révolter ; immédiatement il y a les situations comme celles d’Amérique du Sud ou d’U.R.S.S. que l’on va nous objecter. Dieu dépasse tout cela. Il suscite en nous des réactions et des conduites capables de faire contrepoids par rapport à ces situations. Et finalement nous sommes les instruments de sa conduite. Combien de fois on se heurte à des murs par rapport à telle situation ou intérieurement à soi-même, simplement parce que l’on oublie que toute notre vie est dans une atmosphère de mystère où l’on ne peut pas trouver à tout des solutions rationnelles. C’est seulement en Dieu que se donne la clé du mystère, mais moyennant le fait d’y pénétrer, d’y entrer, de s’y laisser entraîner.

SILOANE : Le chemin de l’acceptation, c’est la descente. Il faut descendre, mais ne pas se fabriquer sa descente ; c’est très dangereux. Il faut accepter la descente, c’est-à-dire se voir tel que l’on est. Comme c’est Dieu qui montre le chemin, il faut avoir la grâce d’accepter même si c’est à travers des révoltes temporaires ou autres. J’ai vu des novices vraiment révoltés contre Dieu. Cela faisait partie de leur chemin. Dieu incluait dans leur recherche une révolte, alors que pour les novices, c’était impossible. En fait ils ne voulaient pas s’accepter, se révoltant contre Dieu, alors que Dieu acceptait leur révolte parce que c’était un bon moyen pour qu’ils s’appauvrissent et donc finalement qu’ils s’appuient davantage sur lui.

Pas plus qu’on ne peut se fabriquer son salut, on ne se fabrique sa descente en enfer ?

SILOANE : Non, parce que là, on risque de ne pas remonter.

Vous dites que l’acceptation doit utiliser la violence. Mais je peux très bien exprimer ma violence en justifiant que je suis sur le chemin de l’acceptation ?

GILLES : Ce n’est que si j’accepte et que je me mets dans les mains de Dieu que je peux trouver un chemin. Les grands révoltés contre Dieu, par exemple Nietzsche ou Sartre, sont des gens qui s’enferment. Or, si je veux en sortir et si j’ai fait l’expérience que j’ai tout intérêt à en sortir, et bien c’est uniquement en faisant un acte de confiance en Dieu qu’il y a une issue. Je crois que toute injustice, toute difficulté peut être portée de cette manière-là.

C’est là que l’on pourrait parler de l’Évangile malgré tout mystérieux : « C’est aux violents qu’appartient le Royaume des Cieux, depuis les prophètes jusqu’à Jean », « le Royaume des Cieux souffre violence et des violents s’en emparent ». Allez comprendre ! L’un des sens possibles est la soif de la justice ou la soif de la vérité, parce que dans des situations, soit d’injustice soit de mensonge, il est évident que le chrétien doit intervenir. Il intervient différemment selon la vocation qu’il a, mais c’est en tout cas le contraire de la résignation. C’est une acceptation, une offrande qui passe directement par le cœur du Christ. Cela implique tout le mystère chrétien.

Comment passer de la violence personnelle à l’acceptation, tant que l’on refuse cet état d’acceptation ?

SILOANE : Je crois que l’on reste bloqué. La révélation chrétienne, c’est le message de rédemption du Christ qui a fait le chemin et a pris sur lui les fautes et toutes les imperfections du monde. Par le cheminement monastique nous faisons l’expérience de nos limites et de cette espèce d’échec qu’il peut y avoir lorsque l’on s’aperçoit que l’on n’est pas grand-chose. Cela peut amener une crise d’explosion de l’orgueil. Je crois que c’est là que le Seigneur nous « attend ». Il veut que le moine y passe afin qu’il comprenne que c’est vraiment dans la reconnaissance d’une grande pauvreté qu’il découvre la liberté. Pour moi, en dix /onze ans de vie monastique, ma découverte c’est la liberté.

Je pensais être libre mais (rire)… Une liberté à travers et grâce aux contraintes qui donnent une autre dimension à la liberté. Mais de découvrir que c’est de moi-même que j’avais surtout à me libérer, dans l’humilité, dans cette descente. Si l’on se voit comme l’on est, sachant que Dieu nous aime comme nous sommes, alors on est parfaitement libre.

Comment comprendre cet homme de Nazareth qui nous dit à la fois « n’ayez pas peur » et « je ne suis pas venu apporter la paix » ?

GILLES : Je crois que là, il y a un regard très réaliste de Jésus. « N’ayez pas (vraiment) peur, je serai toujours au milieu de vous, mais attendez-vous à tout. » Par le fait de vouloir vivre ce qu’il dit, on se heurte. L’histoire de l’Église le montre et l’histoire de chacun aussi. Dès que l’on commence à vouloir vivre sérieusement l’Évangile, on voit s’élever des oppositions de tous les côtés. Dans l’Église, hors de l’Église, dans une famille, à l’intérieur d’une communauté et puis intérieurement, on fait immédiatement jaillir l’opposition.

Voyez-vous une relation entre la violence du malin et la racine de la violence dans l’homme ?

SILOANE : La première peur, c’est la séparation d’avec Dieu.

C’est très intéressant de voir comment les saints se comportent en face du démon. Prenez un homme comme le Curé d’Ars : il y avait des phénomènes exceptionnels dans sa maison et lui en parlait comme ça, d’une manière très décontractée. Le gendarme du pays lui dit : « Ce soir je viendrai vous défendre« . Le curé le laisse venir et le soir les phénomènes commencent. Les meubles se déplacent et le gendarme se met à trembler comme une feuille. Le curé lui dit : « Mais pourquoi avez-vous peur ? » Je crois que si l’on s’appuie sur le Seigneur, je ne dirai pas que l’on supprime la peur, mais l’on change de niveau psychologique. Il y a vraiment un passage dans la foi où les paroles du Christ « N’ayez pas peur, j’ai vaincu le monde » etc., à ce moment-là, prennent vraiment leur dimension. Mais c’est toujours fragile et lorsque l’on redescend à un niveau plus humain, on peut entrer dans le phénomène de toutes les peurs, même par rapport à sa vie. Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Je suis venu m’enfermer là-dedans etc.

Si je quitte le niveau de la foi, qui est en fait le niveau où je touche le Seigneur, effectivement à ce moment-là, je peux faire n’importe quoi.

Est-ce que pour vous l’origine de toutes les peurs, c’est la peur de la mort ?

SILOANE : Je crois qu’il y a d’abord la peur de la souffrance. On imagine la mort, parce que l’on n’en a pas l’expérience, comme étant au paroxysme de souffrance. Je le constate parfois avec les gens. La mort est une espèce de monstre qu’ils se fabriquent. Quand Thérèse de Lisieux, quelques heures avant sa mort, dans une angoisse terrible (autre visage de la peur), disait : « Je ne sais pas comment je vais faire pour mourir, je ne sais pas mourir. » Alors qu’elle croyait voir Dieu, elle découvre cette angoisse que je crois faire partie du voyage, parce qu’elle nous aide à laisser faire Dieu. Il ne fait pas tout à notre place, mais lui laisser l’initiative et il y a communion. Les Orientaux parlent de synergie. Pour moi cela parle beaucoup : c’est Dieu qui a l’initiative. Et si j’interviens trop, je me nuis.

Et si je n’interviens jamais ?

SILOANE : Il ne se passe rien, car il faut une communion d’action avec Dieu. Celui qui avance de façon extrêmement délicate avec Dieu peut vivre cette communion au niveau de l’amour. Si l’on ne vit qu’au niveau de l’obéissance, il ne se passe rien : alors effectivement, devant la souffrance je craque, je m’effondre, parce que je panique. Si c’est au niveau de l’amour, à ce moment-là je vois plus clair. Je crois qu’il arrive même un moment où l’on ne voit plus rien, alors on accepte de ne plus rien voir.

Entre vos peurs personnelles, la souffrance des autres et votre existence de témoin d’espérance, comment cheminez-vous vers cette paix, cette non peur ?

SILOANE : Il faut faire très attention à ce que l’on dit, surtout lorsque l’on a choisi un chemin de vie spirituel. Je crois que plus on va, plus on apprend à faire très attention à ce que l’on dit. On aide davantage les gens par ce que l’on est, que par ce que l’on dit. Quand on est face à un malade qui souffre, qui va mourir, surtout être en communication à ce que lui vit. Je ne peux pas souffrir à sa place, mais je peux être avec lui. Je crois que le moine doit à la fois communier à la souffrance des gens et à la fois être signe d’espérance. Ce qui est aussi important, c’est de renvoyer chacun à son existence propre. C’est à chacun, dans la situation où il est, de répondre avec le plus d’amour possible, que ce soit en situation de violence ou de souffrance personnelle. Que chacun essaie, là où il est, d’aimer au maximum. Car suivre sa conscience, en présence de Dieu, débouche sur l’espérance. Dans deux situations différentes, il peut même alors y avoir deux comportements identiques.

GILLES : Si effectivement nous devons faire quelque chose, c’est commencer à mettre en pratique ce que nous disons. Ce n’est pas comme si nous étions préservés de toutes souffrances, même si nous sommes à l’écart d’un certain nombre de combats dans lesquels sont pris les gens, mais nous pouvons devenir signe d’espérance.

L’acceptation fondamentale que le Christ a fait de la situation humaine avec tout ce qu’il y avait d’humiliation et de souffrance, c’est finalement l’essentiel du message chrétien. Il n’y a pas de doute, chaque chrétien à son niveau doit le vivre.

Avez-vous eu peur ?

SILOANE : Je n’aurai pas spontanément le mot peur. Je crois que dans la vie monastique on fait l’expérience du désespoir, de la solitude, et qu’au fond du trouble, on découvre la lumière, chaque fois différente. Ces expériences, encore une fois non voulues, de nuits et d’espérances, sont permises par Dieu, parce qu’il nous y accompagne et que Lui-même l’a vécu.

C’est la traversée du désert dont parlent les mystiques ?

GILLES : Oui, le désert ou la nuit, c’est variable suivant les chemins. C’est toujours le même, celui qui est paumé, qui n’a plus que Dieu et qui ne le sent pas. « Il faut perdre sa vie pour la gagner. » Au monastère, nous prenons un chemin qui précipite les choses, et l’on anticipe par rapport à ce que l’on devrait vivre vers la fin de sa vie. Il y a là une violence.

La vie monacale est-elle une thérapie des profondeurs ? (rires)

SILOANE : Si on le prend dans le bon sens, oui ! Je dirai qu’un bon chemin spirituel vaut toutes les psychanalyses. Mais on ne rentre pas du tout pour cela dans la vie monastique, sinon on risquerait de ne jamais y rentrer ! (rires)