(Revue Le chant de la licorne. No 14. 1986)
En France, non seulement la vie, mais également l’œuvre de ce précurseur génial que fut Paracelse, ne préoccupe guère actuellement que les curieux, les amateurs d’insolite, voire, comme nous l’avons tristement constaté à certaines occasions, les opportunistes qui, sans s’être donné la peine de le lire, n’hésitent pas à citer son nom pour cautionner leurs théories… Las ! Quand les chercheurs sincères (oserions nous espérer qu’il puisse s’agir de médecins ?) pourront-ils donc étudier l’œuvre monumentale du Maître d’Einsiedeln sans sarcasme ni engouement, mais avec la profondeur et la sérénité indispensables pour aborder un enseignement précieux. Car, si de nombreux doutes subsistent sur les niveaux de compréhension des textes de Paracelse, une certitude demeure pour le lecteur attentif de cette œuvre colossale : la présence indéniable du souffle de l’Esprit.
LA MÉDECINE A L’ÉPOQUE DE PARACELSE
Pour comprendre l’œuvre de Paracelse, il est indispensable de savoir ce qu’était la médecine occidentale à son époque. En effet, s’il lui fut souvent reproché son attitude polémique à l’égard de ses contemporains de l’art thérapeutique, il faut se souvenir que la plupart de ceux-ci n’avaient de Docteur que le titre et la charge, oubliant souvent les devoirs les plus élémentaires vis-à-vis des malades et faisant preuve d’une incompétence presque générale, masquée, autant qu’il était possible par un sectarisme pédant entretenu par un solide esprit de caste.
Toute initiative expérimentale était prohibée, compte tenu du fait que les vérités énoncées par les anciens se suffisaient à elles-mêmes et avaient valeur de dogmes à apprendre plutôt qu’à comprendre. En clair, toute la connaissance médicale se résumait à quelques noms dont les plus réputés étaient Hippocrate, Galien et Avicenne.
Le père de la médecine
Hippocrate (460-375 av. J.-C.) est chronologiquement la première grande figure médicale d’Occident. Avant lui, la médecine était une science révélée et son caractère ésotérique, ainsi que son origine divine en faisaient une discipline dont l’enseignement le plus exhaustif était nécessairement attaché à la religion. Ainsi, dans l’Égypte ancienne, elle était transmise dans les écoles de Mystères. Hippocrate fut le premier thérapeute connu à faire passer la médecine de la religion à la laïcité. Doit-on parler de progrès ou de dégradation ? Nous ne nous prononcerons pas sur ce point qui relève de l’idéologie de chacun. Toujours est-il que l’art de guérir devint une science expérimentale et non plus seulement une connaissance révélée.
Hippocrate, issu d’une famille de médecins, fut célèbre dès l’âge de trente ans. Ayant beaucoup voyagé, il écrivit un grand nombre de livres dans lesquels il donne, notamment, un cadre technique, ainsi que des bases déontologiques à la médecine. Cependant, il subit l’influence pythagoricienne à propos des quatre humeurs. Cette conception ne sera pratiquement plus remise en question jusqu’à Paracelse et elle restera officielle jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
Hippocrate accordait une grande influence à la nature dont le médecin devait, selon lui, être l’instrument et malgré certaines erreurs fondamentales, on peut reconnaître dans ce que fut Hippocrate un médecin consciencieux, plein d’humilité et attentif tant sur le plan technique qu’éthique. Paracelse conserva toujours un grand respect à son égard.
Galien
Trop vénéré par ses disciples, Hippocrate n’eut guère de successeurs pour poursuivre les investigations qu’il avait entreprises. Son enseignement fut conservé dans la lettre mais abandonné dans l’esprit. Aussi, cinq ou six siècles après, alors que la tradition médicale issue de l’Égypte et de la Grèce se répandait dans l’Empire romain, le progrès réel en matière de thérapeutique était quasiment nul.
Le deuxième personnage important de la littérature médicale courante au XVIe siècle est Galien (131-200 après J.-C.). Il voyagea autant qu’Hippocrate et écrivit davantage, bien que toute son œuvre n’ait pu être conservée jusqu’à nos jours. Très souvent comparé à son illustre prédécesseur, il eut pourtant un comportement bien différent : dans toute son œuvre, il apparaît un grand orgueil et une présomption sans limite. Aussi malgré l’intérêt de ses recherches dans divers domaines, il fut essentiellement responsable de l’immobilisme dans lequel devait tomber la médecine pendant quinze siècles : en effet, il conseilla à ses disciples de se contenter de ce qu’il avait découvert, persuadé qu’après lui plus rien ne pourrait être amélioré sur le plan médical…
Il faut pourtant se garder de juger Galien avec une excessivité sévérité : malgré certaines erreurs grossières, essentiellement dues à des observations et dissections sur les animaux, il fut parfois bien inspiré et des éléments de sa pharmacopée sont encore utilisés de nos jours. Il est seulement regrettable que ses théories dogmatiques n’aient été remises en question plus tôt.
L’érudition ne fait pas le médecin…
Avicenne, Arabe du Turkestan, vécut aux Xe et XIe siècles. Esprit universel, il embrassa pratiquement toute la culture de son époque : philosophie, mathématiques, physique, arts, littérature et, inévitablement, un peu de médecine. Il est difficile de dire s’il pratiqua cette dernière discipline qui ne représente qu’une maigre partie de son œuvre pourtant prolifique ou si, plus probablement, il se contenta de reproduire, en les modelant à sa manière des écrits plus anciens. Ce qui est certain, c’est que ses travaux ne présentent pas la moindre originalité sur ce point. Pourtant, c’est son enseignement médical, résumé dans un « Canon », qui eut le plus de succès en Occident, peut-être à cause de sa forme doctrinale très appréciée à une époque où toute démarche expérimentale était exclue.
Structure sociale de la médecine
Les prises de position de Paracelse au XVIe siècle, manifestent clairement l’attitude d’un esprit novateur dans un monde en mouvement sur de nombreux plans dont, seule, la médecine reste imperturbablement sclérosée dans ses positions ancestrales. Il est évident que des résidus de médecine antique ne peuvent pas plus être adaptés aux transformations de l’esprit qui s’opèrent à cette époque qu’aux nouvelles maladies inconnues durant l’antiquité. Par exemple, Hippocrate n’avait jamais connu d’épidémie de peste comme celle qui atteignit l’Europe au XIVe siècle. Après avoir décimé l’Orient (23 millions de morts), elle fait 25 millions de victimes (100.000 morts dans certaines villes comme Florence ou Londres), soit le quart de la population du continent, et cela en moins de cinq ans ! Sans parler de la lèpre et des diverses psychoses que les anciens n’avaient jamais répertoriées…
En plus de l’incertitude du diagnostic et de l’ignorance presque totale en matière de thérapeutique, les plus fameux Docteurs étaient en constante dispute, échangeant, dans un climat de confusion général, des arguments rhétoriques sans support réel, n’appuyant leur crédibilité que sur des titres pompeux…
De plus, la médecine était divisée en deux classes bien distinctes : les Docteurs et les barbiers.
Les premiers, possesseurs d’un titre universitaire, connaissaient le latin et les canons de la médecine antique, évoluaient au milieu d’une clientèle aisée, mais manquaient presque toujours de pratique. Les barbiers étaient généralement des chirurgiens militaires, sans formation de base, autodidactes, ayant acquis leur expérience en soignant, au cours des campagnes, les soldats blessés. Souvent méprisés par les Docteurs en titre, ils parvenaient rarement à s’intégrer dans les milieux influents de la société. Pourtant, tous les médecins de cette époque qui ont laissé une trace historique pour leurs découvertes avaient fait office de chirurgiens militaires durant une période de leur vie. Paracelse, qui appartient à cette catégorie, écrivit à ce propos qu’un « médecin qui n’est pas également chirurgien n’est qu’un singe peint »…
Quant aux hôpitaux de l’époque, s’ils étaient souvent la création d’esprits charitables, manquaient souvent de tout ce qui aurait pu les rendre efficaces : compétence, personnel, hygiène, conditions d’hébergement… Les malades et les indigents s’y entassaient, se contaminant mutuellement dans le froid, l’obscurité, l’inconfort et la promiscuité des mourants voire des morts.
Enfin, dernier élément de ce panthéon, l’apothicaire, mal préparé à sa tâche et trop souvent dépourvu de conscience professionnelle, vendait fort cher des préparations inutiles ou dangereuses.
Certes, il faut se garder de généraliser trop vite, il est probable qu’il y eut des praticiens consciencieux et dévoués à leurs patients. Mais en considérant globalement la situation de la médecine au XVIe siècle, elle apparaît plongée dans l’obscurité, commençant seulement à être éclairée par quelques étoiles qui ont nom Vésale, Gabriel Fallope, Ambroise Paré, Paracelse…
LA VIE DE PARACELSE
Le mystère de sa naissance
Lorsqu’on entreprend la biographie d’un personnage célèbre, il est coutumier de commencer par décrire les circonstances de sa naissance. Paracelse nous oblige à rompre avec cette convention : nous ne savons même pas exactement quand il a vu le jour. Mais n’est-il pas naturel que silence et mystère entourent les premières années d’existence d’un hermétiste ? Il est certain que ni l’un ni l’autre ne firent défaut durant l’enfance de Paracelse. Le silence était celui de cette vallée encaissée d’Einsiedeln où la seule influence du monde extérieur était la foule des croyants attirée, parfois d’assez loin, par un vieux centre de pèlerinage consacré à un moine bénédictin du IXe siècle. Des ouvrages ont été écrits pour raconter les miracles qui se firent après la mort de cet ermite. Ne disait-on pas que des blessés guérirent, que des aveugles recouvrèrent la vue et que peste, gravelle et ulcères furent anéantis par la sainteté du lieu ?
Quant à sa naissance, la date en est des plus incertaines. Les historiens la fixent entre Novembre 1493 et Mai 1494, sans s’accorder un jour précis. Sans pouvoir être très précis, considérons que Paracelse est né dans la fin de l’année 1493, c’est-à-dire à l’aube de la Renaissance.
On connaît fort peu de choses de la mère de Paracelse ; il est probable que celui-ci la perdit alors qu’il était encore jeune. En revanche, on sait que son père, Wilhem von Hoheneim de haute lignée mais de naissance obscure, était médecin. Paracelse en parle comme de son premier maître et il est certain qu’il joua un rôle déterminant dans la future vocation de l’enfant et dans les premières années de son éducation qui furent essentiellement basées sur l’observation de la nature, la récolte des simples et la préparation des remèdes.
Origine du surnom Paracelse
Wilhem donna à son fils le prénom inhabituel de Théophraste ; ceci est incontestable, de nombreuses signatures le reproduisent. Le prénom Philippus lui fut également attribué, mais on n’en retrouve la trace certaine que sur sa pierre tombale et rien ne prouve qu’il l’ait utilisé lui-même de son vivant. Auréolus lui aurait été attribué par son père à cause des cheveux blonds de son enfance, à moins qu’il ne s’agisse d’un prétentieux surnom qu’il se serait attribué durant ses études, la mode étant à la pédanterie…
Mais le plus important est sans doute de savoir d’où vient le mot Paracelse, ou plutôt Paracelsus, pour rester fidèle à la consonance latine de l’époque. Il est certain qu’il y a une relation entre Hohenheim (« demeure d’en haut ») et Celsus (élevé, haut). Mais il faut probablement rechercher davantage la relation avec Celsus, célèbre médecin de l’Antiquité doublé d’un savant consciencieux. Dans ce cas, Paracelse signifierait « au-delà de Celse ». Ainsi, certains pourraient traduire Philippus Auréolus Théophraste Bombast von Hohenheim dit Paracelse de la manière littérale suivante : « Le révélateur auréolé à la parole divine de la demeure d’en haut qui dépasse Celse ».
Premières années d’étude
Peu de temps après la naissance de Paracelse, son père trouve un poste à Villach. En plus de son activité médicale en ville, il est employé dans les mines et peut-être enseigne-t-il à l’école minière. Il est certain qu’il communique alors à son fils un intérêt pour la métallurgie et des connaissances dont l’influence sera considérable sur ses études et écrits ultérieurs.
Puis, lorsqu’il est en âge de poursuivre plus scolairement son éducation, l’enfant est pris en charge par des institutions religieuses, par des ecclésiastiques pour ce qui concerne la Bible et les connaissances générales ; certains maîtres lui transmettront des enseignements plus secrets qui lui ouvriront, écrit-il plus tard la porte de la « Philosophia adepta »…
Indépendamment de toute interprétation ésotérique de ses premières études, Paracelse possède à cette époque une bonne formation, particulièrement en trois domaines : la religion chrétienne, à laquelle il restera fidèle toute sa vie, la botanique que lui a enseigné son père et qui sera la base de sa pharmacopée et la métallurgie qui le poussera à la pratique de la science alchimique, sans compter une approche de la médecine qu’il a acquise en observant son père soigner ses patients. Il a seize ans. Il part pour Vienne où il recevra son premier titre de bachelier de médecine. Mais l’enseignement dogmatique et sclérosé ne le satisfait pas longtemps. En 1511, il quitte cette ville pour aller visiter d’autres universités qui lui laisseront une impression aussi péjorative…
L’Abbé Trithème
Devant le manque d’intérêt réel des universités visitées, Paracelse se met en quête d’un savoir plus authentique. C’est au cours de cette recherche que Paracelse entendra parler de l’Abbé Trithème. Par souci d’objectivité, il faut remarquer que les meilleurs exégètes de Paracelse ne sont pas tous d’accord sur ce point particulier. Ainsi, Anna M. Stoddart et Walter Pagel affirment que Paracelse aurait reçu un enseignement assez approfondi du célèbre bénédictin, tandis que Sudhoff réfute cette thèse, d’une manière un peu passionnelle, faut-il tout de même préciser. Guy Bechtel, quant à lui, va jusqu’à nier le seul fait qu’ils se soient rencontrés…
Mais, sans entrer dans cette polémique, peut-être est-il nécessaire de rappeler qui était ce fameux Abbé Trithème.
Jean (ou Johanes) Heidenberg est né en 1462 à Trittenheim et c’est du nom de ce lieu qu’il construit le surnom à consonance symbolique sous lequel il est connu. Il étudia la Kabbale et l’ésotérisme avec un petit groupe d’amis dont Rodolphe Huesman, dit Agricola. Durant l’hiver 1482, alors qu’il voyage pour aller voir sa mère, il est surpris par la neige abondante qui l’oblige à se réfugier à l’abbaye bénédictine de Spanheim. Y fit-il une rencontre déterminante ou une prise de conscience quant au but de sa vie ? Il est difficile de le dire, mais touché par la Grâce, il déclara après quelques jours, au prieur, qu’il renonçait au monde. A partir de cet instant, tout alla très vite : le 2 Février, il quitta l’habit séculier, le 21 Mars, il fut admis au nombre des novices et il fit profession le 21 Novembre. Puis, lorsque l’abbé mourut, le 9 Juillet 1483, alors qu’il était encore le dernier des profès, une élection, qui fait bien des jaloux, le porte à la tête du monastère. Il a 21 ans.
En quelques années, le monastère est complètement réformé : les dettes payées, les bâtiments réparés ou reconstruits et, surtout, la bibliothèque s’emplit considérablement, jusqu’à devenir la plus importante du pays. On en parle et on parle de Trithème. Sa notoriété croit en même temps que son érudition. Il écrit, d’abord sur la théologie et la foi, ce qui n’inquiète personne : n’est-il pas un abbé connu pour son savoir et sa diligence à transmettre l’enseignement chrétien ? Mais tout change lorsqu’il aborde la cryptographie, science des langages cachés et la tradition ésotérique. Sa connaissance prend une odeur de soufre, soigneusement entretenue par les jaloux… On noircit son portrait, puis on l’attaque de front et il acquiert la réputation, largement injustifiée, de personnage louche. Bientôt, il doit se démettre de ses fonctions et quitter Spanheim. Après une période d’instabilité, il devient prieur du monastère Saint-Jacques, à Wurtzbourg où il mourra après neuf ans de travaux essentiellement consacrés à l’écriture. De nos jours, on est à peu près sûr que les attaques portées contre Trithème étaient sans autre fondement que la malveillance, la peur de l’inconnu et la jalousie. S’il n’a pas été démontré que Paracelse ait reçu son enseignement, on peut tout de même remarquer une influence du célèbre abbé sur certains écrits. Mais, bien sûr, cette influence peut avoir d’autres origines. Il est par contre évident que les deux personnages ont souffert toute leur vie de l’incompréhension de la plupart de leurs contemporains. Est-ce la seule chose qui les ait rassemblés ?
Premiers voyages d’étude
Paracelse ne souffre aucun compromis dans sa quête du savoir : il faut qu’il aille le chercher à sa source. Les litanies doctrinales des universités ne lui suffisent pas. Aussi, poussé par son insatiable soif de connaissance, il va chercher partout et de toutes les manières possibles le moyen de perfectionner son art.
Après avoir montré à son père son titre de bachelier, en 1512, il prend la route. Il ne s’arrêtera que 29 ans plus tard, lorsque, appelé pour son ultime voyage, il lui faudra abandonner sa dépouille mortelle à la terre…
Nous connaissons mal la chronologie exacte de ses premiers voyages, car il n’avait pas alors une notoriété qui justifiait d’inscrire ses passages dans les archives des villes visitées. De 1513 à 1517, il termine probablement sa formation universitaire, notamment à Ferrare où il demeure deux ou trois ans. Il y obtient son titre de Docteur en médecine : « Doctor in utraque medecina ». On le signale également à Cologne et à Paris, sans qu’il soit réellement possible de donner de dates. Puis, il part pour Montpellier, célèbre université où enseigna l’alchimiste Arnaud de Villeneuve, au XIIIe siècle (Paracelse, y étudie ses écrits) et où Rabelais sera reçu médecin en 1531. Il s’imprègne de la culture arabe, très influente dans cette ville.
Il quitte ensuite la France pour Bologne et Salerne. Ensuite, il part pour l’Espagne, séjourne à Grenade et va même jusqu’à Lisbonne, au Portugal. En Espagne, il rencontre les Alumbrados ou « confrérie dorée ». On a parfois dit que ceux-ci étaient précurseurs de la Rose-Croix du XVIIe siècle. Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que les Alumbrados, société secrète apparue en Espagne vers 1509, étaient imprégnés d’une philosophie particulière, sorte de synthèse ésotérique entre le Soufisme et le Christianisme. Pour la petite histoire, il faut signaler que beaucoup de partisans de cette école de pensée furent brûlés vifs…
La science des métaux
Nous avons déjà exposé l’intérêt que Paracelse montrait vis-à-vis de la métallurgie. On peut expliquer cela de plusieurs manières qui, finalement se rejoignent.
Tout d’abord, comme nous l’avons vu précédemment, Wilhem, son père, était attaché à une école minière et il est probable que le jeune Théophraste fut imprégné des premières observations de son enfance. Par ailleurs, la connaissance profonde de la nature intrinsèque des métaux fait partie des bases de l’Alchimie, or Paracelse était très versé dans cette discipline. Enfin, il faut savoir qu’aux alentours de 1515, il séjourna à Schwatz, dans le Tyrol, pendant près d’une année. Or, les mines de Schwatz étaient fort connues et c’est probablement là qu’il posa les bases de ses théories futures sur l’usage médicinal des métaux. Il est probable que c’est de cette époque que date son « Archidoxa« , un de ses premiers livres dans lequel il traite beaucoup des propriétés thérapeutiques des métaux. Enfin, après Lisbonne, il s’embarque pour l’Angleterre et, à nouveau, il est confronté aux mines de plomb de Cumberland, ainsi qu’à d’autres, riches en étain.
Chirurgien militaire
C’est sans doute en Angleterre que Paracelse réalise les possibilités d’étude qu’offre une armée en campagne, pour celui qui désire approfondir et mettre en pratique ses connaissances médicales. En effet, les cours d’anatomie, à l’université sont nettement insuffisants et le médecin moyen est particulièrement démuni, face aux blessures graves. C’est pourquoi Paracelse, faisant fi du mépris qu’avaient les Docteurs pour cette profession jugée subalterne, s’engage comme chirurgien militaire, où plutôt comme « barbier chirurgien », pour respecter la terminologie de l’époque. C’est l’armée hollandaise qui l’accueille tout d’abord. Au cours des déplacements de celle-ci, il approfondit ses connaissances sur le terrain, d’une part, et, d’autre part, il recueille ici et là toute l’essence d’une médecine ignorée des milieux officiels. Des médicaments chimiques ou alchimiques aux secrets ésotériques et mystiques sur la guérison spirituelle, en passant par les conjurations, les contre-envoûtements des sorciers de villages et les remèdes de bonnes femmes, de l’utilisation des plantes courantes aux substances précieuses et presque introuvables, il recueille tout, minutieusement, avec le respect de celui qui sait que le médecin ne doit rien rejeter à priori et que même le moyen le plus incompréhensible ou le plus inattendu peut parfois sauver une vie. Chaque jour, à chaque bataille, pendant huit ans, il travaille avec acharnement. C’est sans doute des observations qu’il fait pendant cette période que naîtra un de ses ouvrages majeurs : La Grande Chirurgie, qu’il publiera en 1536. Bien sûr, il ne travaille pas que pour la Hollande. En 1522, par exemple, il entre au service de Venise, ce qui lui permet de rencontrer les Turcs, à Rhodes. Il a ainsi l’occasion d’être confronté aux blessures par flèches…
C’est durant la période où il fut chirurgien qu’il semble que Paracelse ait commencé à porter cette grande épée qui allait devenir un élément de sa légende. Sur le pommeau de celle-ci, on peut voir gravé le mot « Azoth », bien connu des Fils d’Hermès. Mais le port de l’épée est aussi le signe d’appartenance à un ordre de chevalerie…
En 1525, quand il quitte le service de Venise, il a voyagé dans toute l’Europe, de Stockholm à Rhodes. Sa connaissance médicale est incroyablement étendue, sa pratique est celle d’un Maître et sa renommée est internationale : 18 princes, abandonnés par leurs médecins et guéris par lui peuvent témoigner de sa prodigieuse efficacité…
Ce n’est pas la parole qui fait le médecin, mais les œuvres
Paracelse n’a plus besoin de suivre les armées. En plus des compétences, il a acquis un mode de vie auquel il restera toujours attaché, mais qui est si inhabituel qu’il lui causera beaucoup de tort, surtout de la part de ses confrères. Il faut dire qu’il leur ressemble si peu qu’il les met constamment mal à l’aise. Par exemple, il ne porte ni la robe ni le bonnet rouge, attributs de son rang. Comme il le dit lui-même, il ne supporte pas les rubans et les fioritures : ce sont des manières de femme ou de courtisan… Surtout, il a gardé une simplicité de parole qui peut être interprétée comme de la provocation. On peut comprendre facilement cette habitude : à la guerre tout est urgent, on n’a pas le temps de mâcher ses mots ; sous le tir de l’ennemi, le savoir-vivre bourgeois n’a pas sa place, seule l’efficacité compte. Et il faut bien reconnaître que, si tout lui est reproché quant à la forme, bien peu de ses opposants osent l’attaquer sur ses résultats. Il écrit lui-même, dans la sixième de ses Sept défenses, ouvrage dans lequel il répond aux principales attaques dont il fait l’objet, de la part du corps médical : « (…) Les autres médecins ont peu de connaissances. Ils s’aident de paroles amicales, charmantes et polies. Ils répondent aux gens avec des paroles belles et courtoises. Ils étirent leurs propos en une onction pleine de subtiles distinctions, des « revenez bientôt, cher monsieur, allons chère madame, accompagnez monsieur ». Quelle est ma manière ? « Que me voulez-vous ? Je n’ai pas le temps ! Ce n’est pas si urgent ». Et ma sérénade est terminée. Ils ont ainsi tourné la tête aux malades qui croient que l’art médical consiste uniquement en une vie joyeuse et pleine d’embrassades, en vétilles épistolaires, en citations de titres en compliments. Ils traitent de junker celui qui vient d’une épicerie et ils appellent « monsieur votre altesse » un cordonnier et un balourd que je tutoie. Mais moi, au moins, je leur donne ce que j’ai dans ma cornue. Je ne veux rien gagner avec la bouche, mais seulement avec les œuvres ».
On comprend qu’avec ce genre de langage il ne puisse s’établir nulle part. Partout où il passe, il hérisse les épidermes. Ne pouvant rester en aucun endroit, il voyage sans cesse, jalonnant sa route de guérison miraculeuse. « Personne ne me voulait du bien, sauf les malades que je guérissais ».
Installation éphémère à Strasbourg
Dans le sillage de Luther et de la Réforme, certains groupes extrémistes entrent en révolte ouverte contre l’autorité religieuse. Les troubles qui s’ensuivent prennent rapidement un caractère social. Au point culminant de l’insurrection, dans les campagnes, les paysans malmènent les prêtres et pillent les églises. Ces interventions sont condamnées par Luther qui restera toujours pacifiste et respectueux des hiérarchies. A partir de 1525, les insurgés connaissent des revers et la révolte est sévèrement réprimée, notamment à Salzbourg où se trouve justement Paracelse. Il est difficile de dire quel rôle exact il joue dans ces mouvements de sédition, mais il est probable qu’il soutient certains groupes opprimés qui, à travers cette rébellion luttent contre la misère qui les accable. Quoi qu’il en soit, Paracelse est impliqué et il doit fuir rapidement, menacé d’être arrêté, alors qu’il est possible qu’il n’ait apporté qu’une aide médicale en soignant les blessés. Il doit donc quitter Salzbourg où il aurait tant voulu s’établir. De plus ces épisodes fâcheux s’intègrent à sa réputation de marginal et il reprend la route.
C’est à cette époque qu’il arrive à Strasbourg. Cette ville affiche alors une tolérance telle qu’on la considère comme la capitale des libertés. L’humanisme triomphe et les religions cohabitent. En 1526, il s’inscrit sous le nom de Théophraste à la guilde « Zur Lutzerne » qui réunit sans distinction de classes des médecins, des chirurgiens, des apothicaires, dans un bon esprit de collaboration qui convient tout à fait à sa vision de l’art thérapeutique. Il est d’ailleurs fort bien accueilli et, dès son arrivée, les malades accourent vers lui ; on le demande même dans toute la région. Mais, comme les guérisons se multiplient, l’ombre qu’il fait a beaucoup développé jalousie et controverses. Il doit songer à quitter la ville. Or Paracelse a guéri un personnage influent de Strasbourg, Capiton, réformateur de la ville, et celui-ci le tient en grande estime. C’est peut-être lui qui l’introduit dans les milieux de Bâle.
Rencontre d’Érasme
A cette époque, la ville de Bâle est divisée ; plusieurs idéologies s’y affrontent, notamment, aux extrêmes, l’église romaine et la réforme. Entre ces deux polarités se développe un humanisme plutôt tolérant, dont le représentant le plus connu est Érasme. Le philosophe va en effet jouer pendant un certain temps un rôle d’arbitre entre catholiques et réformateurs. Il faut cependant préciser qu’Érasme, qui entretient une correspondance régulière avec toute l’élite intellectuelle d’Europe, ne tient pas trop à s’engager dans les excès religieux des différents partis : tout fanatisme l’indispose, il croit en la liberté de l’Homme et propose une attitude de modération que personne ne souhaite. Attaqué de toute part, le Hollandais se retire de la vie publique et s’isole au sein d’un petit groupe d’amis, dont son vieux camarade, l’éditeur Johannes Froben. Érasme habite chez ce dernier qui est sérieusement malade. Une de ses jambes ne répond plus et les médecins, impuissants, ne parvenant à le soulager, lui proposent l’amputation… C’est à cette période qu’il entend parler de Paracelse et il l’envoie chercher à Strasbourg.
Quand Paracelse examine le malade, au début de l’année 1527, Froben n’est pas dans un brillant état. Il le soigne et l’éditeur voit son état s’améliorer de jours en jours, jusqu’au point où il retrouve l’usage, au moins partiel de sa jambe. Il n’est, bien sûr, plus question d’amputation et Froben déborde de reconnaissance. Mais Paracelse se fait également un autre ami : Érasme qui est témoin de la guérison et qui demeure fortement impressionné par les qualités exceptionnelles du médecin. A tel point qu’il lui demande à son tour une consultation. Après que Paracelse lui ait fait parvenir son diagnostic, l’humaniste lui écrit une lettre pleine de déférence dont voici un extrait : « Ce n’est certes pas déraisonnable, ô médecin par qui Dieu donne la santé du corps, de souhaiter la santé éternelle à ton âme (…). S’il existe quelque solution critique qui puisse alléger la douleur, je te prie de me la communiquer (…). Je ne puis t’offrir des honoraires équivalents à ta science, mais certes une gratitude infinie. Tu as rappelé du pays des ombres Froben qui est mon autre moitié, et si tu parviens à me guérir, tu auras guéri deux êtres ne faisant qu’un… ».
Et si Paracelse venait s’installer à Bâle ? Cette idée suit son chemin dans l’esprit des deux illustres (et influents) malades…
Professeur d’université à Bale
A Bâle, le poste de médecin de la ville est vacant depuis quatre ans : on ne trouve pas l’homme convenable pour l’occuper. Or Paracelse est reconnu comme un esprit novateur qui, c’est espéré par certains, ne tardera sûrement pas à rejoindre officiellement les partisans de la Réforme. Par ailleurs, il est considéré comme un grand savant et un thérapeute exceptionnel.
Donc, Paracelse reçoit sa nomination. Or, la charge de médecin municipal comprend deux fonctions bien distinctes relevant chacune d’une autorité spécifique : la partie médicale et sociale relève de la municipalité qui a droit de désignation mais le médecin désigné reçoit en même temps une chaire d’enseignement qui dépend directement de l’université. Pour fixer le décor, précisons que la municipalité soutient la Réforme et que l’université est un bastion farouchement catholique. C’est ainsi que Paracelse, qui n’est partisan d’aucune des deux idéologies, va se trouver placé entre le marteau et l’enclume. Non seulement il n’est ni catholique ni protestant, mais il n’est même pas humaniste, trop novateur pour puiser ses idées du passé. Et alors qu’Érasme était persuadé qu’il serait un élément modérateur, il va produire une petite révolution autour de lui.
Dès son arrivée, au début de 1527, il refuse de se plier aux règles, telle cette formalité qui exige que le nouveau venu présente ses diplômes. Puis, très rapidement il attaque les partisans de Galien dans ses cours. Mais son plus grand coup d’éclat, c’est le jour de la Saint-Jean, le 24 Juin 1527 : il jette dans le feu de joie allumé par les étudiants pour la fête un — ou plusieurs ? — traité de référence. Par ce geste, qui n’est pas sans rappeler celui de Luther qui, en 1520, avait publiquement brûlé des livres de droit canon et la bulbe papale, il livre aux flammes le symbole d’une médecine périmée à laquelle il n’accorde plus aucun crédit…
Cette fois, il a dépassé les bornes. Il est renvoyé de son amphithéâtre. D’autant plus que, comme pour aggraver son cas, il s’en prend aux apothicaires qu’il traite de « marmitons empoisonneurs » ! Il est difficile de lui donner tort quand on sait que ces derniers sont financièrement compromis avec le corps médical lorsqu’ils préparent des remèdes onéreux dont ils connaissent parfaitement l’inefficacité… Paracelse apparaît alors comme une sorte de justicier incorruptible, qui dérange un peu tout le monde et dont le nombre d’ennemis ne fait que croître.
Cependant, grâce à l’intervention du Conseil de la ville, il reprend ses cours et on se presse pour l’écouter, car il a trouvé des auditeurs chez les chirurgiens et les humbles qui désirent sincèrement apprendre. Il faut ajouter qu’il enseigne souvent en allemand, ce qui est un événement considérable à une époque où les cours sont faits en latin, c’est-à-dire accessibles seulement à une classe sociale privilégiée.
Un Maître exceptionnel
Paracelse a de plus en plus d’élèves. Ceci est du en partie à son mode d’enseignement qui permet à tout étudiant motivé de suivre ses cours, quelle que soit la situation sociale et financière. D’autre part, son esprit de pionnier plait à tous ceux qui sont lassés des dogmes éventés qu’on leur répète sans cesse. Mais ce qui impressionne le plus c’est sa très grande maîtrise de l’art de guérir et ses qualités humaines exceptionnelles. Certes, Paracelse est exigeant, bourru et susceptible, mais sous ce caractère difficile se cache une générosité inhabituelle : il reçoit ses élèves chez lui, leur parle dans un langage simple et direct, assurant même le gite et le couvert aux plus pauvres.
Son enseignement est si apprécié que ses étudiants acceptent, sur ses conseils, de se passer de vacances : une vie est déjà si courte pour maîtriser la science médicale ! Pas question de perdre du temps. C’est ainsi que durant l’été 1527, il parcourt les campagnes, suivi d’une cohorte de disciples qui l’écoutent attentivement parler des vertus des plantes ou des minéraux, comme lui même suivait son père, de nombreuses années auparavant. Paracelse se fait aussi accompagner lorsqu’il visite les malades ; ainsi, chacun peut observer, ausculter, palper et comprendre par lui-même. Ces consultations sont autant d’occasions de remarquables leçons spirituelles. Un médecin doit avoir un sens inné de l’éthique et exprimer sa compassion vis-à-vis de tous ceux qui souffrent. Il est un vivant exemple de ces qualités, ne faisant pas payer les pauvres, leur procurant des remèdes gratuitement. Attentif, il observe, écoute et agit inlassablement, donnant le meilleur de lui même à ceux qui souffrent. Un jour, une femme vient le trouver pour son mari qui est mourant. Il examine l’urine du malade et lui donne une de ses préparations. Le lendemain, l’homme est guéri. Alors que l’épouse s’apprête à payer Paracelse de son dernier florin, il lui dit : « Chère femme, garde ton argent. Achète à manger et à boire pour ton époux et pour toi-même. Et surtout, n’oublie pas de rendre grâce à Dieu ».
Incompris et calomnié
Mais ses élèves ne peuvent comprendre la raison des extraordinaires guérisons qui parsèment sa route. Ils le suivent religieusement, attribuant ses succès thérapeutiques à des miracles dus à son charisme. Ses ennemis, au contraire, répandent autour de sa réputation une odeur de soufre : qui pourrait guérir l’inguérissable sans l’aide du Malin ? Et puis, Paracelse est trop confiant, il invite ses amis et ses élèves à boire, faisant lui-même largement honneur à la bouteille, un peu trop, sans doute… Le vin qu’il boit est autant d’eau apportée au moulin de ses détracteurs. Il ne répond pas aux « normes » de quelqu’un de sage. Et comme, pour la plupart, les normes sont plus importantes que les œuvres, ses amis même s’interrogent. Sans parler du peu de soin qu’il accorde à sa toilette… Tout cela contribue à ruiner l’opinion qu’on se fait de lui. En Octobre 1527, un pamphlet résumant tout ce qu’on lui reproche est affiché. Furieux (il faut dire que le texte est excessif, voire calomnieux), il proteste auprès de la municipalité. Mais Paracelse, bien que les autorités le reconnaissent comme un savant génial, un médecin exceptionnel et un grand homme, devient de plus en plus encombrant. Comment contrôler la fougue de ce personnage qui veut aller plus vite que les mœurs de son époque ? Le Conseil Municipal est bien embarrassé.
Dans ce climat difficile, une dernière affaire va précipiter son départ. Un chanoine, nommé Cornélius de Lietchtenfels, promet cent florins (somme énorme) à Paracelse si celui-ci parvient à le débarrasser d’une terrible douleur d’estomac rebelle à tout traitement. Le médecin fait avaler à son patient une petite pilule et quelques jours plus tard, le chanoine est en pleine forme. Mais pour ce qui est des honoraires, il se contente d’envoyer six florins (prix d’une consultation de « spécialiste »). Paracelse proteste : s’il soigne les pauvres gratuitement, il n’admet pas que les riches méprisent leurs engagements ; surtout que ce n’est pas la première fois que cela lui arrive avec ce genre de personnage. Il fait appel aux tribunaux, mais tout le monde est fatigué de sa présence et il lui est demandé de se contenter de six florins qui constituent selon les juges des honoraires suffisants. Mais Paracelse n’a pas l’habitude de céder quand il est dans son droit. Paracelse écrit en s’en prenant au tribunal qu’il dit incompétent pour juger ce genre d’affaire. Les magistrats s’estiment diffamés et le médecin doit fuir la nuit, en direction de l’Alsace pour éviter la prison.
Son séjour fut court, mais la médecine ne se relèvera jamais, à Bâle, de son passage. Les étudiants gardent trop en mémoire les leçons de Paracelse. Ses ouvrages seront imprimés dans cette ville, et dix ans après, il y sera officiellement enseigné…
Nouveaux voyages, nouvelles guérisons
C’est le cœur gros que Paracelse abandonne Bâle. Cette courte étape fut sans doute l’apogée de sa carrière. En le nommant médecin municipal et professeur d’université, l’administration d’une grande ville avait reconnu officiellement ses compétences. Et puis ses confrontations directes avec la médecine majoritaire l’avaient obligé à ordonner sa pensée, à sonder son argumentation, à développer sa science avec pédagogie pour la rendre accessible à ses élèves. Aussi, malgré sa peine, Paracelse a beaucoup mûri grâce à Bâle.
Après avoir transité par Ensisheim, où une météorite d’une exceptionnelle importance est tombée (il l’étudie et la décrira dans son ouvrage Des Météores), il gagne Colmar, où il prend un peu de repos chez Lorenz Fries, un médecin avec qui il a déjà correspondu. Cette escale lui est salutaire, car il est épuisé et semble avoir vieilli prématurément. Il profite également de cette pause pour envoyer Oporinus, son disciple et valet, récupérer ses quelques affaires laissées à Bâle lors de son départ précipité. Pendant quelques temps, il exerce à Colmar, guérissant à tour de bras et se faisant des amis parmi les notables et les humanistes. Extrêmement sollicité, il est « admiré de tous à l’égal d’Esculape », comme l’écrira plus tard Oporinus.
Ce disciple est sans doute aussi paradoxal que son illustre maître. Consciencieux et utile, il est également jaloux et assez peu compréhensif. Est-ce pour cela que Paracelse s’en sépare en cette année 1528 ? De toute façon, Oporinus a une femme à Bâle qu’il ne peut laisser indéfiniment seule…
Lorsque le disciple rentrera à Bâle, il se laissera aller à dénigrer son maître d’une manière parfois justifiée, notamment à propos de son impulsivité ou de son penchant rabelaisien pour la bouteille, mais souvent calomnieuse, tout en devenant, par ailleurs, un imprimeur sérieux et estimé. Cela peut s’expliquer par le fait qu’Oporinus devait avoir besoin d’une vie régulière, d’une situation sociale sans ambiguïté et l’anticonformisme de son maître était sans doute une source de souffrance. Après avoir tranquillement vécu pendant quarante ans, il mourra en regrettant sa conduite envers son ancien maître et il reconnaîtra humblement qu’il n’avait rien compris à la grandeur de celui qui lui avait fait l’honneur de son amitié.
Quand à Paracelse, il part pour Esslingen, petite ville pauvre où les malades qui le sollicitent sont des miséreux. Il les soigne gratuitement, selon son habitude et toute une cohorte de disciples-parasites se presse chez lui. Ils sont autant attirés par sa renommée que par la certitude d’un abri. Paracelse, malgré son air bourru n’a jamais su dire non aux malheureux et, malgré son peu de ressources, il leur offre tant bien que mal le gîte et le couvert. Par ailleurs, il a reconstitué son laboratoire, et il travaille sans relâche, jour et nuit, ne s’accordant pratiquement pas de sommeil. Il réalisera de remarquables travaux d’alchimie, toujours orientés vers la guérison de ceux qui souffrent. Il perfectionne ses quintessences végétales et approfondit sa prodigieuse connaissance de la médecine hermétique. Actuellement, son nom est associé à la spagyrie, sorte d’utilisation médicale des principes et préparation alchimiques. Se consacre-t-il alors au Grand Œuvre ? En tout cas, il réalise la fabrication de « l’or potable », remède universel permettant une régénération totale du corps. En revanche, Paracelse ne se ménage pas et son organisme accuse les nuits de veille de plus en plus durement. On peut s’étonner qu’il n’utilise pas ses propres préparations, dont les témoignages d’efficacité miraculeuse nous sont parvenus. Sans doute pour la même raison que le Christ dans le désert ne s’accordait pas même un pain, alors qu’il les multipliait pour d’autres.
Nuremberg
L’étape à Esslingen a permis à Paracelse d’écrire, et il va chercher à se rapprocher d’une ville d’édition. C’est ainsi qu’il arrive à Nuremberg le 23 Novembre 1529 très mal accueilli par les médecins, il réitère ses invectives à leur égard. De plus, il a le mauvais goût de guérir des incurables, ce qui n’arrange pas ses affaires avec le corps médical. C’est ainsi qu’il sauve une dizaine de lépreux qui étaient abandonnés par la faculté, faisant comprendre aux Docteurs de la ville qu’ils ne font pas le poids.
Il accuse également la Réforme et ses alliances avec les classes dirigeantes qui oppriment le peuple. Dans une ville où les protestants exercent une influence considérable, ce n’est pas particulièrement démagogique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit partisan du catholicisme. Pour lui, comme il l’exprime trivialement, le Pape et Luther sont deux putains qui se disputent leur virginité…
Quant à ses écrits, ils ne passent pas plus inaperçus : son traité sur la syphilis est frappé de censure, car Paracelse y dénonce l’inutilité du traitement au bois de Gaïac ; or, cette plante qui vient d’Amérique est transportée en bateaux par les Fugger, princes du commerce et de la finance dont le rôle politique est indiscutable. De trop gros intérêts économiques sont en jeux pour qu’on laisse un médecin les renverser. Paracelse, conciliant, propose un débat public pour lui permettre de soutenir son argumentation à la faveur des malades, mais ses démarches restent sans effet. Il se retire donc, après avoir tout de même édité un certain nombre d’ouvrages, à Beratzhausen, un village situé près de Ratisbonne. Il y poursuit la rédaction d’œuvres fondamentales comme le Paragranum. Mais, peut-être à la suite de l’ingratitude d’un malade qui lui aurait fait du tort, il reprend la route.
Après un nouveau passage à Esslingen, il séjourne au moins six mois à Saint-Gall, en Suisse, où il a été appelé pour soigner un magistrat dont la santé nécessite une surveillance constante. Il y achève son remarquable Opus Paramirum au début de 1531. Il assiste, à cette époque, au passage de la comète de Halley dont il tirera des conclusions astrologiques.
En 1533, Paracelse est en Appenzell. Il y vit misérablement, souffrant même de la faim, car les pauvres sont nombreux et il ne peut exiger d’eux la moindre obole, lorsqu’il les soigne. Parallèlement aux soins qu’il donne, il commente la Bible et enseigne les Évangiles. Dans un total dénuement, il prêche en insistant sur l’humilité et sur la valeur du travail et de l’action juste, alors que les protestants, dont il se distingue nettement, estiment que les « œuvres » sont inutiles au salut. Malgré sa grande pauvreté, il travaille et étudie continuellement.
Après avoir encore voyagé, il arrive en 1534 à Innsbruck où, espérant s’installer, il demande une autorisation aux autorités municipales. Elle lui est refusée, simplement à cause de son apparence misérable : ne saurait être médecin un homme qui court les chemins en haillons… Très choqué par cette attitude, Paracelse réalise qu’il ne pourra être sollicité qu’en un lieu où la médecine des « bonnets rouges » est impuissante, où la présence de grandes maladies élimine radicalement toute forme de snobisme ou de ségrégation, où seule l’efficacité compte.
La peste
Or, à Sterzing sévit la peste et un médecin ne saurait y être refusé. Quand il arrive dans la ville, il voit bien que les Docteurs y sont complètement inefficaces. D’une part, ils ne savent rien de la maladie, d’autre part, ils sont terrorisés et se cachent de leurs malades. Paracelse, au contraire, va au devant d’eux. Il en profite pour rédiger quatre chapitres sur la peste dans lesquels, à l’encontre des théories anciennes, il écrit que la maladie est le résultat d’un agent spécifique. Malheureusement, Paracelse tombe lui-même malade et il doit quitter la ville pour Mérant où il trouve des conditions plus favorables à sa convalescence.
En 1536, après une expérience désagréable avec un imprimeur d’Ulm, il publie à Augsbourg une pièce maîtresse de son œuvre : la Grande Chirurgie ; ce livre allait connaître un vif succès.
Dernières années d’existence terrestre
En 1537, Paracelse reprend une nouvelle fois la route. A chacune de ses escales, il poursuit la rédaction de ses œuvres et soigne des malades. Certains grands personnages le consultent, ce qui semble signifier un regain de notoriété dans la haute société. C’est ainsi qu’il soulage le grand Maréchal Johann von der Leipnick. Puis il passe à Presbourg où il est accueilli honorablement : le greffier municipal lui offre un banquet auquel assistent les notables. Il arrive ensuite à Vienne, où il est reçu par le roi Ferdinand. Mais il n’est pas certain que les entrevues se soient déroulées harmonieusement. Paracelse était sans doute trop marginal et l’influence des médecins du roi, jaloux et inquiets, n’a pas du lui être favorable.
En passant à Villach, en 1538, il apprend que son père est mort, quatre ans auparavant. Il reçoit son maigre héritage et reste quelques mois dans sa ville natale. Comme toujours, il écrit beaucoup. Puis, il se déplace un peu dans la région, appelé en consultation, parfois par d’illustres malades, comme cet Albert Basa, médecin personnel du roi de Pologne. Mais sa santé personnelle, minée par les voyages, l’hostilité et le travail colossal de recherche qu’il a réalisé, décline de plus en plus.
Comme ultime manifestation d’une gloire qui lui fut si souvent refusée, il est invité et reçu honorablement à la cour du prince-archevêque Ernest de Witzelbach, à Salzbourg. Mais ses forces l’abandonnent et, assis sur son lit de l’auberge du Cheval Blanc, sentant sa fin prochaine, il dicte son testament : il lègue ses instruments de médecine à un confrère et toute sa maigre fortune aux pauvres de la ville. Il précise également comment il entend que se déroule la cérémonie funéraire. Le 24 Septembre 1541, son Esprit et son corps se séparent définitivement. Il n’a pas atteint 48 ans. Il sera d’abord inhumé au cimetière des indigents, puis, en 1752, en guise d’honneur tardif, ses os seront placés dans un obélisque, à l’église Saint-Sébastien de Salzbourg.
Certains doutes subsistent sur les circonstances exactes de la mort de Paracelse et les idées les plus romanesques ont été développées à ce sujet. Aurait-il été victime d’un attentat fomenté par les médecins de la ville ? En tout cas, ce personnage étonnant est mort comme il est né : entouré d’une aura de mystère qui permet aux biographes d’exercer leur créativité et leur imagination…
Il semble que les plus graves attentats dont il ait été victime se soient perpétués à l’encontre de sa pensée. Celle-ci fut méprisée par des adversaires qui ne parvenaient à la saisir. Mais ce n’est pas le plus grave. Des admirateurs ignorants ou, plus souvent, mal intentionnés, portèrent le plus grand tort aux théories développées par ce penseur incompris. Ainsi, le nazisme l’annexa comme un des grands esprits de la race germanique. Ce malentendu flagrant le plaça aux côtés de certains grands maîtres du passé que ce système totalitaire exposait comme une caution à son idéologie : Albert le Grand, Hildegarde von Bingen, Beethoven, Wagner…
Actuellement, on pourrait s’attendre à ce que l’illustre « Docteur Théophraste » soit remis à l’honneur ; ou, tout au moins qu’on le traduise, qu’on l’édite, qu’on encourage sa lecture. Car, même si les découvertes strictement scientifiques sont maintenant dépassées, n’en est-il pas de même de celles de Pascal, Newton ou Pasteur, qui eux sont étudiés à l’école ? D’ailleurs, indépendamment de son œuvre savante, ce remarquable thérapeute a donné des leçons de déontologie qui ne sont pas sans intérêt, malgré le langage un peu cru qui fut employé. Il est naturel que Paracelse ait été craint des médecins de son époque, car il dénonçait leurs imperfections d’une manière brutale et sans concessions : « Sachez donc, médecins, que la médecine n’est pas là pour votre avarice, pour votre magnificence, pour votre vanité, pour vos femmes et pour vos enfants, mais elle est là pour le bien nécessaire des malades ». (De caducis liber — de l’épilepsie —, premier paragraphe). Mais pourquoi n’étudie-t-on pas, de nos jours, son enseignement éthique, pourquoi une œuvre aussi colossale est-elle passée sous silence ?
Peut-être parce qu’à la différence de leurs homologues du XVIème siècle, les médecins modernes sont essentiellement motivés par la compassion et le soulagement des souffrances de leur prochain. Par exemple, aucun thérapeute, aujourd’hui, pénétré de cette éthique incorruptible qui fait sa force, n’accepterait de se compromettre avec l’industrie des « apothicaires » en négligeant les intérêts du malade, n’est-ce-pas ? Il ne viendrait à l’idée d’aucun Docteur, aussi puissant soit-il, d’abuser de ses privilèges ; et si, d’aventure, il se trouvait un marginal capable de guérir avec des méthodes différentes, on peut être certain qu’il serait accueilli avec joie, fraternité et tolérance par toute la Faculté. C’est probablement pour cela que l’éthique développée par Paracelse n’a pas besoin d’être enseignée : ses critiques ne concernent plus personne. C’est la raison pour laquelle on l’a oublié. Et la seule. D’ailleurs pourrait-on imaginer que Paracelse, quatre siècles et demi après sa mort, mettent encore certains mal à l’aise ?
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