Parapsychologie et philosophie entretien L.-J. Delpech et R. Amadou

Le premier point de vue, c’est celui de la définition signalétique. On détermine de quoi il s’agit en gros et cette définition conditionne la recherche.
Et puis, vient, secondement, la définition idéale. Elle est toujours à chercher. Léon Brunschvicg a montré que c’est une illusion de croire l’avoir trouvée. On ne pourrait, en effet, fournir une définition exhaustive d’une discipline que quand elle serait achevée. Or, toutes les disciplines sont en route

Léon-Jacques Delpech cachait sous une allure peu accueillante, à prime abord, une personne humble au rire d’enfant. Nous avons été très lié avec lui de 1980 jusqu’à son décès en 1986. Son érudition était phénoménale. Il était à la fois psychologue, cybernéticien, philosophe, parapsychologue etc. etc. et possédait une mémoire quasi infaillible. On pouvait lire dans les quelques livres que nous avons consulté dans sa bibliothèque l’appréciation de leurs auteurs : Un psychologue (P. Solié) lui avait dédicacé son livre avec ces mots : Au plus philosophe parmi les psychologues ; un cybernéticien (L. Couffignal) écrivait : Au plus philosophe des cybernéticiens et au plus cybernéticien des philosophes etc… Combien de fois nous avons rencontré dans son appartement bd Port-Royal à Paris des chercheurs de disciplines diverses qui venaient lui exposer leurs dernières théories. Souvent il leur citait une ancienne thèse des années 1800 – avec dates et références précises – qui déjà énonçait les mêmes idées… A cette époque nous ne savions ce que serait l’internet et nous n’avions pas pensé garder les écrits de Delpech. D’où ce texte incomplet de dialogues avec R. Amadou. Nous remercions les lecteurs qui disposent d’autres écrits du professeur Delpech de les communiquer à 3e Millénaire…

(Revue Epignôsis. No I, 2ème cahier. Juin 1983)

PRÉSENTATION

Nous avons le plaisir de présenter dans EPIGNÔSIS un document inédit qui ne manquera pas de retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux phénomènes paranormaux, à la parapsychologie, à la psychotronique, aux expériences spirituelles ou mystiques, à l’anthropologie philosophique. Il s’agit d’un dialogue entre deux personnalités fort connues du monde de l’ésotérisme: Robert AMADOU (1924-2006), spécialiste de Louis-Claude de Saint-Martin, et à qui rien n’est étranger de l’ »occultisme » occidental, et Léon-Jacques DELPECH (1908 ?-1986), qui a voué son existence aux études de psychologie — au sens total du terme —, de mystique, de cybernétique, etc. Vu la longueur du texte, dont on pourra consulter ci-après la table des matières, nous le publierons en plusieurs parties, sur dix numéros environ. Nous souhaitons au lecteur autant de plaisir à le lire que nous en avons pris nous-mêmes.

Léon-Jacques DELPECH et Robert AMADOU

PARAPSYCHOLOGIE ET PHILOSOPHIE

Dialogue

TABLE:

CHAPITRE PREMIER: CHRIST ET PROMÉTHÉE

Les mythes d’un parapsychologue — La beauté et la mort — L’amour.

CHAPITRE II: D’UN PARAPSYCHOLOGUE L’AUTRE

Je, parapsychologue — Rencontre de l’étrange — Premières armes — A l’école de Bergson — Dans la familiarité de Blondel — L’affection d’André Malraux — Regards sur l’Orient — Charles Lancelin, mon premier maître — Si Bachelard avait pu… — De Lefébure à Steiner — La sympathie de Maeterlinck — L’amitié de Maurice Magre — La radiesthésie à l’essai — René Warcollier, l’homme de la télépathie — « Psychologie et parapsychologie », Royaumont, 1956 — Un vrai génie vraiment méconnu: Charles Henry — Aujourd’hui, en France et par exemple: Marcotte et Wolkowski.

CHAPITRE III: …ET DE LA PARAPSYCHOLOGIE

Vers une définition — Vers une classification — Postulats — A la recherche d’un modèle — Méthodes — Comment entrer en parapsychologie — Un temps retrouvé.

CHAPITRE IV: « PSI GAMMA »

Communiquer autrement — Télépathie spontanée et télépathie expérimentale — Psychologie des télépathes — Tous les psychismes communiquent entre eux — Cette voyance qu’on dit clairvoyante… — De l’intercommunication A la connaturalité — Au-delà du temps et de l’espace.

CHAPITRE V: HYPNOSE, RYTHMES ET REVES

Refuser l’hypnose… — Mais entrer dans le rythme — Parlons musique et danse —Capitale et méconnue, l’œuvre de Marcel Jousse — Rêvez-vous, Léon-Jacques Delpech ?

CHAPITRE VI: « PSI KAPPA »

Les « phénomènes physiques » existent-ils ? — Voyager hors de son corps — Comment se dédoubler ? — Qu’est-ce que le double ? — Les guérisseurs philippins… — Et les autres — Intermède zoologico-…botanique.

CHAPITRE VII: LE CABINET DU DOCTEUR CALLIGARIS

Entrée en scène — Le scénario — Le ressort parapsychologique —

L’action — La critique — Albert Leprince reprend le rôle — Le dénouement: macrocosme et microcosme.

CHAPITRE VIII: LE « FLUIDE » ET SES MYSTERES

Fluide universel et radiations particulières — De l’od à l’orgone, et des fluidomètres — Ondes de forme et tellurisme — Analyse du fluide: l’ingrédient psychologique — Analyse du fluide l’ingrédient énergétique — Analyse du fluide: l’élément transcendantal.

CHAPITRE IX: D’ABORD PHILOSOPHER

L’idée et le désir de la lucidité — Vocation et apprentissages — Sous le signe d’Athéna: enseignement, congrès et rencontres — Mon grand dessein: une anthropologie intégrale… — Et une psychanalyse de l’Occident — Des philosophes en face du paranormal — Eloge d’une monadologie — Le sens de la parapsychologie.

CHAPITRE X: MORS ET VITA

L’âme, le double et la mort – Je crois à la survie personnelle – Le spiritisme – Comment identifier un « esprit » ? – Parapsychologie et spiritisme – L’extraordinaire aventure de l' »homme-force » – « La vie après la vie » ? – Les animaux survivent-ils ? – Vers une réintégration totale.

CHAPITRE XI: ENTRE LE BON DIEU ET LE DIABLE

Qu’est-ce qu’un miracle ? — L’intuition du divin… — Chez Gaston Bardet, notamment — Le P. Marie-Eugène, théologien — Les anges dans nos campagnes — L’ésotérisme — Affirmation de la transcendance — Avez-vous eu des expériences mystiques ? — Mystique de l’Orient et de l’Occident — La communion des saints.

CHAPITRE XII: POUR UNE ANTHROPOLOGIE INTÉGRALE

L’inévitable problème du mal — Langages — Savoir et pouvoir —

Au monde moderne — La parapsychologie implique que tout est impliqué… — Dans une philosophie de la nature.

Bibliographie.

*** ***

CHAPITRE PREMIER: CHRIST ET PROMÉTHÉE

Les mythes d’un parapsychologue

Robert AMADOU,- Quels sont les grands mythes dont vit Léon-Jacques Delpech et qui le font marcher ?

Léon-Jacques DELPECH – Mes seuls mythes sont les mythes chrétiens et le mythe de Prométhée.

R.A. – Celui-là n’est pas chrétien, du moins dès l’abord.

L.J.D. – J’ai ajouté le mythe de Prométhée.

R.A. – Pourquoi ?

L.J.D. – Parce que c’est un mythe qui me correspond très bien. C’est le mythe de la volonté de puissance et du dépassement. De quoi m’intéresser et me plaire beaucoup.

R.A. – Prométhée a volé le feu à quelqu’un et il l’a apporté aux hommes. Pensez-vous avoir volé ce feu ?

L.J.D. – Malheureusement, je n’ai pas volé le feu, je ne puis donc l’apporter. Dans Euripide, Prométhée ressemble au Christ, et le rapprochement se trouve chez le psychanalyste Caruso; l’un ayant apporté une certaine sagesse, l’autre une technique, tous les deux afin d’aider l’homme. Il y a bien la une ressemblance.

R.A. – Une typologie. Elle existe déjà chez les Pères de l’Eglise: le Christ préfiguré par Prométhée, de même que par Orphée… Mais qu’est-ce qui vous séduit vraiment en Prométhée ?

L.J.D. – Le mythe de la technique moderne.

R.A. – voilà votre côté de cybernéticien.

L.J.D. – Oui, c’est mon côté de cybernéticien.

R.A. – Votre côté de parapsychologue aussi ?

L.J.D. – Aussi.

R.A.- Et Prométhée enchaîné, vous préférez l’oublier ?

L.J.D. – Oui.

R.A. – Vous êtes très subversif. Il n’y parait pas – bonne tactique – mais je le sais.

L.J.D. – Pourquoi subversif ? J’aime beaucoup l’ordre. Au point d’admettre la formule de Goethe: « Je préfère une injustice à un désordre ».

R.A. – Citation pour citation, je choisis le mot de la fin: « Mehr Licht ! Mehr Licht ! ». Mais Socrate puni par le peuple grec, est-ce l’injustice propre à réparer le désordre qu’il a provoqué dans la jeunesse ?

L.J.D. – Je suis contre la justice du peuple. C’est une conséquence de mon antidémocratisme foncier.

R.A. – Vous apportez pourtant la parapsychologie, sinon au peuple (le mot est ambigu), du moins à un public assez vaste.

L.J.D. – Je leur apporte la parapsychologie, parce que je suis dans une société d’un certain type et que je ne peux faire autrement. Dans l’absolu, je préférerais restaurer l’initiation. La diffusion de la parapsychologie est chose extrêmement dangereuse. C’était la hantise d’Aldous Huxley à la fin de sa vie. Quoi de plus épouvantable qu’une dictature fondée sur la maitrise des esprits ? D’après les futurologues, cette catastrophe ne peut arriver avant l’an 2015.

R.A. – La futurologie, on peut aussi la discerner dans la science-fiction. Mais vous n’aimez guère la science-fiction.

L.J.D. – Je n’ai jamais dit cela. J’ai lu trois cents livres de science-fiction et j’ai fait réaliser une enquête par un de mes étudiants, en 1952, au sana de Saint-Hilaire-du-Touvet, sur le sujet. Vous voyez, j’ai été l’un des premiers dans l’Université à m’occuper de science-fiction.

La beauté et la mort.

R.A. – Je suis sûr, en tout cas, de votre prédilection pour la Montagne magique. Quel en est le motif ?

L.J.D. – La question est d’un intérêt médiocre.

B.A. – Vous pensez peut-être, ou vous faites semblant de penser, fût-ce à vos propres yeux, que nous sommes à côté du problème de la parapsychologie. Mais nous sommes au cœur du problème.

L.J.D. – Si vous voulez.

R.A. – Parce que la parapsychologie, ici, c’est Léon Delpech.

L.J.D. – Oui.

R.A. – Et ce qui nous importe plus encore que les références et la bibliographie, où d’ailleurs vous êtes passé maître, c’est l’être que vous êtes et la façon dont vous vous situez par rapport aux autres êtres et par rapport au cosmos. Vous avez, toute votre vie, beaucoup expliqué. Nous allons parler. Le névrosé ne peut descendre aux enfers que par le biais du langage. Car s’il vit dans l’imaginaire, seul le langage peut l’en faire sortir. Il faut passer par le langage pour comprendre la parapsychologie, et passer par le langage de Léon Delpech, parce qu’il faut passer par Léon Delpech. Qu’est-ce donc qui vous séduit dans la Montagne magique ?

L.J.D. – C’est que je connais un peu l’atmosphère des gens tuberculeux. Je suis passé par là moi-même, sans toutefois séjourner dans un sana de montagne, ainsi que dans le roman de Thomas Mann. Mais pourquoi rangez-vous la Montagne magique dans la science-fiction ?

R.A. – En effet, le roman relève d’un tout autre domaine. Simple association de titres… Encore une association. La Mort à Venise, de Thomas Mann, mis en film par Visconti, avez-vous vu ?

L.J.D. – Oui.

R.A. – Avez-vous aimé ?

L.J.D. – Oui, beaucoup. Je n’ai pas des goûts spécialement homosexuels, mais je trouve le film beau, et belle la musique de Mahler.

R.A. – La distorsion que Visconti a fait subir à l’histoire racontée par Thomas Mann ne vous a pas gêné ?

L.J.D. – A ce moment-là, on n’irait jamais voir un film adaptant une œuvre.

R.A. – Et la pièce de O’Neill intitulée Le Rire de Lazare, qu’en retenez-vous ?

L.J.D. – Lazare sait que la mort n’existe pas, il se promène donc dans le monde en répondant à tous les dangers par le rire de celui qui sait.

R.A. – Visconti a métamorphosé l’écrivain en musicien. Vous devriez regretter.

L.J.D. – Au contraire, j’ai trouvé l’idée heureuse. Elle autorise un fond musical très remarquable.

 R.A. – Qu’avez-vous aimé dans La Mort à Venise ? La forme ? Le fond ? Les deux ?

 L.J.D. – Surtout la forme. Le fond, naturellement, je le connaissais très bien, pour avoir lu le roman trois fois. C’est l’histoire de ce vieil écrivain qui est fasciné par la beauté d’un jeune garçon. Le thème se retrouve dans les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte et dans la Ville dont le prince est un enfant de Montherlant.

R.A. – Recherchez-vous la beauté ? La beauté absolue ?

L.J.D. – Certainement. Je suis très attaché à l’aspect esthétique des choses et des gens.

R.A. – Quel est votre canon ? Le canon grec ? Le canon indien ?

L.J.D. – Ni l’un ni l’autre. C’est un canon qui répond à ma sensibilité. Tout ce que je dirai du canon grec, c’est qu’il me parait un peu lourd.

R.A. – Comment définiriez-vous le canon qui répond à votre sensibilité ?

L.J.D. – Je ne le définirai pas.

R.A. – Qui êtes-vous ?

L.J.D. – Un homme qui cherche. Je peux vous dire que l’expérience visuelle m’intéresse et ne m’intéresse pas. Dans une certaine mesure, je méprise les voyages, car j’estime que, grâce à l’intelligence, je puis connaître les pays mieux qu’en m’y rendant.

R.A. – L’œil… Quelles sont pour vous les connotations du mot « œil » ?

L.J.D. – La maladie. J’ai eu les deux cataractes. Voir peu à peu son champ visuel diminuer, percevoir les êtres comme des ombres, être interdit de lecture… Et puis la douleur physique, car j’ai  eu deux accès de glaucomes et j’ai dû rester deux ou trois jours dans une obscurité complète. La moindre lumière me faisait souffrir horriblement.

R.A. – Les Grecs considéraient que la cécité pouvait être une faveur du ciel. Qu’en pensez-vous ?

L.J.D. – Je pense que c’est une occasion de suppléer. J’ai été le secrétaire d’un homme qui ne possédait plus qu’une vision très confuse. Il a réussi, néanmoins, à rédiger quelque sept volumes de 600 pages chacun. Je me suis rendu compte, à ses côtés, du gigantesque effort mental qu’il fallait accomplir pour avoir constamment présent à l’esprit le plan de son œuvre et pour articuler chaque chapitre.

R.A. – N’était-ce pas Maurice Blondel ?

L.J.D. – Si. Pendant trois ans, j’ai vu Blondel presque aveugle et au travail.

R.A. – Il faudra que vous nous en reparliez, de ce philosophe qui est l’un des très rares métaphysiciens vrais de notre temps. Heidegger — peu importe le genre de la doctrine — en serait un autre.

L.J.D. – Oui, pendant trois ans, j’ai vu Blondel travailler ainsi. Il a eu un courage admirable.

R.A. -. Le Chien andalou de Buñuel commence par l’image d’un rasoir qui coupe l’œil en deux parties. Est-ce l’un de vos fantasmes ?

L.J.D. – Pas du tout. Je n’ai jamais éprouvé que mon œil allait s’ouvrir en deux ou qu’on allait me le couper.

R.A. – Les surréalistes qui se sont fort intéressé à l’œil — que ce soit l’œil du connaisseur ou l’œil de la connaissance, que ce soit l’œil de la vision déformée ou l’œil des projections —, est-ce que les surréalistes vous ont eux-mêmes intéressé ?

L.J.D. – Oui, à un moment de ma vie. Je leur ai même consacré une grande conférence à Alger. J’ai lu un grand nombre d’ouvrages surréalistes; j’ai été, je suis en relations amicales avec Michel Carrouges. Madame Alika Lindbergh…

R.A. – Notre amie Monique Watteau, en littérature…

L.J.D.- Madame Lindbergh m’avait mené à plusieurs réunions dirigées par André Breton dans je ne sais plus quel café. J’ai eu des conversations avec Benjamin Péret. L’homme que je préférais, c’était Péret, non pas Breton. Le surréalisme était une révolution culturelle, un essai de révolution. Or, Breton, chaque fois qu’il fallait s’engager, tombait malade.

R.A. – C’est cinglant.

L.J.D. – Ou bien c’était sa fille qui était malade. Ou encore il partait en mission pour les Etats-Unis. D’autre part, son attitude envers les phénomènes paranormaux est très suspecte. Il a déclaré qu’il n’y croyait pas. Au cours d’une conversation avec José Corti, celui-ci m’a dit: « Même s’il voyait de tels phénomènes de ses propres yeux, il serait réticent. » Breton avait un a priori anti-transcendant. Je ne peux pas accepter quelqu’un qui a un a priori.

R.A. – Breton respectait, admettait presque toutes les religions sauf la religion chrétienne. Je lui ai dit un jour que, s’il avait lu les Pères grecs, à commencer par Clément d’Alexandrie et Origène, et s’il avait accepté de regarder la vérité en face, ses préjugés anti-chrétiens seraient tombés. Mais c’est vrai que, d’une manière générale, Breton entretient un a priori anti-transcendant. Anti-transcendant, mais non pas anti-parapsychologique. Sa parapsychologie à lui était matérialiste et anti-scientiste autant qu’anti-transcendante !

L.J.D. – Jacques Ricaud a traversé le miroir en se faisant sauter la cervelle. C’est l’homme qui, à mon sens, exprimait le mieux le surréalisme. Car, dans son suicide, il y a l’affirmation d’une transcendance. J’en ai discuté avec Carrouges. Carrouges prétend qu’à la limite le surréalisme est une doctrine de vie, et que Rigaud n’est pas un surréaliste, mais un survivant du dadaïsme.

R.A. – Le musée, selon vous, est-ce un lieu de. vie ou un lieu de mort ?

L.J.D. – J’étais assez favorable à un musée de vie.

R.A. – Qu’est-ce qu’un musée de vie ?

L.J.D. – Le Rijksmuseum.

R.A. -. Et le Louvre, est-ce un musée de mort ?

L.J.D. – Non, pas forcément. Cela dépend des salles.

R.A. – Quelles sont, au Louvre, vos salles favorites ?

L.J.D. – Celle de l’Egypte. Je suis fasciné par l’Egypte, parce que c’est la seule civilisation qui s’est posé le problème du ka.

R.A. – Le ka, c’est le double qui survit à la mort.

L.J.D. – Nietzsche a été arrêté et conduit en clinique, pour avoir embrassé sur le museau un cheval qu’un horrible charretier fouettait à mort. Il est décédé dix ans après son internement. Nietzsche qui écrivait sur de petits carnets des paroles appelées à devenir de la dynamite dans une pension où de vieilles dames anglaises prenaient le thé…

Et Gilson, Etienne Gilson ! Peu avant de mourir, on l’a transporté à l’hôpital et les infirmiers, les médecins ont dit: « Qui est-ce ? Oh, ce doit être un inspecteur primaire puisqu’il possède une carte de la M.G.E.N.  » Sa famille est arrivée pour leur dire: « Non, c’est un académicien. » Dans un pays culturellement sous-développé, c’est normal.

R.A.- L’Occident est–i1 en train de mourir ?

L.J.D. – Oui et il va crever de l’idéologie égalitaire que j’appelle le gène létal de l’Occident.

R.A. – C’est la faute à Rousseau ?

L.J.D. – Ah! oui. Il a lancé cette idéologie. De lui je ne supporte que les Rêveries d’un promeneur solitaire.

R.A. – Aimez-vous les Chats de Baudelaire ?

L.J.D. – Oui, j’aime tous les chats, et Baudelaire aussi. Un de mes amis a terminé la plus grande analyse possible des Fleurs du mal: Léon Bopp a rassemblé 35.000 fiches et publié 5.000 pages.

L’amour.

R.A. Que pensez-vous du Banquet de Platon ?

L.J.D. – Cela ne m’intéresse pas beaucoup.

R.A. – Vous avez saisi ce que beaucoup de techniciens de la parapsychologie ne saisissent pas et qui me parait fondamental: la parapsychologie, les phénomènes qu’étudie la parapsychologie réfèrent à une énergie vitale. A la vie. A une énergie qui est peut-être, par privilège, « divine ». Or, cette énergie, peut-être divine, est une énergie vitale et toute énergie vitale est, au fond, une énergie d’amour. Léon Delpech, quelle est, en résumé liminaire, la leçon de la parapsychologie ?

L.J.D. – Que la perméabilité du monde par rapport à la conscience et de la conscience par rapport aux autres consciences est plus grande qu’on ne le croit, qu’on ne le dit.

R.A. – Eh bien ! cette perméabilité plus grande, ce contact, n’est-ce pas une forme d’amour ?

L.J.D. – J’ai l’impression que vous restez dans le domaine de la causalité. Pour moi, je trouve l’amour plus exemplarisé.

L’amour, c’est, pour moi, un archétype, un des archétypes fondamentaux. Mon point de vue s’apparente à celui de saint Augustin. Saint Augustin avait le sentiment de la beauté. Davantage que saint Thomas d’Aquin.

Il me revient une phrase de Dostoïevski. C’est Dimitri gui annonce « La beauté sauvera le monde ».

Vous allez dire que je suis un homme trop livresque, mais je me rapporterai au fondement de l’induction, par Lachelier, où il montre que, si le monde ne se dissipe pas en poussière, c’est parce qu’il y règne une certaine beauté.

R.A. – Pourquoi ne pas dire qu’il y règne un certain amour, un amour qui en maintient les parties cohérentes ? Jusqu’à la gravitation universelle, selon Newton.

L.J.D. – Oui, mais Lachelier mettait davantage l’accent sur la beauté que sur l’amour. L’amour est un mot tellement galvaudé, c’est cela qui est embêtant. Quand on parle d’amour, tous les gens pensent à la sexualité.

R.A. – Aussi vous ai-je demandé ce que vous pensiez du Banquet de Platon. Je ne vous ai pas demandé ce que vous pensiez de Freud.

L.J.D. – La question n’était pas mauvaise, en dépit des apparences, je le reconnais.

R.A. – Et vous ne m’avez pas fait croire un seul instant que la question et la réponse, ne vous intéressaient pas. Alors, que pensez-vous du Banquet de Platon ?

L.J.D. – Je refuse de répondre. Pour moi, l’équivalent du Banquet est le De Trinitate de saint Augustin.

R.A. – Vous avez parlé de l’amour comme exemplaire. Mais cette exemplarité que vous dites archétypique, parce qu’il vous plaît de vous référer à Jung, elle me semble très platonicienne.

L.J.D. – Jung et Platon, c’est la terne chose.

R.A. – Oh! du point de vue philosophique, ce n’est pas du tout la mène chose. Jung est un piètre philosophe, et Platon est le plus haut des penseurs.

L.J.D. – Oui, mais je ne l’aime pas.

R.A. – Voyons, votre monde exemplaire, c’est le monde des Idées, ce n’est pas le monde des archétypes.

L.J.D. – Les archétypes sont des Idées qui sont opérationnelles; c’est l’aspect opérationnel des Idées. On parvient jusqu’à elles grâce à une certaine technique.

R.A. – Ce sont des Idées prises au niveau psychologique, des bouts d’idées avec un petit « i », très impurs. Votre notion de l’exemplarité se situe, elle, et j’en remercie Dieu, au plus haut niveau, à celui des Idées, avec un grand « I ». Des Idées ou des archétypes au sens platonicien.

La parapsychologie, ou bien ce n’est pas sérieux, même si ça parait savant, ou bien c’est l’affaire d’une vie. Parce qu’au bout du compte — et je l’annonce d’emblée —, la parapsychologie, c’est la vie. Ce fut, Léon Delpech, l’affaire de votre vie. Et la parapsychologie reste indissociable de tout ce que vous avez senti, rencontré, aimé, compris. Du moins est-ce ainsi que je vous vois comme je vois la parapsychologie. Me trompé-je ?

CHAPITRE II: D’UN PARAPSYCHOLOGUE L’AUTRE

Je,  parapsychologue.

Robert Amadou – Chercheur Léon-Jacques Delpech, êtes-vous parapsychologue ?

Léon-Jacques Delpech – Je crois être parapsychologue parce que je me suis intéressé, pour ainsi dire toute ma vie durant, à un certain nombre de phénomènes et que j’ai essayé de les observer et de réfléchir sur eux.

R.A. – Un certain nombre de phénomènes, d’un certain genre. De quels phénomènes s’agit-il ?

L.J.D. – Il s’agit de ces phénomènes qu’on nomme… parapsychologiques et nous pourrons discuter plus tard du concept de « parapsychologique » Mais, dans l’expérience, on peut dire, et je dirai que ce sont des phénomènes qui échappent à la routine et au déterminisme habituel. Par là, ils scandalisent, si l’on peut dire, les gens et, au premier chef, les savants. Ce sont des sortes de provocations.

R.A. – Autrement dit, des phénomènes qui semblent échapper au cadre monté par la science contemporaine ?

L.J.D. – Oui, par la science contemporaine et, tout au long de l’histoire, par les différentes conceptions de la science.

R.A. – Je constate, néanmoins, qu’en dehors de la période qui s’ouvre pour l’Occident avec la Renaissance, les conceptions de la science sont, ailleurs, prêtes à englober les phénomènes parapsychologiques et souvent elles les englobent explicitement. Mais la parapsychologie nous cantonne dans la culture moderne. En première approximation, admettriez-vous que ces faits, dont vous avez souligné d’emblée le caractère essentiellement insolite, extraordinaire, relèvent, au moins pour la plupart, de ce qu’on est convenu d’appeler « occultisme » ? Et ce, même si le parapsychologue, comme nous le verrons, s’efforce de donner une autre explication que l’occultiste, et même s’il a, toujours ou parfois, raison, ou même si le premier donné une explication alors que le second tache à comprendre.

L.J.D. – Je distinguerai…

R.A. – En vrai philosophe déjà.

L.J.D. – Je distinguerai les faits et la doctrine. Dans l’occultisme est incluse une certaine doctrine et la parapsychologie, qu’anime la volonté d’un statut quasi-scientifique depuis, si vous voulez, William Crookes…

R.A. – Le physicien spirite…

L.J.D. – Le parapsychologue veut donc se libérer de la doctrine occultiste, tout au moins momentanément. On se demandera si les grandes hypothèses de l’occultisme peuvent devenir de grandes hypothèses parapsychologiques, mais, pour le moment, mieux vaut, je crois, être plus « phénoménologue », si vous me passez cette expression de philosophe encore, plus attentif aux seuls phénomènes, selon l’étymologie.

R.A. – Je partage tout à fait votre opinion et votre attitude. L’occultisme est, en effet, une doctrine; il propose, après les avoir mis en valeur, une interprétation des phénomènes qu’étudie la parapsychologie (et ce bien avant que la parapsychologie n’existât !), une interprétation différente, même quant à son ordre, de l’interprétation parapsychologique provisoire. Si j’ai introduit la notion d’occultisme, c’était afin de laisser pressentir la nature des faits dont s’occupe la parapsychologie. En résumé, ces faits sont les mêmes que ceux, ou qu’une partie de ceux qui relèvent de l’occultisme, mais l’occultisme les interprète autrement.

L.J.D. – Oui, pour moi, l’occultisme est une des grandes théories explicatives. Il y en a peut-être d’autres, mais je répète que je préfère mettre l’affaire entre parenthèses, en me réservant de réintroduire l’occultisme ou certaines hypothèses occultistes dans une conception générale. Ma position est audacieuse mais, méthodique, je tenais à la préciser.

R.A. – Je vous suis tout à fait. Donc, on peut vous considérer comme parapsychologue. Comment est née votre vocation ?

Rencontre de l’Etrange.

L.J.D. – Ma vocation de parapsychologue est née comme toutes les vocations, ou la plupart: dès ma prime jeunesse. Je pourrais discerner une phase quasi-légendaire. J’ai commencé à m’intéresser à la parapsychologie sans en connaitre le nom quand j’avais dix ans. J’arrivais d’Alger et j’étais de passage à Marseille chez ma grand’mère. Dans un numéro de Lectures pour  tous, je lis une réclame: « La magie pour réussir en tout », avec l’image d’un diablotin. Cela m’a travaillé, je me suis dit: « Qu’est-ce que cette histoire-là ? Qu’est-ce que c’est que cette magie ? Et puis, assez curieusement de même que l’un de mes compatriotes attaché à l’étrange, je lisais l’Intrépide, et dans l’Intrépide, je lus un récit de José Moselli qui s’appelait: « Le prince Napudja« . Or, le prince Napudja, c’est un jeune Français qu’on prend pour un prince hindou. Il est persécuté. Au dernier moment, il va être dévoré par des tigres: les tigres passent à côté. On va le décapiter: le bourreau tombe foudroyé. On le ramène en prison et, là, un vieux yogi lui explique que c’est grâce à ses pouvoirs qu’il l’a sauvé. C’était pour moi une seconde approche de la magie ! La troisième fois, ce fut…

R.A. – Excusez-moi de vous interrompre. Je souhaiterais vérifier une allusion que vous avez faite tout à l’heure à l’un de vos compatriotes.

L.J.D. – C’est Barrucand.

R.A. – Pierre Barrucand, en effet, qui a attribué son attrait pour les sociétés secrètes à la lecture de l‘Intrépide.

L.J.D. – Et, en particulier, de José Moselli. Je pense aussi, quoiqu’il ne l’ait pas dit, qu’il s’agit de John Stroubins, détective cambrioleur, dont les aventures se passent en général en Californie. Dans son cas, les sociétés chinoises intervenaient aussi; et aussi dans les Mystères  de la mer de Corail.

R.A. – J’envie la culture de Pierre Barrucand et la vôtre.

L.J.D. – Oh! vous savez, c’est une culture au deuxième degré. Nous subissions tous ces mêmes influences parce que nous avions disons, à peu près le même âge. Après quoi, vint la grande révélation de Joseph Balsamo, d’Alexandre Dumas père, que j’ai lu dans la collection Nelson en 23.

R.A. – Le diablotin, puis Joseph Balsamo vous ont laissé supposer qu’il existait…

L.J.D. – Qu’il existait une discipline et des faits qui permettaient de dépasser le cadre spatio-temporel, d’avoir des actions sur les êtres qui ne seraient pas des actions ordinaires.

R.A. – Une discipline pas du tout scientifique ?

L.J.D. – Absolument pas scientifique.

R.A. Mais très proche de l’occultisme ?

L.J.D. – Oui.

R.A. – Qu’est-ce qui vous a frappé le plus dans le roman de Dumas ?

L.J.D. – C’est le passage où Joseph Balsamo dissimulé sous le nom du comte de Fénix, ambassadeur du roi de Prusse, apprenant ou soupçonnant que sa compagne Lorenza Feliciani va livrer au préfet de police, Monsieur de Sartines, les secrets des loges maçonniques, part au grand galop de son cheval de Versailles sur Paris, puis, tout d’un coup, s’apercevant qu’il n’arrivera pas à temps, arrête son cheval, se concentre et ordonne à Lorenza Feliciani de s’endormir. C’est, décrites 50 ans à l’avance, les expériences du Dr Gilbert du Havre auxquelles assista Pierre Janet.

R.A. – Avec Léonie qu’ils hypnotisaient à distance. Expériences fâcheusement interrompues, mais, me semble-t-il, à reprendre entre toutes.

L.J.D. – Il y a aussi le début du roman. Joseph Balsamo montre à Marie-Antoinette, qui n’est encore que la dauphine, son avenir, la guillotine comprise. Ensuite, il y a la séance où Balsamo est reconnu par les siens comme Cagliostro, le grand Cophte. Cela, ce sont des passages, mais tout au long sa puissance occulte est présente.

Un dernier auteur qui m’a influencé, c’était un écrivain de science-fiction…

R.A. – Avant la lettre, mais la science-fiction, tiens

L.J.D. – Il s’appelait Jean de La Hire. Jean de La Hire avait publié dans la Dépêche algérienne un feuilleton intitulé Lucifer. Une espèce de savant y inventait une machine capable d’agir directement sur le psychisme des gens. La Hire m’a orienté ainsi dans une double direction: l’occultisme et la parapsychologie d’une part, et d’autre part la cybernétique.

R.A. – Et le cinéma ? Des personnages tels que Frankenstein…

L.J.D. – Oh! non.

R.A. – En somme, c’est davantage le diable que son train qui vous a poussé vers la parapsychologie.

L.J.D. – Oui. J’ai rencontré Jean de La Hire en 1954 et je l’ai revu jusqu’en septembre 1956 où il est mort.

R.A. – Le romancier, assez populaire, fut notoire. J’en ai lu des feuilletons, mais pas Lucifer. L’homme est mal connu.

L.J.D. – C’était un noble, le vicomte Adolphe d’Espie. Pour des raisons financières ou autres, je l’ignore, il écrivit un nombre impressionnant d’ouvrages, les uns de science-fiction, les autres pour les jeunes, des romans d’aventure — je me rappelle en particulier les Trois Boy-Scouts —. A la Libération, il eut des ennuis, parce qu’il aurait été collaborateur, comme on disait, mais il fut sauvé par un résistant qui avait été lecteur des Trois Boy-Scouts. A la fin de sa vie, en l956, Jean de La Hire était en train d’écrire un roman qu’il devait me dédier. Le titre aurait été: L’Homme qui  aurait pu.

R.A. – Qui aurait pu quoi ?

L.J.D. – C’était l’histoire d’un savant qui avait découvert la maitrise de la pensée et qui s’était décidé à s’en servir pour améliorer le sort des hommes. Mais, devant la bêtise humaine, il renonce à cette tâche et s’enfonce dans des études solitaires.

R.A. – Prométhée parapsychologue, vous aimeriez maitriser la pensée, mais êtes-vous aussi, chrétien, ce savant désabusé ?

L.J.D. – Dans une bonne mesure, oui. Je me sens écrasé par la bêtise humaine qui n’est pas pour moi un accident, mais une réalité profonde.

R.A. – Quand vous en êtes-vous senti particulièrement accablé ?

L.J.D. – Je fus psychologue praticien durant quinze ans de ma vie. Or, examinant ou ayant fait examiner tous les enfants des deux sexes en fin de scolarité d’un département entier, je constatai que 30% seulement possédaient un esprit critique normal. Et ce sont les électeurs de demain… La démocratie est, comme l’a montré Carl Gustav Jung, un retour au primitivisme.

R.A. – Voilà les premières lectures, la découverte un peu confuse des phénomènes qui ressortissent à l’occultisme ou à la parapsychologie. Mais comment avez-vous découvert la parapsychologie à proprement parler, qui d’ailleurs ne s’appelait pas encore, en France du moins, parapsychologie ?

Premières armes.

L.J.D. – On disait « métapsychique » à l’époque, ou « science(s) psychique(s) ». Il m’est arrivé d’acheter, chez un bouquiniste d’Alger, un vieux numéro des Annales des sciences psychiques. Cette publication a précédé la Revue métapsychique. D’autre part, j’ai acquis des petites brochures de Durville.

R.A. – Lequel des Durville ?

L.J.D. – Hector. Et je me suis exercé à développer ma volonté afin de pouvoir l’imposer. J’avais alors treize ans.

R. A. – Y êtes-vous parvenu ?

L.J.D. – Il me semble. Je fis une ou deux expériences avec de petites amies et je crois avoir réussi à leur commander d’aller me chercher un objet.

R.A. – Etait-ce une technique de concentration ?

L.J.D. – Oui, une série de techniques de concentration, de fixation d’un point, etc. Il me fallait réaliser des fantasmes par le moyen desquels je pouvais transmettre un mouvement, puisque j’imaginais moi-même le mouvement. Le procédé est classique. Jagot l’a détaillé dans ses livres.

R.A. – Paul-Clément Jagot demeure le meilleur maitre d’hypnotisme et de magnétisme. Même ceux qui le dénigrent et feignent de le mépriser s’acharnent à le piller, ou bien ils font moins bien que lui. Vive le vieux père Jagot, parigot comme on n’en fait plus, et expert incomparable à influencer psychiquement les autres non moins qu’à leur apprendre les recettes !

Mais Durville, vous ne l’avez pas connu ?

L.J.D. – Je n’ai connu aucun des Durville. Plus tard, j’ai fait tourner des tables…

R.A. – J’allais justement vous demander quels sont les premiers phénomènes que vous ayez observés in vivo.

L.J.D. – J’ai fait tourner des tables dans une famille où, étant étudiant de philo, je donnais des leçons de mathématiques aux fils. La mère devait posséder un petit don de médium, mais le résultat fut médiocre. Pourtant, je pris conscience de la réalité du phénomène.

R.A. – De quel phénomène ?

L.J.D. – D’une part des mouvements et d’autre part de quelques prédictions, mais celles-ci étaient tellement vagues que je ne pourrais garantir leur authenticité.

R.A. – Je souligne dès maintenant la nécessité de distinguer le message que donne la table et la manière dont elle le donne: un phénomène « intellectuel » et un phénomène — ou un pseudo-phénomène  — « physique », pour reprendre la classification de Charles Richet.

Avez-vous assisté, dans votre adolescence, à d’autres séances, à des cérémonies…

L.J.D. – J’avais un professeur d’allemand qui s’appelait Schmidt; un Alsacien dont je ne sais ce qu’il devint. Il a voulu m’initier peu à peu et il m’a parlé de Rudolf Steiner. C’était la première fois que j’entendais ce nom, mais ce ne serait pas la dernière. Ce même professeur m’a conduit, un soir, dans la Casbah, assister à une cérémonie vaudou, ou du genre vaudou. Il n’y avait que des Noirs, pas d’Arabes ni de Kabyles. L’immeuble entier leur appartenait. Des poules noires furent décapitées, des malades entrèrent en transes, ils poussaient des cris, on les a aspergés de sang. Je me souviens qu’en traversant la Casbah, sur le chemin du retour, j’ai eu grand’peur parce que deux proxénètes échangeaient des coups de revolver, et, alors, je n’y étais pas habitué.

R.A. – Mais vos exercices de concentration vous avaient rendu invulnérable.

L.J.D. – Non, je ne le crois pas.

R.A. – Mais vous l’étiez.

L.J.D. – Oui, je l’étais, ou, du moins, je le croyais.

A l’école de Bergson.

R.A. – Tous ceux qui vous connaissent, qui ont suivi vos cours, qui connaissent votre œuvre, savent l’importance de Bergson dans votre pensée. Or, Bergson — et ceci sera la raison pour laquelle j’introduis ce philosophe dans le cours de votre carrière de parapsychologue (pardon de cette distinction: elle n’est que méthodique) — or, Bergson s’est intéressé de très près aux phénomènes parapsychologiques, ou métapsychiques, à la parapsychologie ou à la métapsychique. Avez-vous découvert cet aspect de l’œuvre de Bergson très tôt dans votre vie ?

L.J.D. – Je l’ai découvert en 1932 quand sortirent les Deux Sources de la  morale et de la religion. J’avais lu, en son temps, l’Énergie spirituelle, mais cet aspect parapsychologique, qui y figure pourtant, sous la forme d’un chapitre, « Fantômes des vivants », m’avait échappé.

R.A. – C’est le discours prononcé en 1913 par Bergson après avoir été élu président de la Society for  Psychical Research, de Londres.

L.J.D. – Le même aspect m’a saisi, au contraire, dans les Deux Sources. Sans doute en raison du rôle que Bergson y attribue à la métapsychique afin de comprendre le problème de la mort. Rappelez-vous, c’est à la fin du livre. Je vous lirai le passage plus tard.

Au point que j’ai fait demander à Bergson…

R.A. – Vous ne l’avez jamais rencontré ?

L.J.D. – Curieusement, non. J’aurais pu le rencontrer sans peine, car j’ai connu beaucoup de ses amis, les frères Baruzi par exemple. J’étais un familier de Jean Baruzi.

R.A. – Jean Baruzi avait beaucoup étudié Jean de la Croix, il lui a même consacré sa thèse. Je crains d’ailleurs que Jean Baruzi n’ait excessivement privilégié le poète et le philosophe, au détriment du mystique et du théologien.

L.J.D. – C’est précisément par Jean Baruzi que j’ai fait demander A Bergson, vers 1938, si sa position par rapport à la métapsychique n’avait pas changé. Il m’a fait répondre que sa position n’avait pas changé du tout. Plutôt elle se serait renforcée. Il était plus convaincu que jamais que la mort s’éclairait à la lumière de la métapsychique.

Puisque vous avez évoqué ici — et vous avez eu raison — Henri Bergson, j’aimerais signaler la résistance très sérieuse que son intérêt pour la métapsychique, ou la parapsychologie, a suscitée dans les milieux universitaires auxquels il appartenait. Je n’en veux pour preuve que le congrès de 1959 — ce n’est pas très vieux — qui se tint à Paris pour le centenaire de la naissance de Bergson. Quatre-vingt-douze communications, et aucune ne fait mine allusion à l’intérêt de Bergson pour la parapsychologie! Et Mme Mossé-Bastide, qui était une de mes collègues à Aix-en-Provence, spécialisée dans la bibliographie bergsonienne, m’a dit qu’il n’existait qu’un seul article sur Bergson et la métapsychique, centré sur le spiritisme, je crois, qui fut publié par la revue des professeurs de philosophie.

R.A. – J’ajouterai que la petite revue intitulée Prométhée, en janvier- février 1949, publia un article sur Bergson et la métapsychique, par Frédéric Saisset. Article peu important, mais je le cite pour mémoire et parce que Mme Mossé-Bastide n’a sans doute jamais connu ce Prométhée-là.

L.J.D. – L’attitude universitaire vis-à-vis de la parapsychologie est bien définie dans cette page de Raymond Aron, professeur au Collège de France, que je ne résiste pas au plaisir…

R.A. – Amer…

L.J.D. – De citer.

« L’expérience que j’appelle ridicule est celle d’une soirée avec un certain nombre d’amis où, par plaisanterie, nous nous sommes à un moment donné mis autour d’une table, pour nous livrer à une expérience de pseudo-spiritisme. A la suite de circonstances que je n’ai jamais éclaircies, les tables se sont mises à marcher en long, en large, en travers ; A sauter, à danser. Nous étions tous, au point de départ, absolument dépourvus de penchants à l’égard de ces sortes de phénomènes. Une fois la soirée passée, nous avons retrouvé le scepticisme rationaliste, mais, sur le moment, au terme de cette soirée ou pendant l’expérience, j’ai été impressionné. Non qu’il s’agisse d’une expérience de bonne qualité ni d’une expérience religieuse, mais c’était l’expérience, quasiment, de forces spirituelles dégagées par un rassemblement accidentel de personnes dans une espèce d’état second. Je revois encore René Parodi, le frère d’Alexandre Parodi, qui a été tué pendant la guerre, dans la Résistance, posant ses seules mains sur une grande table et la tirant avec lui de manière apparemment mystérieuse. Nous lui disions: tu la tires. Et lui répliquait: je ne la tire absolument pas. Je vous ai dit que cette expérience était ridicule. Elle est malgré tout gravée dans mon souvenir, même avec le détachement qui a été presque immédiatement le mien, comme une expérience curieuse (…)

C’est une expérience curieuse dont je n’ai jamais pu savoir l’origine dernière. Il est possible qu’il se soit agi d’une espèce d’auto-intoxication collective. Nous avions tous entre vingt et vingt-cinq ans, nous étions tous incroyants, tous rationalistes et ne prenant aucunement au sérieux ces phénomènes de spiritisme. Peut-être qu’un ou deux songeaient vaguement: je n’en sais rien. Mais nous avons réussi à nous mettre progressivement dans un état psychique tel que, à supposer que nous poussions les tables, nous n’en avions plus conscience. »

Voilà un merveilleux exemple de parti-pris universitaire. A aucun moment, M. Raymond Aron ne se demande si l’esprit peut agir sur la matière.

R.A. – Son parti-pris d’ordre métaphysique oblitère son esprit soi-disant rationaliste.

Dans la familiarité de Blondel.

R.A. – Un autre de vos maîtres de philosophie, qu’il convient de mentionner ici sous le même angle que Bergson, c’est Maurice Blondel.

L.J.D. – Avec lui, je ne manquai pas de relations personnelles. J’ai été son secrétaire pendant trois ans, de 1929 1932.

R.A. – On connait mieux l’intérêt de Bergson pour la métapsychique que celui de Blondel.

L.J.D. – Blondel était ami de Boirac, d’Emile Boirac, recteur de l’Académie de Dijon, et auteur de la Psychologie inconnue et de l’Avenir des sciences psychiques.

R.A. – Excellents livres, nullement périmés sous le rapport de l’épistémologie et de la métaphysique.

L.J.D. – Or, Blondel me disait souvent: « Je suis en la matière un disciple de Boirac ». Il avait même dirigé un diplôme d’études supérieures de philosophie sur le spiritisme en 1907. Et un autre en 1908, sur le soufisme. Car le soufisme, dont certains phénomènes soit accessoires, soit sous leur aspect accessoire, méritent de retenir l’attention du parapsychologue, l’intéressait également. Il fut en relation avec Probst-Biraben.

R.A. – Henri Probst-Biraben, dont la thèse portait sur Raymond Lulle et qui fut actif en franc-maçonnerie, était le délégué en France d’une confrérie soufie, la tariqa alaouia de Mostaganem.

L.J.D. – C’est durant mon secrétariat que Blondel écrivit le début de son livre sur la Pensée, qui traite de la pensée cosmique. Eh bien! cette pensée cosmique n’est pas sans rapport avec la parapsychologie. Il faudrait creuser de ce côté-là, élucider des convergences…

Tenez, une autre convergence: au même moment, un ami me portait le Milieu divin de Teilhard de Chardin. Il semble qu’alors de nombreux esprits tournaient autour de l’idée d’un esprit cosmique. Et cette idée me parait loin d’être sans valeur.

L’affection d’André Malraux.

R.A. – Bergson et Blondel sont deux grands noms de la philosophie: c’est le moins et le plus banal que l’on puisse dire. André Malraux est un grand nom de la littérature. Vous avez été très lié avec Malraux, qui fut témoin à votre mariage, et vous avez parlé avec lui de parapsychologie.

L.J.D. – Oui, la première fois que je lui en ai parlé, c’est en 1936, avant la révolution franquiste. Il m’avait invité chez Lipp et une gitane est passée pour nous dire la bonne aventure. Malraux a refusé, puis c’est lui qui a pris la main de la bohémienne, il l’a examinée, a montré un signe et il lui a dit: « C’est mauvais. » La femme s’est éloignée mécontente et Malraux m’a déclaré: « Elle a le signe de la folie ». J’ai saisi l’occasion pour lui demander: « Mais vous vous intéressez à ces problèmes ? » Il m’a répondu: « Oui, cela m’intéresse assez. »

Passe la guerre d’Espagne. Je retrouve Malraux, à Beaulieu, durant l’été 41. Je m’étais rendu en visite chez le Dr Calligaris deux ans auparavant. Je lui raconte ce que j’ai vu, très imprégné des idées de ce dernier — je vous raconterai plus tard ce que j’avais vu et quelles étaient ces idées. Malraux, pour sa part, venait de lire le livre du Dr Georges Contenau sur la divination en Assyrie et en Babylonie, et mes histoires de Calligaris l’intéressèrent fort. « Ces choses sont possibles, ce sont de vrais problèmes », remarqua-t-il.

Malheureusement, nous n’avons pas eu l’occasion de reparler souvent de ces problèmes auxquels il était très ouvert. Une fois, néanmoins, à propos de Charles Henry, quand il a accédé à ma demande de figurer dans le comité d’honneur du centenaire de ce très grand esprit, très important pour la parapsychologie, dont je vous exposerai aussi les travaux capitaux et méconnus.

Regards sur l’Orient.

R.A. – Et l’Orient ? L’Orient est célèbre, à tort ou à raison, je ne sais, pour ses phénomènes que nous qualifions « parapsychologiques ».

L.J.D.  – En 1930, Malraux me dit: « Il faut ouvrir votre esprit. Lisez René Guénon et Paul Masson-Oursel. » J’ai lu Guénon, lu Masson-Oursel et suivi quelques-uns de ses cours à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Puis j’ai lu Oswald Spengler et Keyserling. Pour sujet de mon diplôme d’études supérieures d’allemand, j’ai choisi les Idéaux de l’Orient et de l’Occident. Quand je le préparai, je lus les trois ouvrages de Romain Rolland sur la mystique de l’Inde.

R.A. – Sur trois grands mystiques indiens contemporains et des plus accessibles à l’Occidental: Ramakrishna, Vivekananda et Gandhi.

L.J.D. – L’Indien qui m’a le plus impressionné, c’est Shri Aurobindo. Romain Rolland ne lui réserve qu’un petit chapitre. Mais je le retrouvai par personne interposée, si je puis dire, lorsque j’eus rencontré Maurice Magre. Magre avait été à l’ashram de Pondichéry, il y avait interrogé Aurobindo, notamment sur le problème du mal et il a publié sa réponse sur ce dernier sujet.

R.A. – Aurobindo et son ashram concluent en effet à la poursuite de la  sagesse. Après avoir énuméré mainte forme de sagesse, décrit des sages très différents à tous égards, Magre confesse, proclame qu’il a trouvé la vraie, la plus haute sagesse, à Pondichéry. Qu’eût pensé Magre d’Auroville, sur quoi je suis très réticent ?

L.J.D. – Le problème d’Auroville, je ne me suis pas penché dessus. Ce qui m’importe, comme ce qui m’importait au temps dont je vous parlais, c’est la quête personnelle d’Aurobindo, et la lutte contre la mort telle que l’a menée la Mère.

La Mère, dont j’étudie  les sources et avec les disciples de qui je reste en rapport, la Mère, c’est Mira Alfassa. Elle avait eu comme second mari Paul Richard, un homme pour qui je ne puis m’empêcher d’éprouver un certain respect, parce qu’un jour, boulevard Berthier, où il habitait au-dessus de chez Malraux, il avait écrasé Malraux au cours d’une discussion. Ecraser Malraux dans une discussion…

R.A. – Je ne sais pas comment s’exprimait oralement Richard, que je n’ai pas connu, mais j’ai  lu très jeune son livre les Dieux. Très remarquable exposé d’une pensée profonde et originale, si je puis donner une sorte de note.

L.J.D.- C’est pendant la guerre qu’à Lyon, chez Derain, j’ai trouvé les Dieux, et aussi le précédent volume de Richard (il n’y en eut pas de troisième) l’Ether vivant, que je préfère.

Dans la doctrine de Mère, il y a, me semble-t-il, beaucoup plus de Richard que d’Aurobindo. Dans le tome II de l’Agenda, elle dit explicitement qu’elle a dicté l’Ether vivant à Richard!

R.A. – C’est passionnant. Mais nous avons oublié de rappeler que Richard et Mme Richard s’étant rendus auprès d’Aurobindo, Mme Richard s’est attachée à lui, et qu’elle est restée à ses côtés dans l’ashram.

L.J.D. – Oui, elle est restée auprès d’Aurobindo parce qu’elle l’avait vu auparavant dans ses rêves et qu’il réalisait son archétype de gourou.

R.A.- Ainsi prit-elle le chemin de devenir Mère et, après la mort d’Aurobindo, elle dirigea son ashram.

L.J.D. – Richard continua sa vie en Amérique. Certains disent qu’il est mort de sa belle mort, mais Magre m’a certifié qu’il s’était suicidé.

Une source singulière de Mère, c’est un Juif russe, Max Théon, auteur de la Doctrine cosmique spirite et la Tradition cosmique. Mère avait travaillé avec lui, à Tlemcen, avant de connaitre Richard. Sa doctrine cosmique, c’est une forme d’occultisme, ou d’ésotérisme. Quand Guénon pratiquait le spiritisme, les « esprits » la mettaient en cause…

R.A. – Justement, cet autre occultiste, ou ésotériste comme il préférait qu’on dit, René Guénon, que Malraux vous avait engagé à lire et qui, pour utile qu’il puisse être sur certains points et pour certaines personnes, n’en a pas moins été très surestimé, au point que les sectateurs de Guénon se conduisent en véritables guénonodules. Et Guénon, l’avez-vous lu ? vous a-t-il influencé ?

L.J.D. – Il m’a très peu influencé. Je l’ai lu et je me suis senti plutôt favorable à ses idées. Mais qu’il écrit mal !

R.A. – Souvent, il pense mal aussi…

Quoique vous soyez algérois d’origine — ou bien est-ce à cause de cela ? — cet Orient auquel vous vous êtes intéressé, et dont nous aurons peut-être à reparler d’un point de vue philosophique, est éloigné de votre lieu de naissance. La réalité de l’Islam semble vous avoir échappé.

L.J.D. – Oui, totalement. Les Français d’Algérie n’avaient aucun contact avec l’islam. Un lettré arabe m’expliqua, en 1935, à Bel-Abbas, où j’étais professeur, le caractère esthétique du Coran et l’éminence de ce caractère. Il me parlait en outre d’Aristote comme d’un de ses contemporains, après avoir été étudiant en Egypte. Ces entretiens m’ouvrirent des voies: est-ce que la science arabe n’aurait pas été bloquée par certaines conceptions aristotéliciennes, mettant l’accent sur la contemplation aux dépens de l’action ?

R.A. – Je serais tenté de dire la même chose. L’hellénisme, ou plutôt l’hellénisticisme — peut-on dire ? — en Islam a toujours entrainé des déviations et la conception traditionnelle de la science, en Islam comme ailleurs, consiste à tout centrer sur la religion qui culmine en contemplation, voire permanente; la vocation traditionnelle de la technique, de son côté, c’est de favoriser le jeu.

L.J.D. – Récemment, un de mes amis a retrouvé dans des textes d’Avicenne le théorème de Gödel, qui est, vous le savez, un théorème célèbre en mathématiques générales, mis en lumière en 1931…

R.A. – Impliquant la contradiction et la non-contradiction. Votre référence n’est pas aléatoire !

Emile Dermenghem vous a sans doute ouvert d’autres voies. Ne vous a-t-il jamais informé des phénomènes parapsychologiques ou partiellement — accessoirement — parapsychologiques qui abondent dans la vie des saints musulmans ?

L.J.D. – Certes. Un phénomène semblait à Dermenghem remarquable entre tous. Certains saints musulmans se dilataient au point de remplir une salle entière. Dans la mystique occidentale, chrétienne — voyez, par exemple, le recueil classique de Görres —, il n’y a rien de tel.

(à suivre)

(Revue Epignosis. No III, 2e cahier. 1984)

Charles Lancelin, mon premier maître

Robert AMADOU – Vous perliez tout à l’heure des expériences de concentration qui induisent un renforcement de la volonté. Mais vous avez réalisé des expériences autrement importantes avec Charles Lancelin.

Léon-Jacques DELPECH – Charles Lancelin est le plus grand occultiste et magnétiseur que j’ai connu. Il se destinait à la littérature quand, durant son service militaire, un dimanche pluvieux, il se mit à lire le Livre des Esprits d’Allen Kardec qui lui ouvrit un monde nouveau. Mais il commença sa vie en écrivant des romans, des pièces de théâtre dont un livret pour la Duse. Ce fut eu début du siècle qu’il se lança de plus en plus dans l’occultisme non seulement théorique, mais encore pratique. Il se constitua une bibliothèque de plus de 2000 volumes qu’il devait léguer à la ville de Versailles. J’avais lu son livre remarquable sur l’Ame humaine, puis sa Méthode de dédoublement personnel, la Vie posthume, etc. Il est regrettable que l’Ame humaine ait subi des mutilations à cause des restrictions de papier, mais heureusement le texte intégral me fut prêté par l’auteur. Charles Lancelin avait expérimenté avec le colonel Albert de Rochas et celui-ci avait dit à l’un de ses sujets, Madame Lambert : « Ne quittez pas M. Lancelin, il ira loin ». Lancelin alla en effet plus loin que Rochas.

R.A. – Nous reviendrons à Rochas et à se méthode de dédoublement. Vous avez donc connu Lancelin personnellement ?

L.J.D. – Je l’ai d’abord connu par correspondance, puis j’ai été chez lui, à Versailles et à Paris, rue Notre-Dame-des-Champs, lui rendre visite et assister à des expériences.

R.A. –  Comment se présentait-il ?

L.J.D. – C’était un grand vieillard barbu qui semblait plus un cap-hornier breton qu’un occultiste ; il était aussi têtu que chercheur, légèrement sourd et assez autoritaire. Il est mort en janvier 1941. Il laissait plusieurs ouvrages inédits, dont l’Occultisme et les Ancêtres, et un livre, Mes cinq dernières vies antérieures ou Méthode de régression de la mémoire dans les vies passées, qui fut édité en 1962.

R.A. – Quel était le point central de votre recherche chez Lancelin ?

L.J.D. – C’était la preuve indiscutable du dédoublement de la personnalité que je considérais comme une preuve expérimentale de l’existence de l’âme.

R.A. – Il vous a, dès après cette première rencontre, conseillé et guidé dans des expériences qui n’étaient plus seulement des exercices de concentration.

L.J.D. – Ah non ! C’était du dédoublement. Je crois que la base de toute structure psychique, ou l’hypothèse de base de Rochas, reprise par Lancelin qui fut son élève, c’est la possibilité du dédoublement. Le dédoublement permet d’envisager différents aspects de l’âme humaine dont la structure est très complexe. Lancelin montre la voie dans son livre, Méthode de dédoublement personnel, et il montre le rapport avec les différentes traditions ésotériques.

R.A. – Le dédoublement permet d’opérer ce qu’Albert de Rochas appelait l’extériorisation de la sensibilité et ce qu’il appelait l’extériorisation de la motricité.

L.J.D. – Oui. Et je me demande si, actuellement, les échecs d’un homme comme Jean-Pierre Girard…

R.A. – Qui n’est à mes yeux qu’un habile illusionniste, doué d’une bonne psychologie empirique, plaisant compagnon au demeurant.

L.J.D. – Les échecs de Girard ne seraient-ils pas dus au fait qu’il n’a pas de maître, un maître qui a maîtrisé lui-même ces extériorisations avant de les projeter sur l’autre ?

R.A.- Vous avez donc tenté vous-même des expériences de dédoublement ?

L.J.D. – Je les ai tentées et j’ai vu celles que Lancelin effectuait avec un médium.

R.A. – Quels conseils vous donnait-il pour vous dédoubler ?

L.J.D. – Il avait mis au point plusieurs sortes d’entraînement. Mais, en général, il préférait qu’on agit à deux, l’un magnétisant l’autre. Je dis « magnétisant », car Lancelin était opposé à l’hypnose.

R.A. – Pourquoi ?

L.J.D. – Parce qu’il était contre tous les procédés violents et l’hypnose provoque, soit par un son, soit par une lumière, un choc psychique. Lancelin voulait qu’on procédât par le moyen de passes, longuement, lentement, et qu’ensuite on arrivât eu dédoublement.

R.A. – Vous avez essayé. Avez-vous réussi ?

L.J.D. – Non, je n’ai pas vraiment réussi.

R.A. – Qu’en disait Lancelin ?

L.J.D. – Qu’il fallait du temps.

R.A. – Et vous n’aviez pas le temps ?

L.J.D. – Non. J’étais malade, je vous l’ai dit, comme un personnage de Thomas Mann, depuis que je préparais l’agrégation.

R.A. – En quelle année ?

L.J.D. – Je me suis présenté à l’agrégation en 1933. Je fus parmi les premiers des collés ! En 1934, normalement, je serais passé. Mais à Pâques, une tuberculose ganglionnaire s’est déclarée. C’était moins grave qu’une tuberculose pulmonaire, mais il fallait aller à Berque.

R.A. – Et en Italie ?

L.J.D. – J’ai été en Italie plus tard. Mais laissez-moi vous dire combien c’est douloureux de subir des ponctions dans les ganglions du cou, jour après jour. Je n’étais pas apte alors à réussir des expériences de dédoublement, ni même à multiplier les essais de ce genre qui peuvent être dangereux.

R.A. – Vous continuiez, cependant, à lire et à vous instruire en métapsychique ?

L.J.D. – Enormément. A Berque, je faisais venir des livres par la bibliothèque de la Sorbonne. C’est là que j’ai lu les livres de Calligaris en italien, avant d’aller en Italie. Mais j’ai dû apprendre l’italien pour lire Calligaris !

Si Bachelard avait pu…

R.A. – Le parapsychologie va désormais confluer avec, je ne dirai pas votre pensée philosophique, car elle n’en fut jamais isolée, mais avec votre carrière de philosophe professionnel, avec votre carrière universitaire.

L.J.D. – Après mon voyage en Italie…

R.A. – Où vous avez rencontré Calligaris.

L.J.D. – … oui. J’ai cherché à déposer une thèse d’Etat qui touchât à ces problèmes. Mais il fallait trouver un directeur de thèse. Dans l’Université française, à cette date, je vous assure que ce n’était pas facile

R.A. – Actuellement, ce serait beaucoup moins difficile.

L.J.D. – Je ne sais pas. Quant à moi, j’étais en train de lire la Dialectique de la durée, de Gaston Bachelard, où il fait allusion au rêve prémonitoire comme à un phénomène possible. J’ai écrit à Bachelard et il a accepté le principe d’une thèse sur Calligaris.

R.A. – Sur Calligaris, en particulier ?

L.J.D. – Mettons sur certains phénomènes paranormaux, en prenant comme noyau les expériences de Calligaris. J’avais envoyé à Bachelard une synthèse de la question, car Calligaris, entre 1908 et 1940-1942 avait écrit une vingtaine de volumes et cinquante-sept articles, soit un mètre cinquante de ma bibliothèque, à Toulon.

J’ai revu Bachelard deux fois. Puis ce fut la guerre. En 1940, il a été nommé à le Sorbonne. J’en fus tout heureux et je me précipitai chez lui. Il m’a  refroidi : « C’est impossible maintenant ». Pourquoi impossible ? Parce que le maitre de tous les enseignements, qu’il était à Dijon, pouvait diriger une thèse de psychologie, tandis qu’à la Sorbonne il avait succédé à Abel Rey et ne devait s’occuper que de philosophie et d’histoire des sciences. Ma thèse ne tombait plus dans son rayon.

Mais nous sommes toujours restés en très bons termes, car, quand on a connu Bachelard, on ne le quitte jamais. Pensez : postier, professeur de physique dans un lycée, agrégé de philo, docteur ès lettres, auteur d’une œuvre scientifique et d’une œuvre psychanalytique – la psychologie des éléments, c’est un homme des plus grandes dimensions.

A travers l’étude de la formation de l’esprit scientifique, Bachelard avait vu le rôle de l’imagination, qu’il a ensuite décelé ailleurs.

R.A. – Il a d’ailleurs jugé ce rôle néfaste dans l’histoire des sciences. Je crois qu’on commet souvent un contresens sur Bachelard. Bachelard est toujours resté rationaliste ; même lorsqu’il s’est occupé de l’imagination et de le psychanalyse des éléments. Il a cru que c’était de beaux rêves ! Mais, pour lui, ce n’étaient que des rêves…

De Lefébure à Steiner

R.A. – Les voies du Seigneur sont insondables : Bachelard, le rationaliste malgré tout, vous a aiguillé vers cet étrange personnage, très magnétique qu’est le Dr Francis Lefébure.

L.J.D. – C’est en lisant l’Air et  les Songes (1943) de Bachelard que j’ai vu une note sur Lefébure et sa thèse sur le rôle de la respiration rythmique et la concentration mentale en éducation physique, en thérapeutique et en psychiatrie, Alger, 1943. Avec ma secrétaire, nous devions le copier à la main ; depuis, elle a été rééditée. A la Libération, grâce à Bachelard qui m’avait donné l’adresse de ses parents, je fais la connaissance de Francis Lefébure, qui soulève le problème de la mort et de la nécessité de tenter une exploration de ce mystère avec autant d’énergie qu’on en a mis pour créer la bombe atomique. C’est une idée qui devait être reprise par Gabriel Veraldi dans son Humanisme technique. Lefébure préparait un ouvrage sur les « homologies« , où l’on trouve des vues intéressantes dans le genre de la morphologie générale de Monod-Herzen et de beaucoup d’ouvrages allemands et anglais. Lefébure est nommé médecin d’hygiène scolaire à Blois, je le vois de moins en moins, mais il continue ses recherches et publie un ouvrage sur l’initiation.

En 1960, professeur à Alger, de passage à Paris, Lefébure me réveille dans ma chambre d’hôtel par un coup de téléphone pour m’annoncer sa découverte du phosphène en rapport avec la parapsychologie. Je n’ai pas été bien convaincu, mais j’ai suivi régulièrement ses recherches, jusqu’au moment où il a eu tendance à transformer sa pensée en une véritable religion. Malgré cela, je fréquente Francis Lefébure et je me souviens toujours du jeune médecin militaire, plein d’entrain dans cet après-guerre où tout semblait possible. Récemment, je revoyais un ancien film de Humphrey Bogart de cette époque, Casablanca, et il me touchait parce que, à ce moment, on pensait qu’après la victoire le monde changerait. Ma fille à qui je parlai de mes sentiments ne comprenait pas et me répondit par les horreurs de la guerre… C’est qu’alors, enfant, elle était en Algérie et ne pouvait comprendre ce que signifiait pour beaucoup cette expérience, surtout quand on y ajoutait la recherche parapsychologique.

R.A. – Vous avez été rapide sur Steiner.

L.J.D. – C’est vrai, mais il m’a fallu attendre avril 1942 pour le retrouver, ou du moins retrouver son œuvre.

En avril 1942, j’étais à Nice pour un repos forcé. J’y rencontrai Mme Vidovsky qui avait été infirmière durant la guerre civile russe et s’était réfugiée à Nice. Elle avait parmi ses familiers l’ancien chef de la police de Saint-Pétersbourg, un homme étonnant qui me confirma les pouvoirs paranormaux de Raspoutine. Sa fille, vedette de cinéma sous le nom d’Assia Noris, fut la deuxième femme du metteur en scène Rossellini. Mme Vidovsky était la représentante à Nice du mouvement anthroposophique que je connaissais de longue date, mais dont je n’avais jamais approfondi la doctrine. Magre m’avait parlé longuement de l’autobiographie de Steiner, mais le problème était de savoir comment celui-ci avait acquis ses extraordinaires dons de voyance et ses connaissances qui semblaient s’étendre à tous les domaines. La lecture de l’Initiation m’avait conduit d’une certaine manière à entrer dans le monde spirituel de Steiner. Par contre, sa philosophie me semblait faible.

Je lus dans un bulletin intérieur de l’anthroposophie le récit d’extraordinaires expériences du Dr Hanska que devait répéter plus tard Kevran avec ses études sur les mutations naturelles. Il y a dans le cosmos des forces que certains pensent saisir par divers moyens. Ce sont peut-être ces forces conservées par une tradition inconnue qui sont à la base de certains phénomènes paranormaux.

R.A. – Ce sera le problème du tellurisme en parapsychologie.

La Sympathie de Maeterlinck

R.A. – Deux écrivains contemporains qui se sont beaucoup occupés de philosophie, et qu’on peut considérer comme philosophes à leur manière, philosophes à l’état sauvage, se sont aussi intéressés de très près à l’occultisme et aux phénomènes parapsychologiques. Vous les avez connus l’un et l’autre ; le premier c’est Maurice Maeterlinck, le second, c’est Maurice Magre, déjà plusieurs fois nommé.

L.J.D. – Maurice Maeterlinck ? En me rendant par le train d’Aix-en-Provence à Gap, j’ai lu, en 1939, la Grande Porte qui venait de paraître. Ce qu’on y lit recoupait certaines conceptions dérivées de Lancelin. Je décidais alors d’écrire à Maeterlinck en lui signalent cette convergence, mais je n’espérais pas de réponse.

R.A. – Et vous en avez reçu une ?

L.J.D. – Ce fut une histoire amusante. A Gap, en dehors du travail et quand on n’aime pas le ski, on s’ennuie terriblement ! Aussi ne ratais-je pas une séance de cinéma. Le jeudi, j’allais habituellement dans une salle mitoyenne du lycée. A l’entracte, je me rendais au lycée pour visiter ma boite aux lettres… ouverture sur le monde… Un jeudi, après le rentrée de Pâques, j’exécutai ce rite. J’ouvris la boite : une lettre de Nice ; c’était Maeterlinck. Il y était fort aimable et m’invitait pour le dimanche suivant, chez lui, à Nice.

R.A. – Quel accueil vous réserva-t-il ?

L.J.D. – Plutôt froid au premier abord, c’était un Nordique. Se femme, de quarante années plus jeune que lui, était fort belle. Le repas fut enjoué et la discussion intéressante. Mais, au contraire de l’enthousiasme d’un Maurice Magre, Maeterlinck était un peu compassé. Nous parlâmes des travaux de Morley Martin, des possibilités de résurrection des êtres vivants, en un mot la palingénésie.

R.A. – Etait-il sceptique ou favorable ?

L.J.D. – Tout à fait favorable. Mais ses connaissances philosophiques n’étaient pas très étendues.

R.A. – Il m’est arrivé jadis d’écrire que la pensée de Maeterlinck était invertébrée. Je n’ai pas changé d’avis.

L.J.D. – Derrière la métapsychique, il entretient une vue scientiste du monde.

R.A. – Que pensait-il de l’avenir de le métapsychique, ou de le parapsychologie ?

L.J.D. – Nous pensions de même. Le jour où les hommes en Occident attaqueront le problème avec un esprit qui sera la synthèse des méthodes de l’Orient et de l’Occident, ils iront plus loin que les Indiens et les Tibétains.

R.A. – Je n’y crois guère, mais, dans votre hypothèse, pourquoi l’initiative ne pourrait-elle venir des hommes de l’Orient ? Nous les avons déjà assez dépravés pour qu’ils en soient capables.

L.J.D. – Peut-être parce que la mission de l’Occident est de faire comprendre eux autres civilisations leurs propres valeurs.

R.A. – En paroles, oui, sans doute. Mais, en fait, l’Occident détruit toutes valeurs autres que les siennes. Qui sont des contre-valeurs, de même que mon ami Robert Jaulin appelle notre soi-disant civilisation, la dé-civilisation.

L.J.D. – Nous sommes loin, en tout cas, de l’idéal que je viens d’évoquer, de souhaiter. Nous en sommes toujours au bricolage, même si c’est à Stanford !

R.A. – Avez-vous revu Maeterlinck ?

L.J.D. – Oui, au Negresco, à Nice encore, en 1947, je crois. Il rentrait du Portugal où il avait passé la guerre, invité par Salazar. Mais il était très fatigué. La conversation fut assez banale, sauf sur les rapports d’Hitler avec les forces occultes. Nous devions nous revoir, il est mort en 1949.

L’amitié de Maurice Maire

R.A. – Maurice Magre, qui me parait à tous égards très supérieur à Maeterlinck, a tenu une plus grande place dans votre existence.

L.J.D. – Oui, certes. J’ai rencontré Maurice Magre en 1938. J’étais à Saint-Raphaël où j’avais débarqué à l’hôtel Diana avec un lot copieux de philosophie et d’occultisme. Je n’avais pas tardé à faire la connaissance d’un libraire du nom de Roy, avec qui je me liais d’amitié. Il me déclara que je devrais connaitre son client Maurice Magre. Celui-ci avait une réputation d’auteur salace et, pour moi, il sentait un peu le soufre. J’hésitais à me prêter à cette rencontre, quand le hasard, ou le providence, me délivra de ces scrupules. Le lendemain, en effet, Magre était dans le magasin quand j’y vins. C’était un petit homme borgne. Plus tard, il devait m’expliquer qu’il avait perdu un œil dans un accident d’automobile. A ce moment-là, il avait commencé un livre sur le grand maitre des Assassins et il était persuadé que c’était celui-ci qui, de son monde transcendant, l’avait agressé. Le livre ne fut jamais terminé. Il avait un sourire bienveillant, mais railleur, une peau tannée et portait presque toujours de grands chapeaux de paille. Il fut très aimable et m’invita à la villa qu’il avait louée dans le parc de Santa-Lucia, à environ deux kilomètres de Saint-Raphaël sur la route d’Agay.

Je m’y rendis le lendemain. Il vivait avec une ex-actrice de l’Odéon, Suzanne. Sa conversation, partie de l’occultisme, s’orienta sur la pensée indienne et sur un de nos rares amis communs… André Malraux ! Magre avait une grande admiration pour l’intelligence de Malraux, que lui et Suzanne avaient connu boulevard Berthier, mais il était un peu effrayé de son avidité qui, selon lui, dépassait celle de Napoléon ou d’Alexandre. Il me raconta son voyage aux Indes où il avait épouvantablement souffert de la chaleur.

R.A. – Naturellement, il vous a parlé d’Aurobindo.

L.J.D. – Naturellement. Il l’admirait très fort, mais il ne se trouvait pas satisfait de la réponse que celui-ci lui avait faite sur le problème du mal.

Dans cette perspective, Magre reprochait farouchement au christianisme son ignorance métaphysique des bêtes. D’où son petit livre Pourquoi je suis bouddhiste. En revanche, il ne comprenait ni les plantes ni les fleurs qu’il voyait ainsi que des anomalies de la nature.

R.A. – Mais ce n’était pas un bouddhiste pur et simple.

L.J.D. – Il partageait les convictions de la Société théosophique et, notamment, de Mme Blavatsky. Il me fit lire la Doctrine secrète. Lui-même était en train d’étudier L’Absolu selon le Védânta d’Olivier Lacombe. La conversation portant sur les mystiques, je lui conseillais de ne pas se confiner dans l’Orient et de lire les mystiques chrétiens : saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila. Ce qu’il fit et on en voit quelques traces dans le Livre des certitudes admirables.

Souvent il revenait sur son passé, au monde du théâtre où il avait vécu, ayant commencé sa vie comme secrétaire d’Henri Bataille. Il oscillait constamment entre la philosophie et la mystique. Mais, pour la première, ce n’était pas son genre et j’eus, un jour, les plus grandes difficultés en voulant lui faire comprendre un passage de la Phénoménologie de l’esprit. Il est vrai que Hegel n’est pas un auteur facile !

R.A. – Comment vivait-il quand vous l’avez connu à Saint-Raphaël ?

L.J.D. – Il écrivait deux livres par an et des articles qui lui assuraient une vie matérielle fort convenable. Mais il aimait la bonne chère ! L’été 1947, la veille du jour où je devais rendre visite à Malraux à Beaulieu, il me dit : « Vous mangerez bien, mais moins bien que chez moi. Ma cuisinière traîne la savate, mais c’est la meilleure de la côte ».

R.A. – Avait-il raison ?

L.J.D. – Oui. Chez Malraux, il y avait un serveur en blanc, mais la cuisinière aux pieds traînants lui était supérieure.

R.A. – Pourquoi Magre s’intéressait-il particulièrement à la parapsychologie ?

L.J.D. – A cause des pouvoirs de l’homme, mais aussi à cause de la survie. Il était d’une opinion assez favorable aux vies successives, mais ne retrouvait en lui aucun souvenir précis des siennes propres.

R.A. – Et vous-même ?

L.J.D. – Malgré ce que m’a affirmé un médium, je n’ai pas la mémoire ni de mon passé d’alchimiste au moyen âge, ni de prêtre égyptien.

R.A. – Magre vous a-t-il confié quelles avaient été, d’après quelque médium, ses propres vies antérieures ?

L.J.D. – Non. Mais je puis vous confier que Romain Rolland se croyait tout ensemble Empédocle et Spinoza réincarnés.

R.A. – Sérieusement ?

L.J.D. – Le plus sérieusement du monde.

R.A. – Dans cette vie-ci, en tout cas, Magre joignait à l’amour de la sagesse celui des femmes. N’était-ce pas un sensuel ?

L.J.D. – Combien de fois, quand il fut devenu le vieux sage qu’il avait rêvé d’être, ne m’a-t-il pas dit regretter le temps passé aux vanités !

R.A. – Mais l’amour des chats et celui de l’opium ne le quittèrent jamais.

L.J.D. – Il avait même vu le fantôme d’un de ses chats. Il croyait à un rapport entre le système nerveux du chat et le monde astral. Quant à l’opium, il le fumait tous les jours. Il en avait tiré une humeur constante, tandis que son amie Suzanne, mal désintoxiquée, était parfaitement insupportable.

R.A. – Magre vous a beaucoup apporté et, pour moi qui l’admire et l’aime du fond du cœur, pour moi qui lui dois tant, sans l’avoir jamais rencontré, j’éprouve quelque envie de votre bonheur de l’avoir connu.

L.J.D. – Oui. Il m’a donné une amitié certaine, que je lui rendais. Surtout, il a renforcé mes connaissances sur la pensée indienne et mon intérêt pour Aurobindo et la Mère.

Une anecdote pour finir ce propos sur Magre. C’était en septembre 1941. Un ami lui avait apporté du rhum blanc. Nous en bûmes allègrement et vers minuit, il me dit : « Delpech, écrivez. Nous allons jeter les bases d’une religion universelle ». Je fis remarquer qu’il valait mieux aller nous coucher, et il m’écouta. Un point demeure : le bouddhisme ne le satisfaisait pas complètement.

 La radiesthésie à l’essai

R.A. – Vous avez une expérience personnelle de la radiesthésie ?

L.J.D. – En 1937, je m’étais intéressé à la radiesthésie et j’avais été conduit à lire de près l’ouvrage de deux polytechniciens, René Bard et Charles Gorceix, La Balance pendulaire de précision, de 1934. Il y était souvent fait allusion aux travaux de leur collègue et ami Charles Voillaume, auteur lui-même d’un livre paru la même année et intitulé Essai sur les rayonnements de  l’homme et  des êtres vivants.

Ce livre comportait une innovation : il classait ces rayonnements en sympathique (champ), énergie vitale (champ), volonté (onde), mental (onde), nerveux (onde), radioactivité (champ), suivant l’ordre d’intensité décroissant.

M’étant rendu à Clermont-Ferrand en octobre 1941 pour y suivre des cours de psychologie, je trouvais dans une librairie le livre d’André Savoret…

R.A. – Un grand hermétiste que j’ai bien connu, un des plus éminents occultistes de notre temps…

L.J.D. – … intitulé : Les Forces secrètes de la  vie. Savoret y traitait des guérisseurs et, en particulier, de l’un d’eux, Parlange, capable de momifier une côtelette à la distance de 700 kilomètres. Le fait avait été constaté par son beau-père, le chimiste Sabatier, prix Nobel en 1912.

Chose plus précieuse pour moi, ce livre contenait un mémoire de Voillaume sur les guérisseurs, qui se terminait sur son adresse : Château de Montsablé par Lezoux (Puy-de-Dôme). Aussitôt, j’écrivis à Voillaume et nous primes rendez-vous.

C’était alors un homme d’un âge avancé, vêtu comme un gentilhomme campagnard. Il donnait une impression de solidité. Son plaisir fut grand d’être en face d’un lecteur de ses écrits, passionné lui-même de radiesthésie. Je lui posais mon problème : « Peut-on faire des diagnostics psychologiques par radiesthésie ? » Il me répondit que c’était possible. Et nous avons commencé avec des dessins appartenant au Centre d’orientation professionnelle de Clermont. Les résultats furent négatifs. Après mon départ, l’abbé Jean Besson, actuellement directeur de l’Ecole des psychologues praticiens de l’institut catholique de Paris, continua nos recherches. Le diagnostic porté sur un brave jésuite bien connu fut épouvantable : alcoolique, libertin, etc.

R.A. – C’était peut-être un chanoine Docre ?

L.J.D. – Cela se serait su. J’avais quitté Clermont-Ferrand, mais je restais en relation avec Voillaume qui ne publia malheureusement plus rien. Se mort fut étrange. Ayant rencontré une bohémienne, il s’aperçut qu’elle était envoûtée. Il s’efforça de la secourir avec des appareils inventés par lui contre les ondes maléfiques. Et j’ai eu entre les mains un curieux journal qu’il avait tenu. Il y note des attaques venues de divers points d’Afrique du Nord, avec ses réponses. Le cahier se termine avec sa mort.

R.A. – Qu’en pensez-vous ?

L.J.D. – Une première solution consiste à admettre l’objectivité de ce combat qui rappelle celui de Stanislas de Guaita et de l’abbé Boullan (le « chanoine Docre » de Huysmans) à la fin du siècle dernier. Deuxième solution : une maladie qui progresse et dont les symptômes sont extériorisés. Je préfère la première solution.

R.A. – La mort de Voillaume n’a pas signifié la mort de la radiesthésie dans notre vie.

L.J.D. – Après mon échec de radiesthésie psychologique avec Voillaume, je ne repris la question qu’en 1953 avec le médecin-colonel Prat qui était à la retraite, mais s’occupait encore de conseils de révision. Je le rencontrai chez un ami et il accepta de venir à mon Centre d’orientation professionnelle, tous les mardis après-midi. Je lui donnais le dossier d’un sujet que je n’avais pas examiné moi-même, il ne l’ouvrait pas, regardait seulement le nom et la date de naissance et avec son pendule reconstruisait le profil psychologique du sujet. Les résultats furent surprenants : des réussites à 60 %. Pourtant un jour cela n’alla plus.

Je lui donne une lettre : diagnostic incroyable, sujet peu intelligent, etc. La lettre était d’André Malraux. Je demande alors au médecin-colonel : « Qu’avez-vous fait avent de venir ?  » – « Je suis allé chez le dentiste qui m’a arraché une dent et fait beaucoup souffrir ». Tout s’expliquait.

Le Dr Prat devait mourir quelques années après. Il m’a laissé son secret, mais je n’ai obtenu que des résultats médiocres. Il y a une équation personnelle, mais, à la limite, je crois que c’est un phénomène de voyance qui intervient, car un modèle est à peu près inimaginable.

R.A. – Pouvez-vous séparer le souvenir de Voillaume de celui du Dr Jules Regnault (à ne pas confondre avec le spirite Henri Regnault, d’une moindre envergure) ?

L.J.D. – Jules Regnault est né en 1872 en Normandie. Il se destine à la marine et fait ses études à Bordeaux. Il soutient une thèse importante sur la Sorcellerie (ses rapports avec les sciences biologiques) en 1896. Envoyé en Indochine française, aux confins du Yunnan, il étudie l’acupuncture et publie un livre sur la médecine du Vietnam en 1903. Il s’intéresse aux effets de l’opium sur le psychisme. Devenu prestidigitateur sous le nom de Magnus et sourcier…, il va dans l’entre-deux guerres étudier la médecine électronique aux Etats-Unis, selon la méthode d’Abrams. Enfin ce fut un calculateur prodige capable de rivaliser avec Inaudi. Je l’ai vu faire des démonstrations sensationnelles dans la petite société de philosophie que j’avais organisée à Toulon dans l’immédiat après-guerre, où prit la parole Lizelle Reymond, alors femme de Jean Herbert, sur le yoga.

Regnault publia pendant plus de trente ans une petite revue la Côte d’Azur médicale, qui fit connaître une quantité de recherches marginales. Il présida un congrès de sourciers à Avignon en 1931 et, avec Voillaume, fut mon initiateur à la radiesthésie. En 1935, il réunit une quantité d’articles dans un livre intitulé Biodynamique et Radiations. A la suite de la lecture de cet ouvrage, je pris un contact épistolaire avec lui. Je devais le retrouver durant la guerre à Toulon en 1942, quand je fus nommé psychologue au ministère de la Jeunesse, et c’est ensemble que nous avons subi les bombardements, en continuant le travail intellectuel, une des seules sources de la grandeur de l’homme.

A Pâques 1944, je le rencontre place de la Liberté… Il a un pressentiment et va se réfugier à Granville ! Pourtant il avait raison : une bombe traversa sa maison jusqu’à la cave. Il devait aussi échapper aux dangers inhérents à l’invasion de la Normandie. Il revint régulièrement à Toulon jusqu’à sa mort en 1962. Malgré mes efforts, il ne publia pas ses mémoires pour lesquels il avait trouvé un titre admirable : Mémoires d’un touche-à-tout.

Je lui dois beaucoup, et surtout d’admirables conversations dans son cabinet où son bureau américain était si surchargé de livres que durant la conversation on n’apercevait que le mouvement de ses pieds. Quand Rocard…

R.A. – Non pas Michel, le politicien, mais Yves, son père, le physicien.

L.J.D. – … fit des études sur le signe du sourcier, c’est à Regnault qu’il a eu recours.

R.A. – Le signe, ou le réflexe du sourcier, c’est la réaction physiologique du sujet à une modification du champ magnétique produite par le contact de l’eau souterraine avec certains sols, argileux notamment.

Des masses métalliques, également souterraines, pourraient produire des effets semblables. C’est donc une théorie physique de le radiesthésie, qui justifierait l’étymologie du terme. Il y a là-dedans quelque chose, je crois. Mais je crois aussi que cette théorie est loin d’épuiser toutes les manifestations de la radiesthésie, et même de la sourcellerie.

L.J.D.- Enfin, l’année dernière, j’ai eu une surprise agréable : un jeune médecin de marine, nommé Régis Dacquin, qui avait entendu une émission faite à « l’Oreille en coin », vint me rendre visite. Il me montra un exemplaire original de la thèse de Jules Regnault. Il devait soutenir lui-même en septembre 1977, à Bordeaux, une thèse intéressante sur les guérisseurs… Quatre-vingts ans plus-tard, les mêmes questions se posent toujours.

René Warcollier, l’homme de le télépathie

R.A. – René Warcollier fut l’un des plus éminents métapsychistes, ou parapsychologues (suivant la mode) français de notre temps. Ses expériences dans le domaine de la télépathie sont classiques et nous aurons à en connaître comme telles. Mais je le cite ici parce que cet ami commun est l’un des jalons de votre cheminement parapsychologique.

L.J.D. – Oui, j’ai rencontré Warcollier immédiatement après la guerre, par l’intermédiaire de Jean Bruno.

R.A. – Ce conservateur de la Bibliothèque nationale, notre ami commun encore, que vous avez désigné quelque part avec un grand bonheur comme le « père Mersenne » de la parapsychologie.

L.J.D. – Oui, c’est dans ma préface eu livre de Marcotte.

R.A. – Dont la rencontre, ultérieure, viendra en son temps.

L.J.D. – J’ai donc rencontré Warcollier pour la première fois devant le monument aux morts de la gare Saint-Lazare. Il m’avait dit : « J’ai une barbe » et je lui avais répondu : « Moi aussi ».

Alors naquit une collaboration qui porta d’abord sur un point auquel j’attachais et j’attache une très grande importance, à savoir l’examen psycho-physiologique des médiums. Ainsi, Warcollier m’a permis de faire passer des Rorschach – ce test qui consiste à faire interpréter des taches d’encre calibrées – à un certain nombre de médiums.

R.A. – Des médiums à effets physiques, comme on dit, ou bien des télépathes, parce que la spécialité de Warcollier, c’était la télépathie ?

L.J.D. – Des télépathes, en effet, des voyants et surtout des voyantes. Avec celles-ci le Rorschach était difficile. Au lieu d’essayer de dire ce qu’elles voyaient, elles transposaient immédiatement dans la voyance. J’étais obligé de les ramener : « qu’est-ce que représente pour vous telle ou telle tâche ? », et non pas « Qu’est-ce que cela évoque pour vous ? ».

Je me suis heurté aussi à une grande pudibonderie dès qu’on touchait à des questions sexuelles.

Ce n’était, et ce ne fut qu’un départ. Il aurait fallu compléter par des examens biologiques. Car j’ai toujours soupçonné que l’endocrinologie avait son mot à dire en matière de voyance. C’est une hypothèse parmi d’autres qui impliquent par exemple le système sympathique. Mais celle-là, j’y tiens.

Les obstacles, cependant, étaient trop grands : les sujets ne se prêtaient guère et Warcollier étant un homme très courtois, comment les eût-il poussés à se laisser violer, si j’ose dire, dans leur personnalité ?

Un livre américain récent propose un essai de profil médical d’une part et de profil psychologique d’autre part. Mais les deux auteurs d’Aux Confins de l’esprit, Russell Targ et Harold E. Puthoff, s’arrêtent court, à mon sens.

R.A. – Sans compter, ou plutôt en comptant de surcroît que leurs protocoles expérimentaux sont ou trop succinctement exposés ou trop rigoureux.

L.J.D. – En tant que psychologue, après avoir pratiqué pendant quinze ans, à raison de deux à trois cents examens par an, je sais ce qu’on peut tirer d’un examen psychologique systématique et profond, assorti d’une fiche médicale approfondie.

R.A. – Warcollier travaillait en groupe. Il aimait avoir son petit cercle et il y eut, pendant des décennies, les réunions de M. Warcollier. Avez-vous connu ces groupes ?

L.J.D. – Comme j’habitais non pas Paris mais Toulon, Warcollier m’a proposé de l’assister dans une seconde expérience qui porterait, cette fois, sur des groupes. Mais cette expérience-là mérite de passer de la biographie à la science. J’en perlerai donc plus loin. Je devais revoir Warcollier une dernière fois, quand j’ai célébré le centenaire de Charles Henry. Il était venu avec Fanny Galloy, la belle-sœur du Dr Osty et il mentionna l’événement dans sa Revue métapsychique.

R.A. – Après la mort de Lancelin, dont vous parlez avec un certain enthousiasme, me semble-t-il…

L.J.D. – Je confesse volontiers cet enthousiasme.

R.A. – … avez-vous fréquenté de ses disciples, car il en était bien pourvu ?

L.J.D. – Oui. J’en citerai un qui était ingénieur, chargé d’organiser le travail chez Renault, puis chez Hachette. Se marotte, c’était de réaliser des appareils qui, d’une certaine manière, reconstituaient les différents fluides que Lancelin avait admis comme hypothèses. La difficulté vint de ce que ces machines n’émettaient que des ondes ultracourtes. Mais le fait actualise les recherches de ce H.P., car on vérifie aujourd’hui le rôle des ondes ultracourtes en parapsychologie. Voyez, par exemple, les expériences de Vassiliev en Union soviétique.

« Psychologie et parapsychologie », Royaumont. 1956

R.A. – En 1956, eut lieu le premier colloque international de parapsychologie sur le thème « Psychologie et parapsychologie ». Il avait été organisé au centre culturel de Royaumont.

L.J.D. – C’est là que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance, puisque c’est vous qui organisiez le congrès.

R.A. – Oui, sous les auspices de la Parapsychology Foundation de New York et le patronage de la revue la Tour Saint-Jacques. Vous avez participé à ce colloque, l’un des très rares psychologues à oser se compromettre ainsi.

L.J.D.- Avant de partir, j’avais demandé à Gaston Berger si, vis-à-vis de l’Université, il n’y voyait pas d’inconvénient. Il m’avait répondu qu’il n’en voyait aucun.

Vous savez, Gaston Berger s’est toujours soucié de parapsychologie, et même d’astrologie. Il affirmait lui-même que le fait d’être un quarteron (sa grand-mère était une noire de Goré) l’avait poussé dans cette direction.

Au début des années 50, je lui avais suggéré, puisqu’il se rendait souvent aux Etats-Unis au titre des échanges universitaires (avant de devenir directeur de l’enseignement supérieur), d’aller voir Rhine dans son université Duke, en Caroline du Nord. Il a été voir Rhine, il a passé des tests de parapsychologie.

R.A. – Nous nous sonnes rencontrés à Royaumont, c’est vrai. Mais vous y avez rencontré d’autres parapsychologues.

L.J.D. – Oui. Outre que je retrouvai notre ami Jean Bruno, j’y ai rencontré beaucoup de parapsychologues qui m’ont vivement intéressé. Qui citer ? Meier, peut-être, directeur de l’Institut Carl Gustav Jung…

R.A. – Vos vieilles amours…

L.J.D. – … à Zurich. Et vous avez raison dans l’ironie, car j’étais jungien depuis 1931-1932, au moment de mon diplôme d’études supérieures, et Meier me passionna en évoquant le cas d’une communication qui s’était établie entre deux membres d’un couple que 5000 kilomètres séparaient et dont l’un était psychanalysé.

Les Américains Jule Eisenbud et Jan Ehvenwald, psychanalystes, l’Allemand Hans Bender m’ont paru remarquables. Ils avaient de l’autorité. Mais quant à la psychanalyse, je formule les plus expresses réserves et je doute qu’elle puisse apporter beaucoup en dépit de la thèse – remarquable elle aussi – du Dr Christian Moreau sur Freud et la parapsychologie, qu’il appelle l’occultisme.

Plusieurs participants du colloque de Royaumont sont devenus des amis : le Dr Roland Cahen, le logicien René Poirier…, et je garde précieusement le numéro spécial de La Tour Saint-Jacques qui a publié l’ensemble des communications. Que dire de plus ?

Un vrai génie vraiment méconnu : Charles Henry

R.A. – Quelques années plus tard, en décembre 1959, vous avez organisé la commémoration du centenaire de Charles Henry, auquel nous avons fait déjà allusion.

Charles Henry, je le tiens personnellement pour un personnage considérable et pour un génie, comme vous le faites vous-méme. Mais c’est sans doute le nom le plus obscur de tous ceux que nous avons prononcés jusqu’à présent. Moins connu certes que Charles Richet, peut-être même qu’Eugène Osty, ou Gustave Geley qui furent, celui-ci avant celui-là, directeurs de l’Institut métapsychique international.

L.J.D. – Oui, beaucoup moins connu que tous ceux-là, Charles Henry. C’était un personnage tout à fait singulier. Il est venu de son Alsace natale et commence de se manifester à Paris vers 1880. Grand ami de Jules Laforgue, il hante le salon du colonel de Rochas où, d’après Anne Osmont, on l’avait surnommé « Son Universalité », si grande et si étendue était se connaissance de tous les problèmes des ordres les plus variés. On lui avait confié un enseignement à la Sorbonne et il s’empressa de mettre en doute l’unité de la matière. Il soutenait qu’elle se pouvait dissoudre dans les atomes. D’où un conflit avec Louis Liard, qui était alors recteur. On le destitua et il devint bibliothécaire de la Sorbonne. En cette qualité, il découvre le premier, ou l’un des premiers, des manuscrits de Sade. En même temps, il est nommé directeur du laboratoire de physiologie des sensations, à la même Sorbonne.

R.A. – Où Henri Piéron lui succédera, point parapsychologue du tout, celui-là.

L.J.D. – Dans ce laboratoire, il expérimente de manière peu orthodoxe et publie ses résultats dans de petits mémoires. Il soutient une thèse vers 1910 sur psychobiologie et énergétique ; sa thèse secondaire portait, je crois, sur la mémoire et l’habitude.

Il disait de lui-même : « Je suis en avance de cinquante ans ». Et Georges Bohn qui avait été dur envers lui lors de sa soutenance le reconnaîtra ensuite.

R.A. – Comment définiriez-vous les idées majeures de Charles Henry ? Une réduction du réel à une monadologie ?

L.J.D. – Oui, mais à une monadologie à triple étage, si je puis dire. Un premier étage représenterait la matière, que réaliseraient des résonateurs gravitiques ; puis des résonateurs biologiques se situeraient à un second étage et, à un troisième étage, des résonateurs psychiques. Grâce à une mécanique dont il avait le secret, il arrivait à expliquer à peu près tous les phénomènes psychologiques et parapsychologiques.

En 1911, Charles Henry s’est rendu à Berlin avec le polytechnicien Paul Baudoin, qui devait signer l’armistice en 1940 comme ministre, pour voir Planck. Je tiens d’une conversation avec Paul Baudoin que Planck admettait parfaitement l’existence des résonateurs biologiques de Charles Henry.

Parmi ses mémoires, une série traite de la vie, vers 1915. Le système de Charles Henry comprend aussi une théorie générale du rayonnement universel…

R.A. – N’est-ce pas plutôt la base et la synthèse à la fois du système ?

L.J.D. – Si vous voulez. Je crois que c’est Valéry qui a le mieux résumé l’œuvre de Charles Henry dans Lettres à quelques-uns. « Je crois qu’il n’y a pas d’autre exemple d’une tentative de considérer, au moyen des signes de l’analyse, le total de la connaissance. Vous avez senti l’aiguillon de la relativité, et entrepris de pousser jusqu’à la limite la volonté de rendre entièrement réciproques toutes les données non seulement physiques, mais sensorielles et psychiques. Rien ne pouvait m’attacher davantage ; car le pensée de toute ma vie fut d’essayer de me représenter cette relation symétrique générale, et d’en tirer des conséquences applicables à la culture et même à l’art ».

R.A. – Le rêve, en somme, de Léon-Jacques Delpech. Et Henry était un génie.

L.J.D. – Charles Henry mourut en 1926, à l’hôpital de Versailles.

R.A. – Quels étaient les rapports de Charles Henry avec la parapsychologie ?

L.J.D. – Charles Henry était favorable à la télépathie. En effet, les résonateurs associés en atomes biologiques, quand ils sont en équilibre d’émission instantanée avec les résonateurs gravitiques ou électriques, émettent des ondes et ont des vitesses de propagation très supérieures à celles de la lumière, ce qui est conforme aux expériences de télépathie. Enfin, Charles Henry croit à la voyance. Il a donné des preuves de son extension par le moyen du tact jusqu’au monde atomique, dans une note à l’Académie des sciences de 1923.

Il voit l’émergence de la voyance dans les origines de l’humanité, chez l’être primitif et même dans l’animal. Pour lui, elle est l’indice de communications directes entre les résonateurs biologiques et les résonateurs extérieurs, généralement sur la théorie du rayonnement.

Aujourd’hui, en France : Marcotte et Wolkowski, par exemple.

R.A. – Et nous voici aujourd’hui, ou presque. Je retiens deux noms Marcotte et Wolkowski.

L.J.D. – Sans vouloir diminuer aucun d’eux, je ne les mettrai pas sur le même pied.

R.A. – D’abord, Marcotte, selon la chronologie.

L.J.D. – Oui. J’ai raconté notre rencontre dans la préface à son livre que vous citiez tout à l’heure. Jean Bruno, justement, fit encore le lien. Après trois rendez-vous ratés, une étudiante me dit : « J’habite à côté de chez vous et j’ai Marcotte à déjeuner ». Elle est venue me chercher chez moi et, durant le repas, Marcotte m’a expliqué ses vues que je connaissais un peu par Bruno et par un article paru dans la revue métapsychique.

Cela ne m’a pas suffi. Je lui ai demandé d’assister à des expériences sous sa direction et il a accepté. C’était en mai 73. Un mois plus-tard, Marcotte m’avertit par téléphone, vint me chercher et me conduisit dans une villa où il avait réuni un groupe de jeunes gens et de jeunes filles. Les expériences m’ont paru très intéressantes. La manière était analytique : un sujet ne recevait pas un message, il recevait des fragments de message et ensuite on s’essayait à des reconstitutions. Vous m’avez reproché dans un compte-rendu paru dans question de d’avoir garanti que la méthode de Marcotte procurait des résultats positifs à 100 %. Bien sûr, ce n’était qu’une commodité de langage, et vous aviez raison.

R.A. – Wolkowski ?

L.J.D. – Je l’ai connu par Nicolas Schöffer. Tout le monde sait qui est Nicolas Schöffer et je lui ai consacré un long article dans l’Encyclopaedia universalis : il est spécialisé dans l’art cybernétique. Il fabrique de gros appareils qui fabriquent eux-mêmes des tableaux abstraits avec des changements constants, grâce à des dispositifs aléatoires. On se trouve en face d’un appareil semblable à un poste de radio et l’on voit un tableau abstrait composé de points qui constamment varient. Et cela peut durer trois mois sans que le même tableau se répète une seule fois.

Mon ami Wolkowski s’intéressait au projet du compositeur russe Scriabine, décédé depuis plusieurs années, qui, sous le nom de Nouveau Prométhée, voulait réaliser une symphonie s’adressant à tous les sens. Le projet aurait été repris en Russie et une de ses relations lui aurait dit que Nicolas Schöffer avait des documents sur la question. C’est à ce moment que Schöffer l’orienta vers moi.

Ce Hongrois d’origine est très sympathique et je me suis vite lié avec lui. C’est donc lui qui m’a envoyé Wolkowski. Pourquoi ? Parce que Wolkowski était allé le voir afin de savoir dans quelle mesure ses appareils pourraient produire des effets hypnotiques et des effets analogues. Donc je reçois Wolkwoski, ce jeune physicien polonais, professeur à Paris VI. Très sympathique lui aussi. Il m’a rendu beaucoup de services et présenté nombre de gens : Réant entre autres…

R.A. – Le soi-disant, le réputé voyant, en qui je n’ai guère confiance…

L.J.D. – … le docteur Losfeld, les amis de Carayon et Carayon lui-même.

Dommage que Wolkowski n’ait pas écrit. Mais il est jeune, il écrira à son heure. Car peu à peu, je ne dis pas qu’il a abandonné la parapsychologie, mais l’intérêt qu’il avait, et qui était primordial, est devenu un intérêt secondaire. Un problème est pour Wolkowski le problème essentiel. Il l’a manifesté dans une réunion à Utrecht et, plus tard, dans un des cours où je l’avais invité : c’est le problème éthique de parapsychologie. Evidemment, nous butons là contre le problème de l’initiation. On ne peut pas donner des pouvoirs à tout le monde, c’est trop grave ! Aussi, les sociétés traditionnelles avaient institué une initiation.

R.A. – Pensez-vous qu’on devrait y revenir ?

L.J.D. – Probablement. Je crois que vous avez écrit un article, dans la revue Preuves, si mes souvenirs sont exacts, où vous avez posé ce problème et avancé la solution de l’initiation, que je crois la bonne.

CHAPITRE III … ET DE LA PARAPSYCHOLOGIE

Vers une définition

R.A. – Professeur Léon-Jacques Delpech, qu’est-ce, enfin, que la parapsychologie ?

L.J.D. – Vous me posez là une question qui soulève le problème de la définition. Un double point de vue est possible.

Le premier point de vue, c’est celui de la définition signalétique. On détermine de quoi il s’agit en gros et cette définition conditionne la recherche.

Et puis, vient, secondement, la définition idéale. Elle est toujours à chercher. Léon Brunschvicg a montré que c’est une illusion de croire l’avoir trouvée. On ne pourrait, en effet, fournir une définition exhaustive d’une discipline que quand elle serait achevée. Or, toutes les disciplines sont en route.

Venons-en à la parapsychologie. Cherchons-en une définition signalétique. Je me référerai à celle que vous avez vous-même proposée, puisque vous avez été le premier à publier en France un livre sur la parapsychologie. Vous avancez deux définitions.

La première, c’est celle de la parapsychologie au sens large : la parapsychologie est la discipline qui s’efforce d’expliquer des phénomènes aberrants par rapports à la science, soit par l’illusion, soit par la fraude, soit par l’exercice d’une fonction psychologique classique ou nouvelle. Je considère que cette définition est un excellent point de départ.

Un peu plus loin, vous précisez. La parapsychologie au sens strict, écrivez-vous, consiste en la mise en évidence et en l’étude expérimentale de fonctions psychiques non encore incorporées dans le système de la psychologie scientifique en vue de les incorporer dans ce système alors élargi et complété.

Un seul point me gêne un peu : c’est la notion de « scientifique », car on peut se demander si, à la limite, la psychologie sera scientifique. Au fond, je n’en sais rien.

R.A. – Présentement, sont scientifiques les phénomènes que la psychologie admet ; ne sont pas scientifiques les phénomènes que nous disons parapsychologiques ! Ce trait « scientifique » est commun aux diverses psychologies en quoi s’analyse ce que j’appelle, par construction, dans mes définitions, la psychologie.

L.J.D. – En effet, je dois dire qu’à l’heure actuelle, la psychologie n’existe pas dans un autre sens que celui-là. Il existe des sections de psychologie dont la psychologie expérimentale fait partie, mais il existe aussi des psychanalyses en nombre assez grand -huit ou neuf -, et puis d’autres aspects existent de ce qu’on peut, comme vous venez de le préciser, et ainsi seulement, nommer la psychologie. En tout cas, je crois qu’on peut partir d’une notion de psychologie telle que la parapsychologie pourra s’y intégrer.

R.A. – Quitte à en faire sauter le cadre, précisément scientifique, et voilà la subversion nôtre. Mais – faut-il le dire ? – c’est au moins prématuré, à cet endroit de notre conversation. Restons donc orthodoxes. Le problème de l’intégration de la parapsychologie ressemble à celui de l’intégration de l’hypnose. Or, ce problème semble résolu.

L.J.D. – Oui. L’hypnose n’est plus considérée comme un phénomène parapsychologique, mais comme un phénomène neurophysiologique, admis pour tel.

R.A. – N’empêche qu’elle m’évoque le ver dans le fruit… Avec délectation.

« Métapsychique » a précédé « parapsychologie ». Aujourd’hui le vocable « parapsychologie » a des rivaux, que pour ma part, je ne prends pas très au sérieux.

L.J.D. – Les Tchèques ont proposé « psychotronique », emprunté à l’érudit français Fernand Clerc, qui ne me semble pas, à moi non plus, très intéressant.

R.A. – « Psychotronique » est symptomatique, cependant : d’une récupération matérialiste, et plus précisément marxiste, des phénomènes parapsychologiques et de la parapsychologie elle-même.

L.J.D.  En 1975, j’ai proposé dans une conférence à l’Unesco sur le problème de la kundalini…

R.A. – Disons de l’énergie vitale…

L.J.D. – … un nouveau néologisme qui serait « psychocosmologie ». « Psychocosmologie » aurait l’avantage d’embrasser tous les éléments psychiques et tous les éléments cosmiques, de référer par conséquent à la fois au biologique et au physique.

R.A. – Le Dr Thérèse Brosse a adopté « psychocosmologie » dans ses derniers écrits, et j’avoue que le terme me séduit fort. Il intègre davantage. De même, le néologisme proposé par Christian Godefroy « psilogie », parce que, disant moins que « parapsychologie », il suggère la possibilité d’une plus grande extension. Au fond, « psycho-cosmologie », c’est votre définition personnelle de la parapsychologie.

L.J.D.- Oui, je définirais volontiers la parapsychologie comme une psychocosmologie générale.

R.A. – C’est un peu court quand même, ou, si vous voulez, un peu trop dense à ce stade.

L.J.D. – J’entends par psychocosmologie générale une psychologie élargie au rapport de l’homme avec le cosmos sous toutes ses formes, avec les ondes cosmiques, avec la matière sous ses divers aspects et avec la vie. On laisse ainsi la voie ouverte vers le transcendantal, que je refuse le droit d’éliminer a priori.

R.A. – D’autres disciplines scientifiques traitent du rapport multiple de l’homme avec le cosmos.

L.J.D. – Oui. Mais la parapsychologie met en avant la dominante psychique.

R.A. – Encore peut-on préciser que l’insertion du psychique non seulement va de pair, en parapsychologie, avec l’affirmation de sa dominance, mais encore reconnaît à son intervention un autre sens, plus fort, plus complet, que ne le fait, par exemple, le physique moderne – Einstein, Mariani, Destouches -, laquelle se dit différente pour chaque sujet.

« Paranormal » pour désigner l’objet spécifique de la parapsychologie, c’est une épithète assez banale. Je la crois fautive.

L.J.D. – Oui, c’est une faute de langage, mais je la commets et vous le commettez aussi par commodité.

R.A. – Est-ce une simple faute de langage, comme vous le dites, ou une manière de lapsus qui serait révélateur ?

L.J.D. – Révélateur de quoi ?

R.A. – A vous de me le dire.

L.J.D. – Je vous répète que ce n’est qu’une faute de langage. La normalité, sinon, serait le pathologique, et se mettre en marge de la normalité, c’est justement utiliser le préfixe « para ».

Cela dit, je sais bien que beaucoup de médiums, comme beaucoup de mystiques, ont eu des troubles psychiques, souvent profonds. La question a été bien étudiée depuis Henri Delacroix. Mais le côté pathologique me parait un côté de déchet. Il m’intéresse peu. Pourtant, tous les gens de ma génération en ont été agacés. Regardez Matisse qui a composé une philosophie de la nature où il réduit la mystique à la pathologie et à une sexualité sublimée. Matisse était un scientiste que j’ai connu à la fin de sa vie.

R.A. – Vous qui aimez tant jouer sur les mots, et avez tant peur de le faire, savez-vous que Matisse était orientaliste ?

L.J.D. – Qui, le peintre ?

R.A. – Oui, pour le coup.

L.J.D. – Vous tombez bien, c’est mon peintre préféré. Mais tous les deux sont dans le monde transcendant.

R.A. – Pourquoi Matisse est-il votre peintre préféré ? Que préférez-vous de lui, les odalisques ou les bichromies ?

L.J.D. – La chapelle. Bien que Malraux ait dit que c’était une catastrophe. Mais Malraux a été le premier à demander à Chagall de peindre ce plafond de l’Opéra, qui ne me plait pas du tout.

R.A. -Odalisques ou bichromies ?

L.J.D. – Bichromies.

R.A. – Pourquoi ?

L.J.D. – Parce que cela me touche davantage du point de vue plastique, et c’est tout.

Vers une classification

R.A. – Comment classez-vous les phénomènes parapsychologiques, ou paranormaux ?

L.J.D. – Ma propre classification, contrairement à d’autres…

R.A. – Et Dieu sait s’il y en a, des classifications en parapsychologie !

L.J.D. – … ma propre classification est peu poussée. Je crois, en effet, qu’on n’arrivera à une classification poussée qu’en fonction de méthodes de plus en plus fines. Ma classification est au premier degré. Je range d’un côté les phénomènes où le psychisme prédomine sur un élément extérieur, un élément correspondant à une réalité soit biologique soit physique ; de l’autre côté, les phénomènes qui, inversement, mettent en évidence d’abord le biologique et le physique, c’est-à-dire les matérialisations, les hantises, etc.

R.A. – Et dans votre première catégorie ?

L.J.D. – Je rangerai surtout la télépathie et la clairvoyance.

R.A. – Votre classification a le mérite d’inclure tous les paramètres possibles, d’autoriser tant un jugement horizontal (comme dans la méthode stratigraphique en archéologie) qu’un jugement vertical ; d’inclure le facteur temporel et le facteur spatial.

Postulats

Vous avez dégagé les « postulats implicites » de la parapsychologie. Quels sont-ils ?

L.J.D. – Ce sont

1) L’extension au cosmos de la personnalité humaine. – 2) La possibilité d’une action sur les deux variables que sont le temps et l’espace. – 3) Une conception nouvelle des rapports entre la matière et l’esprit.

Voilà ce que je dirai en préambule, et que devra analyser une réflexion philosophique sur les données de la parapsychologie.

Modèles

R.A. – La notion de modèle intervient-elle, ou doit-elle, selon vous, intervenir en parapsychologie ?

L.J.D. – C’est une notion qui est, pour moi, capitale en parapsychologie et qu’on néglige trop souvent.

Lorsqu’on est en face d’un problème de parapsychologie, il faut essayer, avec l’aide des sciences connues, de voir quels sont les phénomènes qui s’en rapprochent le plus, et même en faisant varier certains paramètres dont je viens de parler. Il en est ainsi d’une guérison paranormale, qu’on dira miraculeuse à Lourdes, mais qui pourra être due à l’action d’un guérisseur. Ce qui se passe, c’est un processus conforme aux lois générales de la médecine, mais avec une vitesse extrêmement accrue. Une thèse soutenue à Alger, en 1939, par le docteur Guarner insiste sur l’instantanéité des guérisons de Lourdes. Dans des cas de ce genre, le modèle est donc médical.

Mais on peut trouver d’autres modèles. J’y reviendrai à propos des matérialisations. Gustave Geley, dans son livre De l’inconscient au conscient, avait rapproché les phénomènes de matérialisations du phénomène d’histolyse chez les insectes. Les mutations de la matière lui paraissaient possibles sous l’action d’un médium à effets physiques parce qu’il existe des dissociations de matière bien constatées chez les insectes, chez les vers, par exemple, quand ils se transforment en papillons. Geley a, je le pense, ainsi entrevu la méthode du modèle. (Au cas particulier, je crois que le modèle de Becker est beaucoup plus satisfaisant et je vous l’expliquerai).

Dès les débuts de la parapsychologie, on aperçoit la notion de modèle. Rappelez-vous le livre, traduit par G. de Fontenay, du baron Carl Du Prel sur la magie, science naturelle. Songez aussi à un chercheur comme Branly. Edouard Branly a, d’une part, découvert le principe de cohérence et de la transmission de messages à distance ; d’autre part, il s’est occupé de parapsychologie. Eh bien ! dans une note à l’Académie des sciences, il avait rapproché le poste de T.S.F. de certains aspects du système nerveux. Il avait proposé une analogie entre le système nerveux et l’appareil de radio. Plus tard, Upton Sinclair a remployé ce modèle.

L’idée de modèle est une idée que la cybernétique a mise en lumière.

R.A. – Et vous êtes aussi cybernéticien.

L.J.D. – Je définis dans mon livre, La Cybernétique et ses Théoriciens, cette discipline comme la science des modèles. Mais c’est une idée vieille comme le monde et très recommandable en parapsychologie ; car elle est empirique, elle épargne les théories trop ambitieuses. Simplement, on rapproche deux ordres de phénomènes. Mais les savants ne voient les modèles que sous une forme physique, alors que j’ai tendance à aller chercher dans le « vieil arsenal » de la métaphysique, selon le mot de Leibniz, des modèles que j’applique à des objets nouveaux. Je recours à tous les modèles philosophiques et théologiques possible.

R.A. – Et pourtant, vous êtes cybernéticien.

L.J.D. – C’est pourquoi je connais la faiblesse des modèles mathématiques qui séduisent surtout les ignorants.

R.A. – Et les modèles physiques ?

L.J.D. – J’en reviens toujours à ce que j’ai déclaré dans mon article « La cybernétique à la croisée des chemins » : les physiciens qui ne connaissent pas la psychologie n’ont qu’à l’apprendre avant de vouloir parler de parapsychologie ; car, quelle que soit l’explication qu’on propose, elle doit se raccrocher, à son terme, à la psychologie.

R.A. – Du moins la physique contemporaine – relativiste quantique – et la psychologie moderne, qui est une psychologie de l’inconscient, s’accordent pour nous assurer que le temps n’existe pas réellement.

L.J.D. – Enfin, n’existe que d’une manière relative.

R.A. – C’est une autre manière de dire.

L.J.D. – Pourtant, dit à peu près Bergson, le morceau de sucre ne fond pas tout de suite dans un verre d’eau. Il y a une résistance du temps.

R.A. – Sur un certain plan, oui.

L.J.D. – Une des caractéristiques des phénomènes parapsychologiques, nous la retrouvons ici, c’est de jouer avec la variable de temps.

R.A. – Et d’espace.

L.J.D. – Oui, bien sûr. Le temps et l’espace sont inséparables.

En outre, le modèle inspiré par les expériences de Becker rejoint celui de l’hologramme, lequel ne devrait, me semble-t-il, pas laisser indifférents les parapsychologues.

R.A. – Vous avez mille fois raison. Et, de fait, un modèle universel vient d’être proposé par Karl Pribram, de Stanford, et David Bohm, de l’Université de Londres, qui prend en compte, et ils le savent et ils le disent, les phénomènes parapsychologiques ; or, c’est un modèle du type holographique.

Peut-être convient-il de rappeler que l’hologramme se présente comme une image à trois dimensions, telle qu’en se déplaçant autour de l’hologramme, l’observateur peut voir toutes les faces de l’objet. Corrélativement, chaque fragment de l’hologramme contient l’image de l’objet complet.

Or, l’idée de Pribram et Bohm qui concorde avec votre intuition, est la suivante : nos cerveaux construisent, mathématiquement, une réalité « concrète » en interprétant des fréquences en provenance d’une autre dimension, du domaine d’une réalité première, structurée et significative qui transcende le temps et l’espace. Selon ce modèle, et très holographiquement, en somme, le cerveau est un hologramme qui interprète un univers holographique. Dans les états modifiés de conscience, ou les états altérés de conscience, comme disent ceux qui préfèrent le franglais, l’accord, au sens musical du terme, se fait avec la matrice invisible qui engendre toute réalité. En particulier, Marylin Ferguson remarque que cette interaction avec la réalité première, ou primitive, ou primordiale, voire primaire, expliquerait la précognition, la psychokinèse, le guérissage, la distorsion du temps, l’expérience d’être un avec l’univers, la conviction que la réalité ordinaire est illusoire, les descriptions d’un vide paradoxalement plein…

L.J.D. – Temps et espace sont pour moi capitaux en l’espèce.

R.A. – Comme ils vous paraissent capitaux en eux-mêmes, dans toutes autres espèces. Vous restez sur ce point fidèle à Gaston Berger.

L.J.D. – Dont j’ai été l’assistant et dont toute le philosophie, en effet, se centre sur la notion de temps. La notion de temps surtout est, fondamentale. Nous le verrons à propos de Dunne, de ses expériences sur la clairvoyance dans le rêve et de sa conception du temps sériel.

R.A. – Temps sériel et musique sérielle, voyez-vous un rapport ?

L.J.D. – La conception du temps sériel ne me parait pas recouper le dodécaphonisme. Voyons. Le dodécaphonisme se situe vers 1913, il s’épanouit en 1923. Le livre de Dunne, Le  Temps et le Rêve, est de 1927. Après tout, la chronologie ne s’opposerait pas à un rapprochement, Mais je reste sceptique. En tout cas, Dunne ne mentionne pas la musique qui porte le même nom que son temps.

R.A. – Rapprocheriez-vous, pour votre part, temps sériel et musique sérielle ?

L.J.D. – Non, parce que la musique sérielle est une question de son – douze sons -, tandis que le temps sériel est une question de dimension. L’analogie est verbale.

R.A. – On pourrait peut-être aller plus loin…

L.J.D. – Oui, sens doute. Mais ce serait aller trop loin, en dehors de notre domaine de référence. On pourrait se demander aussi le rapport d’Einstein avec le cubisme…

Le principal, maintenant, c’est que l’espace et le temps sont de facteurs qui, contrairement à ce qu’on croyait autrefois, sont relatifs. Newton croyait à un temps absolu et Clarke a pu fonder une théodicée sur le temps et l’espace newtoniens. L’espace et le temps sont semblables au langage ; ils possèdent un côté conventionnel qui est peut-être en rapport avec la structure de différentes données physiologiques. Même l’espace, en tant que tel, peut être conçu comme à n dimensions. C’est la théorie d’Ouspensky. Ces considérations peuvent faciliter l’explication en parapsychologie, mais prenons garde de nous lancer à fond là-dedans.

Du moins, retenons que le corrélatif, c’est la vitesse du phénomène. Ainsi, pour décrire les phénomènes de guérison paranormale (je dis bien pour décrire ; quant au mécanisme, c’est une autre affaire), j’ai dit que la vitesse à laquelle la guérison se produit est spécifique ; c’est elle qui distingue la guérison paranormale du phénomène normal d’évolution des maladies.

R.A. – Je conclurai volontiers sur l’analogie entre la parapsychologie et la linguistique. Cette analogie repose sur la communauté d’un code. On peut très bien prendre le modèle linguistique comme modèle de la communication ou de l’apparente communication en quoi consistent les phénomènes parapsychologiques.

L.J.D. – Je me méfie de votre linguisticisme.

R.A. – Je préfère l’hologramme. Encore, ne doit-on pas exclure a priori une théorie unitaire de l’holographie et de la linguistique. Une approche holographique de la linguistique, en tout cas, est possible, comme existe déjà une approche holographique de la psychanalyse chez Levenson.

Méthodes

R.A. – Quelles sont, pour vous, les méthodes de la parapsychologie ?

L.J.D. – Il y a. d’abord une distinction fondamentale à faire entre le fait parapsychologique spontané et descriptible et le fait réflexe et expérimental.

R.A. – Parlons du fait spontané.

L.J.D. – Il faut le situer dans un lieu et, à ce propos, une géographie de la parapsychologie serait A faire. En 1939, une investigation de cet ordre avait été esquissée, à propos de la lévitation, par le Dr Binet-Sanglet dans le journal Le Matin, Aujourd’hui même, écoutant la « radioscopie » du conservateur d’un musée de la vie rustique, j’ai entendu parler de magie qui était différente selon la composition du sol.

R.A. – Faudrait-il, dès maintenant, évoquer les ondes telluriques auxquelles certains parapsychologues, avec les occultistes, prêtent des qualités bien supérieures à celles que leur reconnaissent les géophysiciens ?

L.J.D. – Mémoire en soit faite ici pour l’instant.

R.A. – Et pourquoi ne pas faire intervenir, tant que nous y sommes, les ondes cosmiques ?

L.J.D. – Oui, il y a aussi les ondes cosmiques découvertes par Millikan et dont l’action sur le comportement des hommes a été expliquée par Tchijevski dans sa thèse de 1924 sur les ondes cosmiques et les mouvements de l’histoire. Ces ondes varient en fonction des taches solaires qu’on a pu retrouver dans l’histoire, quand l’astronome américain Douglas a montré que leurs courbes se retrouvaient dans l’aubier des arbres, en étudiant ainsi les séquoias géants de Californie. L’astrologie…

R.A. – L’astrologie n’a rien à voir avec les ondes cosmiques. Il n’y a pas d’astrologie scientifique. Du moins est-ce ma position, conforme à la tradition et dédaigneuse des prétentions de la science moderne à l’hégémonie.

L.J.D. – J’ai demandé un jour à un ingénieur, Michel Auphan, qui avait fait, en se basant sur les ondes stationnaires, la plus intéressante théorie astrologique que je connaisse, si l’on pouvait faire l’horoscope d’un fait parapsychologique. Il m’a semblé ne pas comprendre. Pourtant, en 1908, dans l’Année occultiste de Piobb, une longue étude avait paru sur la « théorie du moment cosmique ».

R.A. – Croyez-vous que le type morphologique puisse tenir un rôle ?

L.J.D. – J’en suis convaincu. J’ai connu en 1939 un ami de Magre, Louis Gastin, qui m’a initié à la morphopsychologie. En 1941-1942, à la Faculté des Lettres de Clermont, j’ai suivi des cours de cette discipline faits d’un point de vue pratique par le médecin-général François Bayle qui a fait une thèse sur Psychologie et éthique du  national-socialisme, en 1953, et qui appliquait remarquablement les théories du Dr Paul Carton, et j’ai suivi également, du point de vue historique, les cours du Dr Verdun, s. j., ancien interne des hôpitaux de Paris. Pour ce qui est de la parapsychologie, Ledos avait vers 1900 fait une étude des types morphologiques ayant des dispositions aux phénomènes de clairvoyance, etc.

R.A. – Et au point de vue physiologique ?

L.J.D. – Il y a le syndrome d’Assailly, c’est-à-dire le gonflement de l’abdomen en période prémenstruelle pour la femme. C’est un peu léger. Je suis sûr que l’endocrinologie nous réserverait des surprises.

Il y a un autre point, c’est celui du sympathique. Dès 1800, les médecins s’occupant de parapsychologie font allusion au rôle du sympathique et Rhine l’a retrouvé.

R.A. – Comment l’explorer ?

L.J.D. – Grâce au réflexe oculo-cardiaque cher au professeur Laignel-Lavastine.

R.A. – Et le psychisme profond, les profondeurs du psychisme ?

L.J.D. – Oui, naturellement, il y a le subconscient qu’on peut explorer avec les tests d’association de mots de Jung et aussi les tests de projection : le Rorschach inventé par un psychiatre suisse mort en 1922, qui comportait dix planches, six en noir et blanc, quatre en couleurs, de taches d’encre, et pliées pour la symétrie. Le sujet doit énoncer les figures que cela lui suggère. Puis le T.A.T., Thematic Aperception Test, de Murray (1946), avec ses figures tirées de tableaux américains, dix pour les hommes, dix pour les femmes, dix pour les deux sexes. Le sujet doit raconter à propos de chaque image ce qui se passait avant, durant et après la scène représentée. Le test est passé deux fois à deux jours d’intervalle. Enfin, le test de Szondi (1944), célèbre psychanalyste suisse d’origine hongroise, de plus de quatre-Vingts ans : il est constitué par six séries de huit photos de malades mentaux à l’état pur. Il s’agit de choisir dans chaque série les deux plus sympathiques et les deux plus antipathiques. On sait si le sujet n’a pas de pulsions anormales. Avec les deux précédents tests on peut voir s’il a des tendances pathologiques, ce qui est très important.

R.A. – Vous avez parlé, à propos des sujets de vos essais radiesthésiques, de « profil » psychologique. Cette notion est sous-jacente à votre présent propos. Vous prenez, évidemment, le mot dans son acception technique ?

L.J.D. – Oui. Vers 1911, un Russe, Rossolino, a eu l’idée de mettre les uns au-dessous des autres les résultats de différents tests relativement homogènes et de réunir l’ensemble par une ligne brisée, qu’il a appelée le profil psychologique, forgeant ainsi l’expression. Ce profil a une certaine constance. C’est lui qu’on complète d’ordinaire par un profil médical.

R.A. – Je regrette, pour ma part, que votre hostilité à Freud vous empêche de mentionner et de prôner, comme je le fais régulièrement, la richesse instructive des cas parapsychologiques observés en situation analytique, autant que l’efficacité des clefs tendues par la psychanalyse pour pénétrer dans l’inconscient.

L.J.D. – Laissez-moi mettre au point, une bonne fois, mon attitude en face de Freud et de ses épigones.

J’ai rencontré la psychanalyse de Freud à Aix en 1930, alors qu’un étudiant du nom de Lallement avait fait un exposé un peu schématique sur la question, mettant en valeur la sexualité plus que le rôle de l’inconscient. La lecture de l’Introduction à la psychanalyse ne m’apporta à peu près rien. Mais, en préparant mon D.E.S. d’allemand, je rencontrai Carl Gustav Jung dont la pensée fut pour moi une révélation, avec Métamorphoses et symboles de la libido.

R.A. – Quel fut l’objet même de la révélation ?

L.J.D. – La notion d’archétypes.

R.A. – Au sens de Jung !

L.J.D. – Accompagnant Keyserling à Darmstadt, je rencontrai Groddeck dont certaines thèses psychosomatiques me séduisirent.

Après la guerre, je continuais à lire Jung et j’approfondis Freud avec Hesnard, mon voisin de Toulon, qui avait introduit Freud en France. La théorie de Szondi, synthèse de Freud et de la génétique, me parut heureuse. Je fondai en 1953 une société pour l’étude de Szondi. La nouvelle école de Vienne, avec Frankl, Daim et Caruso me permit d’observer un retour à la dimension spirituelle. D’autre part, je remarquai que les grands penseurs de notre époque, Malraux et Sartre, par exemple, étaient beaucoup plus près d’Adler, en le sachant ou sans le savoir, que de Freud. La psychanalyse avait apporté à la connaissance de l’homme deux éléments importants : inconscient, encore qu’on ait pu le retrouver paradoxalement chez Descartes, le philosophe de la conscience – voyez la thèse de Geneviève Radis-Lewis, en 1948 -, et l’affectivité, dont Rosmini, au milieu du siècle dernier, avait mis en lumière le rôle dans la connaissance.

Ce qui m’a empêché de succomber aux séductions du freudisme ou de toute psychanalyse, c’est l’incomplétude invincible de l’homme.

R.A. – Mais vous n’en êtes pas resté à l’hypnose ?

L.J.D. – On a longtemps cru que l’hypnose était la clef de la vie intérieure malgré l’expérience de Freud. Durant la dernière guerre, les Américains inventèrent une machine à hypnotiser sur laquelle j’ai eu des renseignements grâce au professeur George Devereux. Plus tard, on obtint l’hypnose par des injections intraveineuses : ce fut l’ère de la narcoanalyse ; mais bientôt on déchanta : on obtenait en vrac phantasmes et images réelles, si bien qu’on renonça à cette thérapeutique. On ne peut se servir de l’hypnose qu’avec beaucoup de précautions.

Question de méthode, encore : il existe aussi dans la littérature parapsychologique des études synthétiques de psychologie. Je n’ai pas lu l’ouvrage d’Eisenbud sur Ted Serios. Dans le passé il y a eu un livre comme celui de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars, en 1900, mais ce volume est malheureusement réductionniste. J’aimerais une psychographie exhaustive.

R.A. – Tel le livre autobiographique de Pascal Fortuny ?

L.J.D. – Oui, mais il faudrait aussi le voir du dehors !

R.A. – Assurément, car Fortuny n’hésite pas à truquer des expériences publiques de voyance. Les cas spontanés, en parapsychologie, ne nous sont souvent connus que par des témoignages. Cette forme d’investigation indirecte soulève un problème particulier.

L.J.D. – Le professeur Tenhaeff, de l’Université d’Utrecht, a écrit : « Il faut constituer une science du témoignage en parapsychologie ».

Puis, après quatre lignes, il s’est arrêté. Actuellement, en dehors de la parapsychologie, l’histoire et le cryptozoologie – étude des bêtes ignorées fondée il y a vingt-cinq ans par notre ami le zoologiste belge Bernard Heuvelmans – se basent sur des témoignages, et les livres de ce dernier sont des modèles de méthodologie.

Notre ami Michel Carrouges, surréaliste et historien du surréalisme, est en train d’écrire son second livre sur les O.V.N.I.

En ce moment, une revue belge a consacré un numéro spécial au témoignage. Dans un article, Carrouges a donné les sept règles suivantes :

1° Reproduire textuellement les paroles du témoin, afin de conserver toute la gangue verbale de son témoignage, sa façon de voir, ses expressions, ses comparaisons, ses allusions. L’enregistrement au magnétophone est très désirable. – 2° Chercher à bien connaitre non seulement la description de l’événement ainsi que l’ensemble de la rencontre extraordinaire, mais aussi le milieu de vie ordinaire et l’histoire personnelle du témoin. – 3° Interroger tous les témoins nécessaires pour la mise au point. Cela signifie qu’on ne devrait pas s’en tenir à enregistrer les déclarations du témoin principal, même quand il paraît en gros être approuvé par les autres. – 4° Faire dessiner par le témoin des croquis de l’événement parapsychologique. Même grossier, un dessin est révélateur et se place sur un plan parallèle à celui des paroles. Sinon, dessiner un croquis robot sur ses indications. – 5° Faire approuver par le ou les témoins le relevé écrit de leurs déclarations. – 6° Séparer très clairement le texte des déclarations du témoin et celui des commentaires de l’enquêteur. – 7° Réserver les efforts exceptionnels des enquêteurs pour les affaires les plus complexes.

R.A. – A côté de l’illusion, rangeons la fraude. La présence d’un expert, c’est-à-dire d’un illusionniste, s’impose.

L.J.D. – Oui, en face de chaque phénomène de parapsychologie, on peut dire que c’est un phénomène de prestidigitation. J’ai posé la question à notre ami Robert Tocquet. « Comment peut-on discriminer ? » Il m’a dit « Si l’on est prestidigitateur ». « Mais un prestidigitateur soi-disant médium peut avoir trouvé un nouveau tour que vous ignorez ». Il ne m’a plus rien dit. Personnellement, j’ai l’idée que l’activité cérébrale du prestidigitateur et celle du sujet qui est vrai doivent pouvoir être discriminées par l’électro-encéphalogramme, car l’activité cérébrale n’est pas la même.

R.A. – En attendant, je continuerai à réclamer la présence, ou l’avis, s’il s’agit de témoignages, quant à la possibilité de fraude, d’un illusionniste. Car nombreux sont les faux médiums, il convient de le souligner, dans vos deux catégories de faits parapsychologiques.

La parapsychologie, dans l’ignorance où elle se trouve des causes qui produisent les phénomènes de son ressort, n’expérimente qu’au sens où l’astronomie, par exemple, avant l’ère spatiale, pouvait expérimenter. Aussi, la statistique y est destinée à piéger les cas spontanés.

L.J.D. – La statistique, c’est un aspect formel. Elle ne vaut que ce qu’on y met. Si la parapsychologie n’a pas emporté la conviction en dépit des expériences de Rhine, c’est bien pour cette raison. Néanmoins, on ne doit pas le négliger.

R.A. – Comme vous y allez ! Un mot sur Rhine s’impose quand même.

L.J.D. – J.B. Rhine est un ancien élève de MacDougall, célèbre psychologue américain, dont la théorie de l’émotion, peut-être dépassée, est devenue classique. Vers 1932, aux Etats-Unis, MacDougall a aidé Rhine à étudier la parapsychologie, très officiellement, dans une université. Rhine s’est mis à pratiquer les tests de divination de cartes et des tests de jets de dés. Il a poursuivi, sa vie durant.

Hélas ! Rhine est dépourvu d’imagination. Il n’a même pas travaillé sur des types psychologiques. J’ai essayé dans ce sens, mais si j’avais eu le quart des moyens à la disposition de Rhine, j’aurais été beaucoup plus loin que lui.

R.A. – Vous auriez mis l’imagination au pouvoir pour éprouver le pouvoir de l’imagination ?

L.J.D. – Non. Mais si on a un cerveau, c’est pour le faire travailler.

R.A. – Il me semble que Rhine, de par son travail routinier, de par son opiniâtreté, qui ne sont pas gais, je vous le concède, ni entraînants, a accompli un grand et bon travail. L’importance tactique, et même stratégique de son œuvre est immense. Beaucoup de gens qui n’auraient vraisemblablement jamais été convaincus l’ont été par Rhine. Beaucoup de gens de formation scientifique – ce qu’on nomme ainsi – ont été impressionnés par l’abondance et la signification des statistiques.

L.J.D. – Oui, dans le milieu américain, auquel il s’adressait d’abord.

R.A. – Sans doute, là d’abord, mais pas exclusivement.

L.J.D. – Pour moi, j’en reste à Bergson, et réclame quelque chose de plus plausible. Il faut être bien naïf pour croire pouvoir imposer la parapsychologie par les mathématiques.

Comment entrer en parapsychologie

R.A. – Nous avons parlé de la résistance universitaire. Mais, plus généralement, les attitudes mentales devant la parapsychologie, c’est un sujet qui vous est cher, et que vous aviez traité dans votre communication au congrès de 1956.

L.J.D. – J’ai distingué trois attitudes : le scepticisme, le rationalisme et la crédulité. Le Dr Alain Assailly…

R.A. – Le démonomane…

L.J.D. – … oui. Assailly en avait proposé une semblable, mais avec des néologismes qui me paraissent tout à fait inutiles.

La crédulité d’un Magre ou d’un Maeterlinck, et de leurs familiers, à propos de phénomènes que je leur racontais, m’a frappé. J’avais fini ma communication par cette déclaration : « Tout admettre sous bénéfice d’inventaire ».

R.A. – C’est, en effet, me semble-t-il, votre propre attitude mentale constante en parapsychologie, devant les phénomènes réputés paranormaux.

L.J.D. – Oui, et je souhaite réussir à ne jamais m’en départir, de même que je le conseille à ceux qui entrent dans la carrière…

R.A. – … parapsychologique. A ceux-là, vous proposerez une bibliographie. Inutile donc, ici, de recommander – ce serait vite fait – ou de déconseiller – ce serait long – des ouvrages. Mais ne faudrait-il pas mettre en garde contre les cours de parapsychologie, ou de prétendue parapsychologie, offerts, si je puis dire par antiphrase, dans de petites annonces ?

L.J.D. – Oui, ainsi, telle officine du Centre de la France demande 500 F. Il faut, en effet, dénoncer ce genre de cours absolument aberrants.

R.A. – Il existe, cependant, des sociétés sérieuses qui donnent des conférences, voire des cours. Je citerai – ma liste sera brève – l’Institut métapsychique international, 1 place Wagram, à Paris, dans le dix-septième arrondissement.

L.J.D. – C’est l’héritier un peu désargenté d’une tradition prestigieuse.

R.A. – Et la Fédération des organismes de recherche et d’étude en parapsychologie et psychotronique (F.O.R.E.P.P., 71. rue des Saints-Pères, 75007 PARIS), au comité d’honneur de laquelle vous appartenez.

L.J.D. – Et dont vous êtes vice-président !

R.A. – Les organismes admis dans la F.O.R.E.P.P. présentent un minimum de garanties morales et intellectuelles.

L.J.D. – Oui, ni à l’ I.M.I. ni à la F.O.R. E.P.P. ce ne sont des escrocs et ils ne vous rendront pas fous. C’est déjà beaucoup en ce domaine !

R.A. – Et voici qu’aujourd’hui, seul dans l’Université française, vous dispensez un cours régulier de parapsychologie.

Ce fut d’abord, en 1973, à l’université de Paris VII, où vous enseigniez déjà la psychologie. Lorsque ce cours fut interrompu par l’effet de restrictions budgétaires, je demandai à mon ami Robert Jaulin, directeur de l’.U.E.R. « Ethnologie, anthropologie, science des religions », à l’université de Paris VII, de bien vouloir patronner sa reprise. Et c’est depuis lors, dans le cadre de cette U.E.R. que, tous les vendredis à 20 h, à Censier, a lieu, grâce à vous et à l’intelligence contre-culturelle de Jaulin, ce cours unique et combien précieux.

L.J.D. – J’aimerais que ce fût un point de cristallisation. Depuis que je suis à la retraite…

R.A. – Administrativement, et rien qu’ainsi, grâce à Dieu !

L.J.D. – … ce cours continue à titre privé et, malheureusement, les seules U.V. de parapsychologie qu’ait jamais décernées l’Université française ont disparu.

Un temps retrouvé

R.A. – Le chercheur, le parapsychologue, le professeur : il faut mettre des traits d’union entre ces différents états. Et surtout ne pas oublier Léon-Jacques Delpech, sous-jacent à la chaîne plus encore que s’y insérant.

L.J.D. – C’était eu printemps, vers 1951, dans la Drôme, près de Romans. J’allais voir les expériences d’un empirique, Rotte, qui prétendait guérir par les ondes cosmiques. J’avais quitté le train à Valence et m’étais rendu à Romans, d’où un car m’emmena vers le village de Peyrins. Quelques paysans étaient descendus à des stations diverses près de fermes plus ou moins cossues. Nous arrivons à Peyrins, il est près de sept heures. Il me faut attendre huit heures pour une visite décente. Je pensais à Rotte et au courage de ses recherches qu’il avait commencées à Rouen au Mont Saint- Aignan. Je suis allongé dans la campagne, au milieu des herbes. Le parfum des arbres fruitiers est un véritable concert qui m’enchante, et je fais un brusque retour en arrière. C’est en 1934, je suis à Orange pour faire un remplacement de professeur de philosophie. J’y avais trouvé un homme invraisemblable dont je n’oublierai jamais le prénom puisque c’est celui du premier roi franc : Pharamond. Il me déclara : « Je n’ai pas traité la métaphysique, car je suis positiviste, et je n’y crois pas ». Je lui ai répondu : « Elle est au programme et je la traiterai ». Entre mes cours, je me suis fait prêter une bicyclette par un élève afin de me rendre à Sérignan visiter la maison de Jean-Henri Fabre dont j’avais lu quelques tomes des Souvenirs entomologiques et surtout ses livres admirables de vulgarisation, les causeries de l’oncle Paul et de ses neveux. Je retrouvais cette campagne à ce moment.

Que les éthologues qui voient dans les insectes des modèles sont loin des merveilleuses descriptions de Fabre, de son humilité et de sa connaturalité avec le monde dans lequel il vivait ! Avec notre hypertechnique, une dimension de l’univers a disparu, à moins qu’elle ne soit métamorphosée dans la parapsychologie, c’est-à-dire le miracle. Un univers de mystère et de rythmes et de miracles, c’est peut-être la définition le meilleure du monde que je sens, avec pour clef de voûte, comme Lachelier, la beauté.

R.A. – Ou l’amour. Mais, au vrai, c’est la Sophia toute belle et toute amoureuse. Et omnisciente.

L.J.D. – Je vis Rotta il me raconta ses travaux ses découvertes, sa collaboration avec un officier de marine nommé Bion, ses projets de guérir l’ex-reine Marie-José d’Italie. Puis je visitais ses appareils, une formidable collection d’énormes bobines de cuivre dans des bâtiments de plus en plus minés par les termites, au point qu’ils allaient devenir inutilisables. Il semblait, malgré ses déboires, plein de dynamisme. Quelques mois plus tard, j’appris sa mort.

Du moins cette visite m’avait permis de me retremper dans une matinée qui avait été pour moi celle du jeune philosophe mais aussi du chercheur scientifique.

(à suivre)

***    ***

A notre connaissance les autres chapitres n’ont pas été publiés par Épignosis. Indépendamment la revue Question De a publié l’entretien suivant qui vraisemblablement est un extrait du CHAPITRE IV: « PSI GAMMA »
Questions sur la parapsychologie par L.-J. Delpech et Robert Amadou

(Revue Question De. No 42. Mai 1981)

Le chemin spirituel est toujours et partout piégé, de toutes façons. Il n’est aujourd’hui de piège plus dangereux pour la doctrine et l’exercice de la spiritualité, notamment dans ses formes mystique et ésotérique, que certain néo-scientisme multiforme, où l’on parle de gnose à contre-sens et de métaphysique en parfaite ignorance de cause.

La parapsychologie, dont l’objet est subversif de la science (par la simple raison qu’il n’est pas un objet) et la méthode est réductrice (par la simple raison qu’elle se veut scientifique) fournit au néo-scientisme un moyen d’excellence.

Une seule parade au néo-scientisme, une seule manière, en particulier, de déterminer le bon usage de la parapsychologie : philosopher. Revendiquer les droits de la réflexion, en réhabilitant les idées — et pratiquer en conséquence. Oser, par exemple, fixer sur la base d’une expérience mieux fondée que celle des phénomènes, et donc a priori au regard de la science, les limites de la compétence scientifique, qui ne s’étend pas outre le phénoménal ni ne peut récuser l’au-delà de celui-ci avec ses disciplines analogues.

A l’œuvre d’une anthropologie intégrale, le professeur Léon-Jacques Delpech, philosophe et, en cette qualité, psychologue et président-fondateur de la Société française de cybernétique, ne pouvait manquer de rencontrer les faits psi et de reconnaître la signification cruciale de la parapsychologie.

Au cours de ses entretiens avec Robert Amadou (dont la vocation coïncide avec celle de L.-J. Delpech, en dépit de leurs divergences sur maint élément de fait et de théorie), la parapsychologie est appelée à déballer ses phénomènes et il s’avère, dans une perspective authentiquement philosophique, que ceux-ci implique une révélation, une révolution. Plus, autrement, mieux que le scientisme, fût-il un néo-scientisme, ne pourra jamais l’admettre, les consciences sont perméables les unes aux autres et le monde est perméable à la conscience ; cette correspondance universelle étant génératrice de valeurs.

Du même coup, le lecteur découvre, chez le professeur L-J. Delpech, un artiste et un érudit en même temps qu’un penseur ; un philosophe qui, afin de penser l’homme, doit —avec force, avec entrain, avec joie — penser l’univers et penser Dieu.

L.D. J’en reviens toujours à l’hypothèse fondamentale que j’ai avancée à propos de la télépathie, et que j’avais suggérée dans nos propos liminaires : la connaturalité de notre psychisme et du cosmos.

R.A. Quand même, je souhaiterais que vous précisiez la manière dont vous entendez cette connaturalité. Il ne s’agit plus, contrairement au cas de la télépathie, d’une intercommunication constante, mais d’une connaturalité que je dirais mystique, au sens de Lévy-Bruhl pour commencer et, peut-être, au sens de Jean de la Croix pour finir. Que veut donc dire, dans votre bouche, « connaturalité » ?

L.D. « Connaturalité » signifie un rapport structurel entre l’homme et l’univers. Le microcosme refait un macrocosme. La tradition est unanime, depuis les Pythagoriciens, jusqu’à Leibniz déclarant : « chaque homme refait à sa manière l’univers ». Et vous citiez vous-même le mot de Bergson sur notre personnalité…

R.A. Il disait « Notre corps ».

L.D. J’adapte en mettant « personnalité ». Notre corps, notre personnalité, qui va jusqu’aux étoiles. Chez Blondel, la même idée se retrouve. En particulier dans les premiers chapitres de la Pensée, auxquels je l’ai aidé à travailler et où il évoque la pensée cosmique.

R.A. Je discerne, néanmoins, et j’y crois, une relation, voire une identité fondamentale entre l’intercommunication apparente des psychismes, qui cause la télépathie, et la connaturalité du psychisme et du cosmos, qui cause, soutenez-vous si bien, la clairvoyance. Mais la télépathie et la clairvoyance sont-elles deux catégories vraiment distinctes ? Ou bien peut-on réduire l’une à l’autre ? Et, si oui, dans quel sens ?

Certains auteurs défendent la distinction. D’autres réduisent la télépathie à une forme de clairvoyance : toute apparente communication entre les psychismes serait, en fait, la prise de connaissance, par le sujet, d’une réalité matérielle, celle du cerveau par exemple. D’autres enfin ont soutenu, inversement, que toute apparente clairvoyance se résout en télépathie. Cette dernière position me séduit, je vous l’avoue. Je suis très tenté de croire que l’on n’a jamais l’expérience que d’un état de conscience, d’images, de sentiments, existant chez un individu et que ce qu’on connaît, perçoit, disons éprouve, par apparente clairvoyance, c’est en fait grâce à l’expérience que l’autre pôle a du monde matériel.

Mais qu’en pensez-vous ?

L.D. Je réduirais plutôt la clairvoyance à la télépathie. La télépathie serait une prise de conscience du psychisme de l’autre.

R.A. Attention ! Vous parliez tout à l’heure, à propos de télépathie, de communication entre deux psychismes. Afin de pouvoir ramener la télépathie à la clairvoyance, il faut envisager une communication  — ou une connaturalité ? — entre un psychisme et la base matérielle d’un autre psychisme. Et pourquoi pas entre la base matérielle de deux psychismes ?

L.D. Oui. Les structures des psychismes entreraient en communication, si je puis dire. Mais pourquoi voulez-vous que ce soient les bases matérielles de ces psychismes qui entrent en jeu ?

R.A. Je suis le dernier à le vouloir. Mais j’essaye d’analyser votre réduction de la télépathie à la clairvoyance. Et j’observe, en fin de compte, bien des difficultés… Mais je tiens à tirer l’affaire au clair. Car elle implique la nature profonde des phénomènes parapsychologiques, au moins de ces phénomènes que Richet qualifiait « intellectuels », et peut-être, en conséquence, la nature profonde de l’homme et du monde. Sans exclure Dieu, sauf par provision toujours.

Donc, la télépathie, dites-vous, c’est le rapport entre deux psychismes : la clairvoyance c’est le rapport immédiat d’un psychisme avec une réalité matérielle.

L.D. Avec toutes les formes de réalité.

R.A. Avec un non-psychisme, avec du non-psychique ?

L.D. Non, je ne dirais pas cela. Car il y a du psychique, du psychisme partout. Voilà.

R.A. Alors, quelle différence entre la télépathie et la clairvoyance ?

L.D. Il y a une prédominance de point de vue. Le point de vue du psychisme serait plus accentué dans le cas de la télépathie, moins accentué dans celui de la clairvoyance. Dans ce dernier cas, il n’y aurait pas d’autre personne. J’essaye de préciser : dans la télépathie, deux sujets communiquent par leurs psychismes. Dans la clairvoyance, le sujet communique avec tous les aspects du monde parce que, dans le monde, la matière, le biologique, l’humain ont un envers psychique. Dans la télépathie, l’accent est mis sur les deux psychismes ; dans la clairvoyance, il est mis sur l’infra-psychisme d’une réalité différente.

R.A. Et cet envers, qu’on pourrait aussi bien appeler un avers, ou un endroit, serait-ce un miroir ?

L.D. Non, c’est une structure. La structure du réel est psychique.

R.A. Structure miroir ? structure inverse ?

L.D. La matière, la vie sont des fonctions du psychisme. J’adopte le système philosophique de la monadologie, en y incluant l’idée de différents degrés de psychisme. Rappelez-vous Charles Henry.

R.A. Mais vous vous référez à Leibniz, d’abord ?

L.D. Oui. La monadologie considère qu’il existe des centres de perspective dont chacun représente tout le réel. Ces centres sont d’ordre psychique ; leur développement, pour parler simple, n’est pas complet d’emblée, il se fait peu à peu. Leibniz affirmait que, sauf Dieu, rien n’est entièrement psychique. Donc, en chaque monade, une force est à l’œuvre. Il y a, pour chacune, un état d’actuation et un état de potentialité.

R.A. Les monades de Leibniz n’ont ni portes ni fenêtres par quoi rien pourra entrer ou sortir. Pour vous, l’information qu’une monade détient au sujet de l’autre, l’action que l’une semble avoir sur l’autre, dérivent-elles d’une harmonie préétablie ? Ou bien, au contraire, les voyez-vous communiquer entre elles ?

L.D. Evidemment, il y a communication.

R.A. Pourtant, vous êtes jungien et la synchronicité de Jung rejoint, en parapsychologie, l’intuition monadologique de Leibniz, de même que la sympathie chez Plotin.

L.D. C’est vrai. La synchronicité est une forme d’harmonie préétablie, de sympathie. Mais je crois à la communication.

R.A. A une seule forme de communication, en fin de compte ?

L.D. Je ne peux en préjuger. Mais c’est une communication d’un ordre tout à fait différent de l’ordre matériel. Voyez les travaux de Vassiliev qui a essayé, par tous les moyens, d’isoler le sujet. Sans succès.

La première idée a été d’expliquer la communication en parapsychologie par les ondes électriques. Un Italien, qui s’appelait Cazzamali, a enfermé des sujets dans des cages de Faraday pour voir s’ils émettaient à travers les grillages. Il essaya d’enregistrer leurs émissions. Et il crut avoir trouvé que celles-ci étaient de l’ordre de 200 mètres. A la fin de sa vie, dans son livre Le Cerveau radiant, de 1960, il en est à 10 centimètres. Ça se réduit, ça se réduit… En U.R.S.S., Vassiliev part de l’idée que le cerveau émet une onde. Il est plus sévère que notre Italien, car il enferme les sujets dans des cabines de plomb. Il conclut que l’émission physique est une hypothèse à rejeter dans le cas de la télépathie. Les publications de Vassiliev sont de 1950-1960. Depuis, d’autres travaux ont montré que certains champs électriques peuvent franchir toutes les barrières. Le problème, à mon avis, demeure ouvert.

Mais quel problème ! Il touche à un problème très général qui n’a cessé de me préoccuper : celui des rapports du physique et du psychique. Ici, l’on se demande dans quelle proportion le psychique et le physique interviennent dans les phénomènes parapsychologiques. Je vois un mélange, une espèce de symbiose.

Un vieux polytechnicien, qui s’était retiré à Toulon et qui avait connu Enel, c’est-à-dire le prince russe Skariatin m’a rapporté des expériences réalisées par celui-ci qui m’ont confirmé dans cette direction de pensée.

Avant la guerre de 14, Enel avait construit dans sa propriété des environs de Saint-Pétersbourg un laboratoire souterrain où il faisait des expériences de parapsychologie. Il employait en particulier une machine d’électricité statique à haute tension. Or, un jour, il aperçut à travers ou au milieu des étincelles, des formes qui ressemblaient à des fragments de corps humains. Il ne sut jamais comment cela s’était produit. Il le raconta à un de ses amis. C’était le colonel Chardon qui me le rapporta à son tour. Je ne devais plus entendre parler de ce phénomène jusqu’à l’année 1976, où je lus dans un livre d’un Anglais séjournant au Brésil, intitulé le Pouvoir de l’invisible : « L’ingénieur-chef Castman était occupé à installer les conducteurs à haute tension, aidé par l’ingénieur Woodrow. Dans le but de procéder à des vérifications, ils firent l’obscurité dans la pièce. Et soudain, au-dessus de la dynamo qui tournait, s’était formée une sphère lumineuse, au centre de laquelle est apparue une main de femme, très fine et parfaitement nette. Le lendemain les deux hommes essayèrent de reproduire le phénomène. La vision ne fut répétée que quatre jours plus tard, mais cette fois la boule bleue a formé une tête, laquelle fut photographiable. »

En 1973, l’Institut brésilien de recherche biophysique recevait des informations de première main, dont il ressort qu’un chercheur américain a aperçu, accidentellement, dans une cellule en verre, des apparitions inexplicables dont des parties de corps humain, alors qu’il procédait à des expériences sur les hautes fréquences électriques.

R.A. Mais il s’agirait ici de plus que des images ! Ce seraient de véritables matérialisations. Et j’observe que les faits en cause manifestent d’une part le rapport…

L.D. Mystérieux…

R.A. Entre les phénomènes électriques et les phénomènes de matérialisation, d’autre part, que des « visions » pourraient avoir un contenu objectif, dans les cas les plus improbables.

L.D. Oui, c’est troublant, très troublant…

R.A. Considérez-vous que les phénomènes de télépathie et de clairvoyance sont indépendants du temps et de l’espace ?

L.D. Comme je ne sais pas ce que c’est que le temps et l’espace, je vous répondrais oui, car, dans une certaine mesure, la télépathie et la clairvoyance les nient.

R.A. Dans quelle mesure ne les nient-ils pas ?

L.D. Justement ! Le problème consisterait à découvrir ce qui est irréductible dans le temps et dans l’espace. Qu’est-ce qui est irréductible à notre subjectivité ? Le temps et l’espace sont conventionnels. Mais est-ce en partie seulement ? Dans les diverses civilisations, le temps et l’espace présentent un aspect conventionnel et un aspect qui résiste à la convention, à l’interprétation par la convention. Nous vieillissons, la deuxième loi de la thermodynamique s’applique… On peut bien s’efforcer de tourner le problème avec le démon de Maxwell, mais rien à faire : il semblerait qu’il y ait un sens des phénomènes qui soit irréductible.

R.A. Les physiciens d’aujourd’hui refusent, pour la plupart — un Olivier Costa de Beauregard témoigne un autre courage —, ils refusent de voir que l’expérimentation vérifie le paradoxe d’Einstein, Podolsky, Rosen : au niveau des phénomènes élémentaires, la causalité s’exerce symétriquement vers le futur et vers le passé. D’ailleurs, pour revenir à notre langage philosophique, je ne vois pas, personnellement, pourquoi le concept de cause impliquerait celui d’une antériorité de la cause par rapport à l’effet.

Le sens de la parapsychologie

R.A. Lorsque nous parlions d’insérer les données parapsychologiques dans la psychologie qui sera alors élargie et complétée, en clair, je crois, cela signifie qu’elle fera sauter les bornes de la psychologie. Et je crois même que c’est l’une des raisons pour qu’il y ait une telle opposition à la parapsychologie. Finalement, nos adversaires, de leur point de vue strictement rationaliste…

L.D. C’est une raison subconsciente !

R.A. … ils n’ont pas tort. Mais sur un plan strictement rationnel, elle s’explique mal, cette résistance à la parapsychologie. La parapsychologie fait de tels efforts pour être scientifique…

L.D. L’appel à la physique…

R.A. J’en suis persuadé, les faits dits parapsychologiques sont des squelettes. Warcollier disait que nous tendons des filets pour attraper des oiseaux et que nous ne prenons que quelques plumes. C’est vrai ! Ces plumes suffisent à désigner quel est le genre de l’oiseau. Et cet oiseau est complètement hétérogène ! Il est complètement exotique par rapport au milieu rationnel.

A partir du moment où l’on va admettre la télépathie, même sous la forme des résultats des tests de Rhine, à partir du moment où l’on va admettre le moindre fait de voyance, toute l’imagination, tout le Désir, toutes les valeurs et toutes les puissances qui ont été répudiées, anathématisées par la société bourgeoise et par le courant majoritaire du judaïsme puis du christianisme, puis par le rationalisme, vont faire leur rentrée. C’est à Hermès et à Aphrodite que les phénomènes parapsychologiques ouvrent la brèche. Les adversaires de la parapsychologie ont conscience, ou inconscience, enfin ils ont une connaissance ou un pressentiment que la parapsychologie risque de faire sauter l’édifice, tout en prétendant se prêter aux règles de la construction et de la co-propriété, fût-ce pour l’agrandir. Dans cette ambiguïté, le danger, c’est pour la parapsychologie ou bien de faire gagner en son jeu la récupération, ou bien, si elle ne joue pas suffisamment ce jeu, de garder sa force subversive par devers elle sans pouvoir l’exercer.

Si la parapsychologie s’annonce trop franchement et déclare : Je suis, au fond, moi, le vieil occultisme plus ou moins déguisé dans la mesure où l’occultisme est affaire de mentalité et ne désigne pas un système particulier, dans la mesure où « microcosme-macrocosme » peut dire « occultisme », on court le danger alors de se heurter à un barrage, de le susciter. Mais si l’on joue trop bien le jeu, ne favorisera-t-on pas le dépouillement, la naturalisation, comme on dit par antiphrase involontaire, pour les bêtes empaillées ? Car, finalement, la parapsychologie mortifie tous les phénomènes qu’elle considère. Elle mortifie tous les sujets. Elle est contrainte de se faire. L’astronome est obligé de travailler avec des étoiles en papier (l’astrologue de l’Astroflash aussi). La parapsychologie doit travailler avec des squelettes de phénomènes, au mieux avec des momies.

Mais les parapsychologues lucides — il y en a peu, et ils devraient renoncer, en aparté, à leur titre — les parapsychologues conscients et consciencieux, ont ceci en commun avec les poètes et les primitifs : ils contribuent, à leur manière, à réhabiliter la pensée analogique.

L.D. Oui. La pensée symbolique. Le symbole, c’est la métaphore.

R.A. Au sens plein du mot, de l’idée, « symbole » va plus loin.

L.D. Ressurgit le problème des universaux. Comment se représenter le réel ? Est-ce que la représentation est une participation comme dans les Idées de Platon ou est-ce que c’est un mot ? Première hypothèse, c’est le réalisme, deuxième, c’est le nominalisme. Entre le réalisme et le nominalisme, il y a le conceptualisme auquel va ma faveur. Le conceptualisme participe à la fois de l’objet et du mot.

R.A. Je suis platonicien et la parapsychologie renforce mon adhésion, ou cette participation, si vous me permettez de jouer sur les mots. Lesquels ne sont d’ailleurs pas qu’un flatus  vocis, nous en sommes bien d’accord.