David Guerdon
Parapsychologie - quelques précurseurs

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986) Précurseurs piégés par David Guerdon Jeune astronome, Camille Flammarion prononça un important discours, le 31 mars 1869, à l’enterrement d’Allan Kardec. Il annonçait en effet aux membres de la Société spirite réunis là pour saluer le départ du maître l’avènement d’une […]

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)

Précurseurs piégés par David Guerdon

Jeune astronome, Camille Flammarion prononça un important discours, le 31 mars 1869, à l’enterrement d’Allan Kardec. Il annonçait en effet aux membres de la Société spirite réunis là pour saluer le départ du maître l’avènement d’une « période scientifique » d’études de phénomènes que l’on appelait à tort surnaturels : « Les phénomènes physiques, sur lesquels on n’a pas assez insisté, doivent devenir l’objet de la critique expérimentale, sans laquelle nulle constatation valable n’est possible… Nous assistons à l’aurore d’une science inconnue. Qui pourrait prévoir à quelles conséquences conduira dans le monde de la pensée l’étude positive de cette psychologie nouvelle ! »

Fondée en 1867, la Société dialectique de Londres venait de prendre la décision d’intégrer les phénomènes physiques du « moderne spiritualisme » à ses recherches sur le progrès des sciences. On constitua un comité de vingt-sept membres, auquel appartenaient des scientifiques de tous bords, dont le professeur de Morgan, président de la Société de mathématiques de Londres, le naturaliste Alfred Russel Wallace, précurseur de Darwin, membre de la Société royale, et spirite de conviction, ainsi que Cromwell Varley, l’ingénieur qui, en 1860, avait installé le premier câble sous-marin reliant l’Europe à l’Amérique.

Le 20 juillet 1870, le comité déposait son rapport. Décontenancée par son contenu, la Société dialectique lui délégua le soin de le publier sous sa propre responsabilité.

D. D. HOME LÉVITE AU TROISIÈME ÉTAGE

Après avoir reçu les dépositions de témoins sérieux, les attestations d’éminents hommes de science, mais aussi les accusations de ceux qui attribuaient les phénomènes à l’imposture, le comité s’était subdivisé en six sous-comités chargés de poursuivre leurs propres expériences. Évitant l’emploi de médiums professionnels ou rétribués, ils avaient exploité les seuls dons psychiques de leurs membres. Sceptiques au début des expériences, la plupart des chercheurs sortirent de ces séances absolument convaincus de la réalité des prodiges observés : lévitations de corps humains, apparitions aériennes de membres « ayant l’aspect et la mobilité de la vie » apports de fleurs et de fruits dans des chambres closes, voix aériennes venues de nulle part…

La Société dialectique, qui ne pouvait avaliser de telles énormités, demanda au plus célèbre physicien et chimiste de l’époque, William Crookes, d’entamer de nouvelles expériences, dans l’espoir surtout qu’elles invalideraient les précédentes.

En ces années 1870, on disait merveille d’un médium d’origine écossaise, Daniel Dunglas Home, qui s’était produit dans toutes les cours d’Europe. Il avait la particularité appréciable de toujours travailler en pleine lumière.

Dans les salons mondains, Home produisait à volonté des phénomènes qu’eussent enviés les meilleurs prestidigitateurs.

A Londres, les invités de Lady Poulett avaient vu la table de leur souper, garnie d’une abondance de mets raffinés, se soulever et s’incliner à 45° sans que bougent cristaux, porcelaines et chandeliers allumés. Pendant une mémorable séance chez Lord Adare, en 1868, le médium était sorti en lévitation par une fenêtre à 21 mètres du sol pour rentrer par une autre, distante de 2,30 mètres. Les fenêtres à guillotine ne pouvaient s’ouvrir que de 45 centimètres ; Home dut les franchir horizontalement. Enfin le médium jouait avec des charbons ardents et, fait encore plus étonnant, transmettait son invulnérabilité à ceux qu’il touchait. Crookes avait été témoin de ces prouesses.

Spécialiste de la « matière radiante », découvreur du thallium et du tube qui porte son nom, le physicien se mit à étudier Home dans son laboratoire.

Crookes avait mis au point d’ingénieux systèmes de mesure permettant d’évaluer la force produite par le médium sans que celui-ci puisse agir mécaniquement sur les appareils.

On enregistra des variations de poids de 2,500 kg qui prouvaient « qu’il se passait quelque chose ». Autre expérience : Crookes avait enfermé un accordéon dans une cage entourée de fils électrifiés. Home y passa une main et tint l’instrument par le côté opposé au clavier : l’accordéon joua tout seul. Le médium réussit même à lâcher totalement l’instrument qui continua à émettre une mélodie harmonieuse dans le vide.

Les expériences de Crookes avec Home lui parurent suffisamment concluantes pour qu’il transmette leurs résultats aux sociétés scientifiques. Mais celles-ci refusèrent de publier ses travaux. Le physicien ne se laissa pas décourager et poursuivit ses recherches dans une autre direction.

LES CHARMES FLOUS DE KATIE KING

En 1873, un jeune médium de dix-sept ans, Florence Cook, faisait apparaître à Londres un fantôme des plus prodigieux, Katie King. Crookes se mit à l’étudier avec beaucoup de méfiance, car ces apparitions exigeaient un cérémonial précis permettant toutes les fraudes. Le médium était attaché et isolé dans un « cabinet noir ». Puis, soulevant les rideaux, apparaissait Katie, tout de blanc drapée et si palpable qu’elle fut bien des fois auscultée. Crookes trouva d’abord que les traits du fantôme ressemblaient étrangement à ceux du médium (ressemblance que l’on peut constater sur de nombreuses photos). Mais, par la suite, il changea d’avis et découvrit quelques différences entre le médium et son double : Florence avait les cheveux bruns, Katie les cheveux châtain doré ; Florence portait au cou une profonde cicatrice, Katie avait en cet endroit « la peau si douce au toucher »… La taille de Katie variait, mais était en général plus grande que celle de son médium.

Les séances se poursuivirent chez Crookes et durèrent jusqu’en 1874. Le fantôme était devenu si familier qu’il jouait avec les enfants du savant. Quant à celui-ci, s’extasiant de plus en plus sur la beauté de la visiteuse d’outre-monde, il parsemait de vers ses rapports scientifiques :

« … Sa présence subjuguait tant que vous n’auriez pas cru

Que ce fut de l’idolâtrie de se mettre à genoux. »

Crookes jura par la suite qu’il avait obtenu la preuve absolue que Katie n’était pas Florence en recevant l’autorisation de pénétrer dans le cabinet noir. Il aurait ainsi vu, côte à côte, le fantôme et son médium. Quoi qu’il en soit, comme elle l’avait annoncé, Katie dut faire ses adieux, le 21 mai 1874. On se sépara avec des larmes de regret. Par la suite, Home confia à Camille Flammarion que Florence Cook était une « habile farceuse qui avait indignement trompé l’illustre savant », accusation que l’astronome français mit au compte de la jalousie professionnelle.

En 1898, l’Association britannique pour l’avancement des sciences se réunissait à Bristol, sous la présidence de Crookes. Avec beaucoup de courage, le physicien osa aborder le problème si controversé de ses recherches psychiques. Il répéta qu’il n’avait rien à « rétracter », bien qu’on pût lui reprocher dans ses exposés une « crudité » qui avait choqué le monde scientifique. La même année, Crookes accepta de présider la Société de recherches psychiques britannique (SPR).

C’est en 1882 que la SPR avait été fondée, entre autres par Sir William Barrett, professeur de physique à l’université de Dublin, et F.W. Myers, autre célèbre physicien. La Société qui, en 1884, avait créé sa filiale américaine, enquêtait sur tous les phénomènes dits « spirites » avec beaucoup de prudence. Au cours des années, elle eut pour présidents et membres honoraires des chercheurs éminents comme Oliver Lodge, Charles Richet, William James, Giovanni Schiaparelli, Camille Flammarion, Heinrich Hertz…

LES JEUX DE MAINS D’EUSAPIA

Dans les années 90, les milieux scientifiques s’intéressaient à un autre médium, d’abord étudié en Italie. D’origine napolitaine, Eusapia Paladino ne savait ni lire ni écrire. Très rusée et pragmatique, elle affrontait les grands de la terre avec beaucoup de dignité. En 1894, la SPR de Londres concluait à la réalité de ses extraordinaires pouvoirs, alors qu’en 1895 les universitaires de Cambridge, et en 1909 ceux de Harvard l’accusèrent de fraude.

Dans ses salons de l’avenue de l’Observatoire, à Paris, Flammarion dirigea des expériences avec Eusapia en 1898. Il avait dû accepter, à contrecœur, d’aménager le fameux cabinet noir où « se concentraient les fluides ». Bien entendu, il inspectait soigneusement les lieux avant chaque séance et les dames faisaient dévêtir Eusapia pour fouiller ses amples robes. Le médium s’asseyait devant son rideau et ses voisins contrôlaient le plus étroitement possible ses pieds et ses mains. La lumière se trouvait le plus souvent réduite parce que « néfaste aux fluides » ; la séance n’était plus alors éclairée que par une lanterne rouge de photographe. Les assistants — des personnalités du monde littéraire et scientifique — faisaient la chaîne ou mettaient les mains sur la table. Celle-ci lévitait, les fauteuils du salon s’animaient, la guitare jouait toute seule dans le cabinet noir, des mains caressaient les visages et les rideaux se gonflaient jusqu’à parfois recouvrir entièrement le médium. Sur un plateau de mastic s’imprimait un profil ressemblant étrangement à celui d’Eusapia (mais, remarquait-on, son visage ne sentait pas le mastic à la fin de la séance).

Lors d’une séance en 1906, à la suite d’un éclairage intempestif, le philosophe Gustave Le Bon constata qu’Eusapia avait habilement libéré une de ses mains et que, croyant la contrôler, il tenait en fait celle de son voisin. On tenta d’excuser le médium en parlant de « tempérament hystérique », mais il semble qu’il ne déplaisait pas à Paladino de duper parfois ces « beaux messieurs » de la Science.

De 1905 à 1908, elle se laissa examiner par l’Institut général psychologique de Paris. A ces séances participaient Henri Bergson, Pierre et Marie Curie, Édouard Branly, Paul Langevin, Charles Richet… Des phénomènes se produisirent, mais toujours sans un contrôle suffisamment rigoureux pour convaincre les sceptiques.

Membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences, prix Nobel de physiologie en 1913, Charles Richet s’intéressait passionnément à la recherche psychique qu’il devait baptiser « métapsychique ». Son remarquable Traité de métapsychique de 1923 répertorie systématiquement tous les phénomènes à étudier.

En 1905, le physiologiste avait été mêlé à une malheureuse affaire qui souleva contre lui toute une « cabale ». A Alger, des fantômes familiers, dont le principal se nommait Bien-Boa, grand prêtre de Golconde, apparaissaient à la Villa Carmen, chez le général Noël et sa femme.

Charles Richet assista à quelques séances et, imprudemment, les certifia authentiques. Le médium, Marthe Béraud, déclara par la suite qu’elle s’était bien amusée avec l’illustre savant qui « n’était pas malin pour deux sous », propos qu’elle nia d’ailleurs plus tard.

En 1906 éclata le scandale ; l’affaire avait été montée par les familiers de Mme Noël, spirite enthousiaste, pour se divertir à ses dépens. Mais l’imposture prit une dimension imprévue à la suite des affirmations de Richet. On peut dire à sa décharge qu’à la Villa Carmen, il n’était qu’un invité et n’exerçait aucun contrôle sur les séances.

Le plus stupéfiant est que Marthe Béraud fit par la suite une grande carrière de médium sous le nom d’Eva C. A partir de 1909, chez une sympathique femme du monde, Mme Bisson, elle se spécialisa dans la production de spectaculaires « ectoplasmes » (mot forgé en 1905 par Richet pour désigner la substance psychique émanée des médiums).

Ces ectoplasmes, photographiés en permanence par huit appareils, ressemblaient étrangement à de la mousseline ou du papier découpé.

Leur examen souleva donc de nouvelles polémiques que renforçaient l’obscurité nécessaire à la production du phénomène et l’interdiction de toucher à la substance à cause des « risques » que cela faisait courir au médium. Eva C. ne fut par contre jamais surprise à frauder. Examinée en 1922 en Sorbonne, elle ne put malheureusement produire que des « phénomènes de régurgitation ».

A Belfast, le Dr Crawford, professeur de mécanique, étudiait depuis 1914 un jeune médium, Kathleen Goligher, qui travaillait en famille dans une atmosphère religieuse. Observant que l’ectoplasme sortait de la partie inférieure du corps du médium pour se redresser ensuite comme une tige afin de soulever la table devant lui, il baptisa ce phénomène « levier psychique ». Mais, en juillet 1920, le Pr Crawford se suicidait. Poursuivant son œuvre dans le cercle Goligher, le Dr Fournier d’Albe constata vite que les prétendus phénomènes « avaient été produits par des moyens physiques normaux ». L’ectoplasme n’était formé que de « vulgaires chiffons ».

UNE ÉTUDE DE PLUS EN PLUS RIGOUREUSE

L’Institut métapsychique international (IMI) avait été fondé à Paris en 1919 autour de Charles Richet. Après avoir étudié Eva C., le Dr Gustave Geley, directeur de l’IMI, fit venir de Pologne Franek Kluski, un poète médium qui, de profession libérale, pratiquait son don par idéalisme. A quarante ans, lorsque se révélèrent ses pouvoirs, il produisit plus de 250 « fantômes » humains ou animaux. A l’IMI, étant soumis à un contrôle rigoureux, il réalisa des moulages de mains dans de la paraffine.

En 1922, un autre médium polonais, Guzik, ouvrier tanneur, donna 80 séances à l’IMI, devant un parterre de célébrités. Les assistants signèrent un compte rendu, mesuré mais positif, demeuré dans les annales sous le nom de « manifeste des 34 ». Mais Guzik échoua en Sorbonne et y fut même accusé de fraude.

En 1930, l’IMI, alors dirigé par le Dr Osty, fit venir à Paris le médium autrichien Rudi Schneider. Celui-ci donna à l’Institut de remarquables séances, contrôlées par des rayons infrarouges déclenchant flashes et sonneries électriques. On constata que chaque fois que s’effectuait le mouvement à distance (télékinésie) d’objets placés sur une table, loin du médium étroitement contrôlé, celui-ci extériorisait une sorte de « substance énergétique » interrompant momentanément le rayonnement infrarouge. Ainsi venaient de réussir en laboratoire des séances expérimentales rigoureuses au moment même où se manifestait un des derniers grands médiums à effets physiques. La mort du Dr Osty mit, hélas, fin à ces expériences.

De 1870 à 1930, les recherches psychiques se distinguèrent par un « merveilleux » fascinant mais incontrôlable. Que certains des chercheurs se soient fait « piéger » est évident quand on connaît les conditions de travail exigées par la plupart des médiums. Il faut avoir vécu de telles séances pour comprendre la séduction irrationnelle qu’elles peuvent exercer, même sur des intelligences dites « scientifiques » (et l’attraction non moins irrésistible pour le « médium » qui le pousse à produire les phénomènes coûte que coûte). On peut encore affirmer que plus cette « séduction » s’exerce et plus on obtient de phénomènes, ce qui, bien entendu, va à l’opposé des exigences scientifiques. En 1930, à la préhistoire métapsychiste succédèrent les méthodes quantitatives de la jeune parapsychologie. On verra que son ambition de convaincre les sphères officielles devait se heurter à la même fin de non-recevoir.

DAVID GUERDON

Psychologue, écrivain.

LES MÉDIUMS DANS LEUR RÊVE

L’article sur les « précurseurs piégés » peut sembler paradoxal et ambigu à certains lecteurs. C’est qu’ils jugent avec leur logique cartésienne un domaine des plus équivoques.

Il faut avant tout rappeler que ce sont d’abord les métapsychistes eux-mêmes qui ont démasqué les charlatans cherchant à les abuser. De très nombreuses anecdotes illustrent cette vigilance perpétuelle d’hommes qui risquaient leur réputation scientifique à trop jouer avec le « paranormal ».

Mais, en dehors de ces cas de tricheries délibérément préparées, il leur était très difficile de rejeter définitivement des médiums fraudeurs, lorsque ceux-ci, lors des séances, « aidaient » un peu les phénomènes à se produire. Cette prudence est facilement explicable. Une liaison étroite existe en effet entre toute pensée et le mouvement chargé de la réaliser, même s’il n’est que partiellement esquissé. La réponse physiologique s’ébauche dans le muscle après avoir été préparée dans les centres nerveux à la suite de la représentation. C’est ce qu’on appelle l’action idéomotrice.

On comprendra ainsi plus aisément pourquoi des médiums, au niveau de conscience considérablement amoindri par leur transe, sont portés à réaliser mécaniquement le but qu’on leur a fixé. La force « psychique » prend ainsi une voie plus banale — et plus économique — pour se manifester, sans que le sujet Psi ait conscience de cette « tricherie ». Ayant moi-même pratiqué un temps la médiumnité, j’ai constaté personnellement ce genre d’impulsion à réaliser manuellement — à la vue de tous — le mouvement de l’objet qu’il s’agissait d’effectuer par effet PK. J’ai eu beaucoup de mal à résister à cette force.

Thomas Mann aboutit aux mêmes réflexions dans Phénomènes occultes à la suite de la séance donnée par Willi Schneider — le frère de Rudi — dans les salons du Pr. von Schrenck-Notzing, séance dont il dépeint subtilement l’ambiance onirique : « Je suis néanmoins persuadé que notre brave Willi lui-même, si on le laissait libre, chercherait à tricher et compromettrait ainsi fâcheusement sa cause ; car il est vraisemblable que dans son rêve il n’établit aucune différence entre ce qu’il accomplit de sa propre initiative et ce qu’il fait d’une « autre façon ». Et comme il a le souhait compréhensible de se distinguer, il y mettrait du sien si on ne le surveillait pas, il serait pris sur le fait et, je l’ai dit, il serait une cause de perturbation sans que pour autant rien n’infirmât l’authenticité des phénomènes qui se sont produits alors qu’il était sous bonne garde. »

Thomas Mann emploie le mot adéquat : « … dans son rêve ». Les séances psychiques de la grande époque ont été des rêves partagés, pendant lesquels la force cherchant à se manifester employait tous les moyens possibles, même les plus habituels, pour concrétiser ce rêve collectif.

DAVID GUERDON

Prospecteur prudents par David Guerdon

En juin 1981, la Commission sur la science et la technologie de la Chambre des Représentants des États-Unis déclarait solennellement qu’il pouvait exister « une communication psychique entre l’esprit humain et la matière et entre tous les esprits ». Les parlementaires tiraient leurs conclusions, modérées mais audacieuses, des travaux entrepris depuis 1970 au Stanford Research Institute (SRI) de Memlo Park, près de San Francisco. Financées par le gouvernement américain, qui y a consacré plusieurs millions de dollars, ces expériences avaient pour but (relativement limité) d’accroître la précision et la fiabilité de la « vision à distance ». Les chercheurs, R. Targ, H. Puthoff et K. Harary définissent ainsi leur démarche : « Des sujets décrivent des lieux, des objets et des événements qui ne peuvent être perçus par les sens habituels en raison de leur éloignement. » Éloignement qui concerne aussi bien l’espace que le temps.

Ce genre de recherches n’est pas innocent. On sait que, de leur côté, depuis le XIXe siècle, les Russes s’intéressent à la télépathie et à l’hypnose, dans le but avoué de réaliser à distance un contrôle du comportement d’autrui. Les Soviétiques, dont, entre autres, Vassiliev, directeur de l’Institut de recherches mentales, ont poussé assez loin ces expériences et parfois avec quelque brutalité, en soumettant leurs volontaires à des épreuves assez traumatisantes. Ainsi, de Leningrad, Vassiliev réussissait par télépathie à plonger en hypnose un sujet se trouvant à Moscou et à lui transmettre des impressions désagréables (un choc électrique par exemple). Huit cents kilomètres séparent les deux villes. Les militaires se sentent fortement concernés par ce genre de travaux, entourés en URSS d’un épais halo de secret. Ne voulant pas se laisser dépasser, les Américains décidèrent de pousser leurs recherches dans le même sens, mais avec d’autres méthodes.

En 1972, l’American Society for Psychical Research avait hérité de 27900 dollars d’un mineur de l’Arizona, James Kidd, pour poursuivre ses recherches concernant le « départ de l’âme après la mort ». C’est à Manhattan que le docteur Karl Osis commença sa série d’expériences sur le dédoublement avec le sujet Psi Ingo Swann. La psychologue Janet Mitchell l’assistait.

Calme et réfléchi, Swann, un artiste new-yorkais de forte corpulence, intervient souvent avec intelligence dans les expériences auxquelles il participe, afin de renforcer la rigueur du protocole ou bien inventer des épreuves plus adéquates. Il affirmait avoir subi ses premières « sorties du corps » à l’âge de trois ans, alors qu’il se trouvait sous anesthésie.

INGO SWANN VISIONNE LE CŒUR D’UN MAGNÉTOMÈTRE

Installé dans une pièce éclairée modérément par le plafond, Swann était relié à un polygraphe par des électrodes et un écheveau de câbles qui transmettaient l’état de ses ondes cérébrales, de son activité respiratoire et de sa tension sanguine. Au-dessus de lui, sur une plate-forme suspendue à environ trois mètres du plancher, se trouvaient des objets ou des dessins géométriques que l’on changeait d’une séance à l’autre, objets ou dessins aux formes très distinctes.

Se mettant dans un certain état de transe, Swann décrivit les objets placés au-dessus de lui et en fit même des dessins, comme s’il les voyait dans une position extra-corporelle. Les résultats furent concluants. Les expérimentateurs pensèrent que Swann ne voyait pas les objets par perception extra-sensorielle, mais bien en état de dédoublement. Janet Mitchell affirma qu’il n’y avait pas une chance sur 40000 d’obtenir ce résultat par simple hasard. Les électrodes avaient enregistré des ondes plus courtes, plus rapides, dans les régions cérébrales voisines du centre de la vision lorsque Swann prétendait « voir » les cibles en état de dédoublement.

La même année, Harold Puthoff, physicien de Californie spécialisé dans les lasers, avait résolu d’entreprendre des recherches en biologie quantique. Il remit son projet à la Research Corporation pour obtenir des fonds. Il se demandait si la physique moderne pouvait donner des réponses aux mystères des processus de la vie. Largement diffusé, ce texte tomba sous les yeux d’Ingo Swann qui écrivit à Puthoff pour lui rappeler ses expériences récentes, dont celles réalisées à New York avec Gertrud Schmeidler (il avait fait varier localement des températures dans son laboratoire). Selon lui, ce type de recherches pouvait amener à répondre aux questions soulevées sur les frontières entre l’inerte et le vivant.

Le projet ayant été accepté, Puthoff invita Swann à venir travailler au Stanford Research Institute.

Dans le département d’électronique et de biotechnique se trouvait un magnétomètre électronique chargé de détecter les champs magnétiques très faibles. Il s’agissait pour Swann d’influer sur sa sonde souterraine protégée par de multiples blindages, dont un écran supraconducteur. Puthoff se garda bien de décrire l’appareillage, ce qui aurait pu influer sur les résultats, mais le sujet fut fortement impressionné par la solennité du lieu et des graves professeurs qui l’entouraient. Beaucoup d’entre eux ne cachaient pas leur scepticisme. Très fiers de l’isolement absolu de leur sonde, ils la garantissaient contre toute influence extérieure. La tentative de Swann leur semblait donc rigoureusement impossible.

On avait créé à l’intérieur du magnétomètre un champ magnétique décroissant, ce qui donnait à l’enregistreur un graphique stable. On demanda à Swann de modifier le diagramme en agissant au cœur du magnétomètre. Il se concentra pendant cinq secondes, puis, soudain, le scripteur marqua un doublement momentané de la fréquence d’oscillation. Troublés, les physiciens suggérèrent que « quelque chose devait mal fonctionner dans l’appareil », opinion fréquemment émise dans ces cas-là. Ils ajoutèrent que le résultat serait plus probant si la variation du champ s’interrompait complètement.

Nullement déconcerté, Swann fit un nouvel effort : la variation du champ s’arrêta pendant 45 secondes, temps au bout duquel, fatigué, il dut relâcher son attention. Aussitôt, la fréquence d’oscillation redevint normale. Le résultat sidéra les sceptiques. Ils furent encore plus stupéfiés lorsque le sujet Psi se mit à dessiner l’intérieur du magnétomètre, avec tous les détails, en disant qu’il voyait parfaitement sa structure interne. Pendant qu’il dessinait, le tracé fut de nouveau perturbé.

On constata par la suite qu’en l’absence de Swann, qui était allé déjeuner, l’appareil fonctionnait normalement, sans aucun bruit de fond. On ne put jamais prouver à quel niveau de l’appareillage le sujet avait agi, celui de la sonde, du système électronique ou tout simplement de l’appareil enregistreur.

L’expérience fut renouvelée avec succès par la suite par un ancien commissaire de police, Pat Price, qui, dans sa carrière, avait utilisé ses facultés spéciales pour dépister les malfaiteurs. On venait d’établir ainsi que la conscience peut agir sur son environnement physique — et réciproquement — ce qui vérifiait certaines interprétations de la physique quantique sur l’effet de l’observateur lors d’une mesure expérimentale.

En faisant la preuve qu’ils pouvaient s’introduire mentalement dans un système fermé et en faire une description détaillée et exacte (on voit aussitôt l’intérêt de tels dons pour l’espionnage), Swann et Price orientèrent les recherches dans une nouvelle direction.

Harold Puthoff, auquel s’était joint Russel Targ, physicien spécialisé dans les plasmas, demanda à Swann de revenir au SRI pour entreprendre une série complète d’expériences sur la vision à distance. Ainsi débutait le projet SCANATE (« scanning by coordinates », exploration par coordonnées).

LE PROJET SCANATE : LA VISION À DISTANCE SE PRÉCISE

Pour les premières expériences, Targ et Puthoff établirent une liste de latitudes et de longitudes, coordonnées tout autour du globe, auxquelles Swann répondait par une description instantanée des lieux qui leur correspondaient. Il ne se trompa jamais. Pour corser l’épreuve, les expérimentateurs demandèrent à des membres du personnel du SRI, choisis pour leur scepticisme, d’établir de nouvelles listes de coordonnées. Afin d’éviter l’intervention de ce que l’on appelle en psychologie la « mémoire éidétique », on exigea des détails absents des cartes géographiques, particulièrement des précisions sur des édifices, ouvrages d’art, pylones électriques, etc., disséminés dans le paysage. Swann dessina en particulier une remarquable carte de l’île principale des Kerguelen, au sud de l’océan Indien, dont la précision étonna les expérimentateurs (mais les sceptiques pouvaient toujours objecter qu’il venait de voir à la télévision un film sur les Kerguelen). Ces réussites conduisirent à un nouveau cycle d’expérimentation.

On établit le protocole de la façon suivante : enfermé dans le laboratoire avec l’expérimentateur, le sujet devait décrire un endroit éloigné tenu secret où s’étaient rendus d’autres chercheurs que l’on a baptisés depuis les « messagers ». Un lot de dix cibles à deviner — des sites dans la région de San Francisco, localisés à une demi-heure de voiture du SRI —, avaient été déterminé à l’avance par des personnes étrangères à l’expérience. Elles restaient donc ignorées aussi bien du sujet que des expérimentateurs. Répertoriées sur des fiches enfermées dans des enveloppes numérotées, les feuilles de route n’étaient ouvertes par les messagers que lorsqu’ils se trouvaient dans leur voiture. Le choix de l’enveloppe s’effectuait grâce à une table de nombres aléatoires afin de ne procéder que par pur hasard. Une demi-heure plus tard, au laboratoire, le sujet communiquait à l’expérimentateur sa « vision à distance ».

Présentés en désordre, les résultats obtenus (descriptions et dessins) étaient ensuite appariés avec les fiches des cibles par des « juges » étrangers à l’expérience, ce qui la garantissait contre toute fraude involontaire ou influence inconsciente. Enfin, lorsque l’épreuve était achevée, l’équipe des « messagers » emmenait le sujet sur le lieu-cible afin de lui permettre de comparer sa voyance avec le paysage réel. Ce feedback devait par la suite s’avérer un facteur important de réussite.

L’évaluation des résultats dépendait donc de l’appariement aveugle que décidaient des « juges » extérieurs, choisis par l’administration du SRI parmi les scientifiques les plus sceptiques. Tentées d’abord avec Ingo Swann et Hella Hammid, ces expériences donnèrent un excellent taux de résultats positifs (à peu près des deux tiers). Elles se poursuivirent pendant plus de quatre années. Qui plus est, on s’aperçut par la suite qu’elles étaient reproductibles à peu près par tout le monde. En corollaire, on constata que certaines techniques fort complexes utilisées par quelques parapsychologues pour induire un « état second » s’avéraient complètement inutiles et superflues.

D’autres chercheurs du SRI, tout à fait profanes dans le domaine de la voyance, tentèrent leur chance à leur tour et obtinrent le même taux de réussite. On remarqua que chacun, selon son caractère, avait tendance à privilégier différemment certains détails, ce qui fournissait en quelque sorte une signature personnelle à sa clairvoyance. Les informations fournies échappaient à toute analyse rationnelle, mais concernaient surtout la forme, la couleur, la matière, parfois même l’odeur de la cible. C’est pourquoi le sujet devait décrire spontanément ce qu’il ressentait, sans chercher à comprendre. Pour faciliter la réussite, l’expérimentateur suggérait parfois au clairvoyant de se déplacer dans l’espace et même de s’élever au-dessus du site pour le découvrir du haut du ciel, ce qui déclenchait une nouvelle série d’images. En général, le dessin s’avère indispensable pour traduire des impressions que les mots ne peuvent que trahir. Des milliers de kilomètres de distance de la cible ne gênent pas le phénomène.

UN POUVOIR QUI ÉCHAPPE À L’ESPACE ET AU TEMPS

En 1977, Stephen Schwartz, un chercheur de Los Angeles, fit descendre à cent mètres de profondeur Ingo Swann et un autre sujet Psi dans un sous-marin, le Taurus, croisant à environ sept cents kilomètres des expérimentateurs du SRI. Il s’agissait d’établir si, comme le croient les Soviétiques, la vision Psi fonctionne grâce à une émission d’ondes de très basse fréquence. De nombreuses expériences précédentes s’étaient déroulées dans des locaux de l’Institut, électriquement blindés. Mais les ondes de très basse fréquence ne sont pas arrêtées par ce genre de blindage, alors qu’une grande épaisseur d’eau de mer constitue pour elles un écran presque impénétrable.

Malgré cet obstacle, et bien qu’affectés par le mal de mer, les deux clairvoyants obtinrent des résultats supérieurs à la moyenne, ce qui prouva que la profondeur sous-marine n’affectait pas la fonction Psi. Celle-ci n’est sans doute pas liée aux émissions d’ondes de très basse fréquence. On peut évidemment s’interroger sur les canaux choisis pour transmettre l’information : s’agit-il de télépathie directe (entre le sujet et les « messagers » sur le site) ou bien de vision à distance réelle ? Ou bien encore — et ici notre logique se trouve confondue — de prémonition du feedback ? Ce qui signifierait que le clairvoyant jette un regard sur l’avenir pour obtenir la réponse à son interrogation. On a pu parler à ce propos de « mémoire du futur ».

Pour tenter de vérifier cette hypothèse, les chercheurs du SRI entamèrent une nouvelle série d’expériences. Observant toujours le protocole décrit plus haut, les « messagers » se mirent à choisir la cible après que le clairvoyant eût effectué sa description. Et pour que le sujet n’influe pas télépathiquement sur eux lors de la détermination du site où ils devaient se rendre, ils s’en remirent, quant à leur choix, à un générateur aléatoire. C’est lui qui désignait la pochette contenant la description de la cible. Ainsi, si le clairvoyant décrivait le site à l’expérimentateur à 15 heures, c’est à 15 heures 15, dans leur voiture, et sans contact avec le lieu de l’expérience, que les messagers choisissaient le lieu où ils devaient se rendre. Les résultats furent déclarés « positifs ».

Ces expériences complexes soulèvent bien des questions. En définitive, il est difficile de se prononcer sur la réalité des résultats allégués. On peut en effet exprimer deux réserves :

en dépit des précautions prises, ne peut-il se glisser quelque fraude, au moins inconsciente ? Les expériences parapsychologiques demeurent sujettes à des fluctuations subjectives, tant s’y impliquent expérimentateurs et participants ;

on ne sait jamais comment définir le succès et l’échec. C’est ainsi qu’on doit s’interroger sur le degré de précision et le nombre de détails nécessaires que doit avoir un dessin pour être déclaré conforme au site proposé.

En fait, les protocoles expérimentaux sont de plus en plus serrés et contrôlés, ce qui est satisfaisant en soi. Pourtant les rapports qui en résultent demeurent souvent insuffisants pour remporter une adhésion sans arrière-pensée.

Sur le plan explicatif, les justifications traditionnelles en termes de « fluides », d’« ondes électromagnétiques », etc., sont désormais caduques. Les hypothèses émises par les physiciens théoriciens contemporains semblent en revanche beaucoup plus intéressantes. Ceux-ci affirment la non-impossibilité a priori des phénomènes de psychokinèse (PK) et de voyance à distance (ESP) en vertu d’une certaine interprétation qu’ils font du formalisme de la mécanique quantique. Celle-ci, depuis sa création dans les années 1920-1930, a remporté, certes, des succès constants dans le développement des sciences. Mais la question de son interprétation demeure tout à fait ouverte.

Dans une perspective idéaliste promue par Eugène Wigner, des physiciens comme Olivier Costa de Beauregard, David Bohm et Brian D. Josephson (prix Nobel de physique 1973) interprètent l’expérience de mesure comme une influence de la conscience de l’observateur sur l’objet à mesurer. De même, la non-séparabilité qui ressort des expériences effectuées dans le cadre du paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen permet de penser que cette influence peut s’exercer indépendamment de la distance. L’une et l’autre interprétation pourraient légitimer a priori la possibilité de phénomènes de PK et d’ESP. Dès lors que, pour la physique quantique, futur proche et passé proche coexistent » d’une certaine manière en même temps que le présent, la prémonition devient également possible. Reste à savoir si les lois de la physique quantique qui s’appliquent à l’échelle de la particule restent valides au niveau de notre monde macroscopique. En tout état de cause, ces théories demeurent au stade d’une lecture de la physique et la prudence reste de règle.

Il est certain que les protocoles expérimentaux se font de plus en plus précis. Les expérimentations de Targ, Puthoff et Harary semblent parmi les plus sérieuses réalisées à ce jour. A partir de leurs résultats, une réflexion théorique est en train de s’élaborer qui pourra peut-être déboucher sur une théorie explicative féconde. Mais, en ce cas, toutes les catégories de notre pensée s’en trouveront modifiées. Si ce qui se passe dans l’infiniment petit peut être appliqué au domaine parapsychologique, ce sont les notions d’espace, de temps et de causalité qui devront être remises en question. Une telle réforme paradigmatique s’avère apparemment difficile et déchirante.

DAVID GUERDON