Patrick Blandin
Evolution, coévolution et approche systémique

Quand on étudie les relations plantes-papillons ou les complexes mimétiques on en arrive à se demander si c’est l’ensemble qui évolue en étant soumis à une sorte de sélection globale. Il y a un saut à faire ou à ne pas faire. Notre idée de stratégie cénotique se situe dans cette ligne; les écosystèmes ont-ils éventuellement une sorte de comportement d’ensemble face aux problèmes d’adaptation?

(Revue CoEvolution. No 1, Printemps 1980)

Le terme de coévolution est issu d’une discipline scientifique spécialisée: la biologie des populations. Avant d’essayer de l’appliquer ou de le mettre en pratique dans d’autres domaines, il est nécessaire de bien délimiter sa portée dans le cadre du discours scientifique. Le concept de coévolution est-il simplement un nouvel habillage des faits? A-t-il une valeur heuristique? Suggère-t-il une autre vision des faits?

Lorsque le contenu du mot dans son sens purement scientifique aura été mieux cerné, il sera peut-être possible de l’étendre, en prenant certaines précautions, en se rappelant que lorsque différents discours (scientifique, poétique, philosophique, etc.) sont mis en parallèle, on peut les rapprocher, les confronter, mais qu’il faut toujours se garder de les confondre.

Patrick Blandin est écologiste au laboratoire « Structure et bioénergétique des écosystèmes continentaux » de l’École Normale Supérieure (laboratoire associé au C.N.R.S.). Dans le cadre de l’étude d’un écosystème tropical, il termine une thèse sur l’organisation et le rôle des peuplements d’araignées. Il anime par ailleurs des recherches sur les forêts péri-urbaines en région parisienne. Le problème général de la structure, du fonctionnement et de l’évolution des écosystèmes est le thème qui fait le lien entre ces divers travaux.

Darwin parlait déjà de coadaptation. Quelle est la place du concept de coévolution dans les théories actuelles sur l’évolution?

J’ai l’impression, et cela s’est vu notamment lors du colloque que nous avions organisé sur les «stratégies adaptatives»[1], qu’il y a un certain blocage autour de ce terme, que le concept de coévolution est un peu en porte-à-faux. Sans doute parce que les évolutionnistes, en grande majorité, considèrent que l’évolution fonctionne exclusivement par le jeu de la sélection naturelle sur la variabilité génétique des populations. Ils voient mal comment des systèmes plurispécifiques pourraient évoluer globalement et donner prise à une sélection d’ensemble. Certains refusent d’emblée cette idée. D’autres veulent bien dire « il y a des chances que telle plante et tel animal qui en dépend aient évolué ensemble ». Mais ils ne veulent pas aller plus loin.

Et quelle est votre réaction en tant qu’écologiste?

En travaillant sur des écosystèmes, un écologiste a d’emblée affaire à un système avec un réseau complexe d’interactions. Il ne voit pas comment un tel système aurait pu se constituer par des évolutions autonomes des différents constituants. Je crois que l’écologiste est obligé de voir l’évolution de la biosphère depuis ses origines comme celle d’un système dont toutes les parties sont concernées par le phénomène de sélection et d’évolution. I1 me parait beaucoup plus simple, d’emblée, d’élargir le concept de coévolution le plus possible, de lui donner le plus de recouvrement possible.

Derrière le mot de coévolution se cache, me semble-t-il, un problème plus profond : peut-on concevoir l’évolution comme un phénomène qui se déroule à l’échelle des systèmes, dont les unités sont des populations animales, végétales, bactériennes, soumises à la sélection naturelle?

C’est vraiment un problème épistémologique, très lié à la perspective systémique.

Le débat se place tout à fait à la charnière de l’opposition entre réductionnisme et globalisme. Même en écologie, où c’est pourtant le lieu, la perspective systémique n’est pas très développée. L’idée d’écosystème a mis longtemps à devenir opérationnelle. C’est à la fois un problème de concept et de méthode. Un écosystème est très vaste, complexe, et difficile à appréhender. Il est plus aisé de s’intéresser à des sous-ensembles, d’autant plus que, sur le terrain, l’approche en termes de systèmes demande beaucoup plus de moyens. Mais même lorsqu’on est obligé de découper en morceaux, on ne traitera pas les différentes parties de la même façon si on a une perspective un peu systémique.

Mais peut-on alors généraliser l’idée de coévolution, l’appliquer en dehors du cadre de l’écologie des populations où elle est née? Sans doute est-elle transposable dans tous les domaines qui relèvent de l’analyse en termes de systèmes. Rien que dans le cadre strict de la biologie, en tout cas, le concept mériterait d’être approfondi.

Quand on étudie les relations plantes-papillons ou les complexes mimétiques on en arrive à se demander si c’est l’ensemble qui évolue en étant soumis à une sorte de sélection globale. Il y a un saut à faire ou à ne pas faire. Notre idée de stratégie cénotique[2] se situe dans cette ligne; les écosystèmes ont-ils éventuellement une sorte de comportement d’ensemble face aux problèmes d’adaptation?

C’est tout à fait la problématique de James Lovelock dans l’hypothèse Gaïa.

Oui, la biosphère est une unité. A L’intérieur, les écosystèmes locaux sont confrontés à des conditions différentes (flux d’énergie, climat, etc.). On peut se dire que chacune des espèces qui constituent le système s’est adaptée pour son propre compte à ces conditions, et l’ensemble constitue la communauté biologique qui s’y trouve. Mais on peut également dire que toutes les espèces qui se sont installées là ont évolué ensemble en s’ajustant globalement aux conditions du milieu. Ce point de vue est il légitime? Je ne sais pas, mais il est intéressant de se poser la question, et dangereux de la refuser a priori. Elle peut ouvrir des perspectives assez différentes de celles des réflexions habituelles.

Nous revenons à des considérations épistémologiques…

L’attitude réductionniste, se dire qu’on va expliquer un système uniquement parce qu’on a étudié les morceaux, est pratique courante. Mais dans un travail à l’échelle des systèmes, je ne vois pas pourquoi l’esprit se bloquerait à ne travailler qu’au niveau des sous-systèmes. Dans l’histoire des sciences il y a toujours eu une balance entre réductionnisme et globalisme, et je crois qu’il est temps de faire pencher la balance du côté du globalisme, pour voir quelles nouvelles interprétations, ou quelles améliorations de notre vision des choses on peut en tirer.

Je le sens comme une nécessité. En fait, il faut placer l’idée de coévolution dans le cadre plus général de l’approche systémique pour bien en saisir la portée.

Il faut ajouter encore une remarque. Il peut y avoir des interdépendances « figées », définitivement établies: une conception systémique de la nature n’engendre donc pas nécessairement l’idée de coévolution, qui implique celle d’histoire. La prise de conscience doit se faire à deux niveaux: d’abord penser en termes de systèmes, c’est déjà un pas à faire qui n’est pas évident, mais ensuite penser en termes de systèmes susceptibles d’évoluer. A ce moment-là, l’idée de coévolution sous-entend l’existence de mécanismes qui font que l’évolution des parties est déterminée par l’évolution du tout et réciproquement.


[1] Colloque d’écologie théorique, ENS, Paris 18-20 mai 1978. Les actes de ce colloque ont été publiés sous la direction de R. Barbault, P. Blandin et J.A. Meyer et édités chez Maloine, Paris sous le titre « Les stratégies adaptatives », coll. Recherches Interdisciplinaires.

[2] Expression désignant globalement les mécanismes qui permettent à un écosystème de s’adapter aux transformations du milieu.