Robert Linssen
Perception globale du cœur et de l’esprit

La plupart des êtres humains vivent essentiellement au niveau des mots et ne se rendent pas compte de la superficialité de leur vie intérieure. Nous admettons tous, intellectuellement que le « mot n’est pas la chose » et que la « carte n’est pas le territoire » ainsi que l’exprimait Korzybsky. Mais nous n’en tenons pas compte et nous sommes malgré tout prisonniers des mots, images et ceux-ci ont une influence considérable sur notre vie intérieure. De ce fait, nous sommes très superficiels et confus.

Une tentative de communiquer l’incommunicable
(Revue Être Libre, Numéro 293, Octobre-Décembre 1982)

La plupart des êtres humains vivent essentiellement au niveau des mots et ne se rendent pas compte de la superficialité de leur vie intérieure. Nous admettons tous, intellectuellement que le « mot n’est pas la chose » et que la « carte n’est pas le territoire » ainsi que l’exprimait Korzybsky. Mais nous n’en tenons pas compte et nous sommes malgré tout prisonniers des mots, images et ceux-ci ont une influence considérable sur notre vie intérieure. De ce fait, nous sommes très superficiels et confus.

L’importance de l’influence que les mots exercent sur nous provient de certains facteurs révélés récemment par la neurophysiologie du cerveau. Celle-ci nous enseigne que le cerveau est partagé en deux hémisphères : le gauche et le droit.

Comme d’habitude, les précurseurs de cette découverte ont été critiqués et parfois ridiculisés. Nous savons depuis 1982, par les travaux du Prix Nobel Sperry — qui s’est basé sur des expériences de laboratoire — que les deux hémisphères du cerveau remplissent des fonctions différentes. Le cerveau gauche est le cerveau de l’analyse, de la division, des classifications, des mots, du langage. Son rôle est actuellement prépondérant. En revanche, le cerveau droit est celui des synthèses. Il discerne instantanément les liens secrets qui relient entre elles les parties d’un tout en vertu desquelles ce tout a une signification. Le cerveau droit est le cerveau de la perception globale que l’on désigne souvent par le terme « holistique ».

Les progrès des sciences modernes et plus spécialement ceux de la physique nous montrent que l’univers doit être considéré comme l’unité organique d’un seul et même vivant. Ceci a été admirablement mis en évidence par les travaux de Fr. Capra (1) et de Gary Zukav (2).

En plus de ce qui vient d’être dit, la physique nouvelle nous démontre que l’univers est complètement différent de ce qui nous est révélé par les perceptions sensorielles telles que la vue, le toucher, l’ouïe, etc. Sa réalité profonde échappe à toute possibilité de représentation mentale, cette dernière s’inspirant entièrement des perceptions sensorielles. Les physiciens d’avant-garde, tels David Bohm, Fr. Capra et bien d’autres encore, présentent la réalité ultime de l’univers — et par conséquent la nôtre — comme un champ de conscience cosmique en perpétuelle pulsation créatrice.

Mais que peuvent nous suggérer ces mots ?

Dès lors se pose avec acuité la question de savoir s’il est possible d’accéder à la découverte de cette véritable nature qui est également la nôtre.

Il apparaît évident qu’aussi longtemps que nous nous bornons à lire ou à écouter l’ensemble des informations de cet ordre, celles-ci ne servent qu’à peu de chose. Elles nous suggéreront peut-être dans l’esprit un ensemble de concepts, de clichés mentaux, de mots qui s’enchaînent logiquement. Autrement dit, les informations seront interprétées au niveau verbal du cerveau gauche. Ceci serait parfait dans le cas d’informations concrètes et techniques. Mais ce n’est pas le cas. Bien au contraire. Le sens profond des valeurs qu’il est nécessaire d’appréhender ici est complètement hors d’atteinte du cerveau gauche. Celui-ci est incapable de nous orienter vers une approche intuitive, globale ou holistique et immédiate.

La perception globale immédiate que nous suggèrent à la fois les approches spirituelles des « Voies Abruptes » (Ch’an originel, Zen originel, Advaïta Védanta, Darshan Yoga, Sentier sublime tibétain) et Krishnamurti est complètement différente.

Cette perception globale requiert non seulement l’activation du cerveau droit mais aussi une qualité d’attention supra-mentale dans laquelle se trouve impliqué un élément d’ordre affectif.

Lorsque nous parlons ici d’un élément d’ordre affectif nous tenons à préciser qu’il ne s’agit pas d’un sentimentalisme vague mais d’un complément indispensable à la réalisation d’une véritable perception globale. Telle est la raison pour laquelle Krishnamurti utilisait l’expression d’« esprit-cœur » ou le « penser-sentir ».

Notre éducation a mis l’accent de façon unilatérale sur les informations intellectuelles et a laissé dans l’ombre le facteur affectif en lui attribuant une valeur nulle.

Quoique l’expérience intérieure fondamentale ne puisse âtre considérée comme une sensation, elle inclut cependant un « sentir », ou un « toucher spirituel » ou encore « un goût ou une saveur psychique ».

Nous mesurons ici les difficultés inextricables du langage ordinaire dans toutes les tentatives d’exprimer adéquatement le vécu d’éléments affectifs ou qualificatifs. Il s’agit d’un problème fondamental de communication.

Nous pouvons parler pendant des heures des propriétés du sel, évoquer sa formule chimique, commenter les propriétés du chlorure de sodium, parler de son poids moléculaire, de ses propriétés physiques, évoquer les petits cristaux cubiques qui le caractérisent.

Nous pouvons évoquer verbalement l’existence de la saveur salée.

Mais celle-ci ne sera jamais réellement communicable. Elle ne nous sera pleinement révélée que par un contact qui n’est plus un concept, une description, une théorie dès l’instant où nous goûterons nous-mêmes les quelques grains de sel mis sur la langue.

En fait, une exigence semblable se trouve impérativement formulée par la nature profonde de notre être lors de notre tentative d’approche du monde intérieur que certains appellent le « Dedans » des choses.

Aucune spéculation intellectuelle, aucune description ne peuvent donner le contact direct avec ce qui est en nous, bien au-delà de nos cellules, bien au-delà des atomes et particules qui les constituent.

C’est pourtant à ce niveau ultime, à cette base sous-jacente que nos atomes, nos molécules géantes, nos cellules empruntent leur matérialité et leur existence même. C’est le fondement de notre être et de toutes choses.

Le contact avec cette essence suprême constitue le côté essentiel des expériences intérieures telles qu’elles sont relatées dans les témoignages de ceux qui se sont engagés dans le vécu des formes les plus dépouillées de la mystique.

Et voici, qu’au cours de ces dernières années, des physiciens éminents s’accordent à considérer que ce champ de conscience cosmique est suprêmement substantiel, qu’il contient la forme la plus concentrée d’énergie de l’univers et qu’une possibilité existe pour l’être humain d’un contact vivant avec cette Réalité.

Un contact vivant ? Qu’est-ce à dire ? Qui « vit » ? Et qui vit « quoi » et « comment » ? La réponse dépasse les possibilités du langage verbal. Il n’y a plus de distinction entre « qui », et le «quoi » et la question du « comment » est tout à fait inopportune.

Une fois de plus nous sommes ici à un niveau de la globalité qui dépasse le sujet, l’objet et tous les éléments où notre cerveau gauche et notre langage dualiste se sentent à l’aise.

La mystique ancienne la plus haute, et maintenant la physique la plus évoluée évoquent l’exigence impérieuse d’un dépassement du processus de fragmentation du mental. Le physicien David Bohm qui, contre toute attente évoque cette nécessité (3) qui nous expose que c’est à cette condition seulement que la « Réalité incommensurable peut opérer en nous ». Il s’agit d’une véritable mutation psychologique et spirituelle au cours de laquelle le mental est silencieux, le défilé incessant des images et des mots cesse son vacarme permanent. Les mémoires du passé ne projettent plus leurs ombres portées sur la lumière du présent Et ceci est de la plus haute importance parce qu’être présent au Présent se situe parmi les exigences fondamentales de l’Eveil.

Dès lors, plusieurs questions se posent et s’ajoutent aux précédentes. D’abord comment réaliser ce silence intérieur ? Et « qui » doit le réaliser ? Quel mobile doit présider à cette initiative ? Comment arriver sans intervention d’un modèle, d’un « a priori » mental, d’un concept ou d’une image quelconque à un contact réel ? Comment accéder à cette saveur ou à ce goût spirituel sans l’intervention d’imaginations ou celle encore d’un érotisme subtil ? Et « qui » recherche « quoi » ? Il y a-t-il même seulement quelque chose à rechercher, à acquérir, à construire ou bien n’y a-t-il pas simplement lieu de découvrir « ce qui EST » par l’affranchissement de la distraction constante qui nous empêche de voir simplement « ce qui EST » ?

Deux sortes de réponses peuvent être données à ces questions.

Premièrement, des réponses inspirées par des faits expérimentaux.

Ce sont des prises de conscience non-mentales ou supra-mentales qu’éprouvent de façon qualitative et affective les auditeurs d’exposés évoquant ce qui nous intéresse ici d’une façon non-mentale dans le vécu d’une grande intensité intérieure imprégnée d’un certain sens supérieur de l’amour. Ce « vécu » intérieur se produit souvent lors des conférences de Krishnamurti lorsqu’ elles sont écoutées non avec le mental mais le silence intérieur d’un certain accueil. Les intellectuels sont totalement imperméables à ce genre de communication.
Dans le contact intérieur, il y a deux choses. D’abord la structure psychique ayant une qualité de sensibilité supérieure qui ne se trouve pas paralysée dans des activités mentales inopportunes. Ensuite, le train d’onde ou le rayonnement émis, sans volonté de puissance, par l’orateur réellement inspiré.

Nous avons souvent observé la différence de réceptivité intuitive existant entre deux genres d’auditions : D’abord, de la part des personnes ouvertes à l’amour et des artistes. Ceux-ci sont réceptifs, en revanche nous avons constaté une absence totale de réponse chez des intellectuels ou encore chez des êtres fermés à tout élan affectif ou spontané.

Nous avons remarqué, qu’en dépit des modestes moyens dont nous disposons lors de nos exposés, les auditeurs réellement touchés et bouleversés, ayant eu visiblement un contact ou un toucher spirituel intérieur sont, soit des êtres d’une certaine spontanéité, des artistes ou encore des personnes dont la pratique du Yoga ou du Taiji-Quan ont transféré une partie des énergies du cerveau vers le plexus solaire ou vers le Hara. Nous savons fort bien que ceci sera jugé inattendu ou presque farfelu par certains. Peu importe.

En revanche, des auditeurs très sincères, animés d’un grand désir d’ouverture intérieure écoutent les mêmes exposés pendant dix ou cinquante ans mais restent paralysés par l’excès d’une activité intellectuelle unilatérale très souvent inhérente au cerveau gauche.

Dans ses «Lettres aux écoles » (4) Krishnamurti écrit : (J. Krishnamurti, Lettres aux écoles, p. 46.)
« Nous sommes devenus beaucoup trop intelligents. Nous avons exercé nos cerveaux à devenir très brillants verbalement et intellectuellement. Ils sont bourrés d’une grande quantité d’informations que nous utilisons pour nous assurer un métier lucratif. Un intellectuel brillant recueille des louanges et des hommages. Il semble que dans le monde, ce genre de personnes s’approprie toutes les places importantes. Elles ont du pouvoir, une position sociale et du prestige. Mais en fin de compte leur intelligence les trahit. Dans leur cœur, elles ne savent jamais ce qu’est l’amour et la profonde générosité car elles sont enfermées dans leur vanité et leur arrogance. »

Il se pourrait qu’il ne soit pas inutile de suggérer que les lecteurs ou auditeurs ayant l’impression pénible d’une absence totale de profondeur de perception et de contact tentent de « sentir avec le cœur » ou de transférer le centre de leur conscience au niveau du plexus solaire. Les Japonais suggèrent la réalisation d’un transfert de la conscience dans le Hara.

Certains maîtres taôistes chinois et indiens le recommandent également.

Il se présente souvent qu’une telle approche permette le surgissement d’une résonnance affective de qualité supérieure. Elle est de qualité supérieure parce qu’elle ne se situe pas au niveau sentimental des mesquineries de l’ego. Elle n’aura toute sa valeur que si elle n’est pas attendue ni préparée. Le seul élément de préparation réside dans un transfert de la conscience dans le plexus solaire ou dans le « Hara ». Mais la résonnance secrète de nos propres profondeurs avec les profondeurs des êtres et des choses du milieu ambiant ne peut être attendue. Elle ne peut arriver qu’à l’improviste.

C’est de cette façon que se révèlent notamment deux facultés spirituelles insoupçonnées : celles de l’omnipénétrabilité et de l’omniprésence. De notre essence la plus profonde. En vertu de cette perception naturelle, le masque de la séparativité des êtres et des choses s’effondre. Les êtres et les choses apparemment séparés baignent dans une essence commune dont l’unité occupe une place de priorité fondamentale par rapport aux apparences qui nous étaient familières.

Mais faisons attention ici ! On peut facilement imaginer une essence de pure lumière qui pénètre la totalité des êtres et des choses mais ceci ne pourrait être qu’un concept émanant du cerveau gauche. Ceci est encore artificiel.

L’être humain a néanmoins la possibilité de sentir soudain, par l’action d’un élan du cœur que quelque chose de fondamental (sur quoi aucun nom, ni image, ni forme ne peuvent être posés) constitue la seule Réalité fondamentale de l’infinie multiplicité des êtres et des choses.

Lorsqu’une telle prise de conscience se réalise pour la première fois son intensité est extraordinaire et sans aucune mesure avec ce que l’être humain a pu connaître en intensité à quelque niveau que ce soit. Outre la joie toute pure d’épanouissement de conscience inconnu, se révèlent une énergie prodigieuse véritablement explosive et extatique ainsi qu’une acuité de conscience qui ne sont pas le résultat d’une quelconque manipulation mentale.

Il existe une forme supérieure d’Amour, non intellectualisée, non personnalisée qui révèle avec force et clarté que la plus haute Réalité en nous VIT partout, au cœur des êtres et des choses en dépassant de loin nos limites apparentes et celles des autres.

Ceci constitue l’aube d’un vécu du sens de prime abord étrange mais naturel de l’omnipénétrabilité et de l’omniprésence. C’est aussi le sens de la transparence intimement liée aux deux précédents. Il va de soi qu’à ce niveau les objets solides se dépouillent de leur opacité et se transfigurent en modes innombrables de mouvements complexes et rapides comme l’éclair. Ce bouillonnement intense et silencieux n’est évidemment pas une affaire de sens physique mais il finit cependant par revêtir un caractère de priorité constant à tel point que nous serions tentés de le considérer comme notre seule demeure. Hors d’elle nous nous étions exilés.

Ce n’est que dans ce nouveau sens des valeurs que nous pouvons non seulement comprendre mais VIVRE complètement la signification véritable de ces trois lignes d’un poème de R. Nirmayananda

Au cœur de la pierre froide
Je suis le feu divin
D’un Amour Inconnu.

Ces quelques mots sont totalement dénués de sens au regard du cerveau gauche. La pierre froide restera toujours pierre froide. Le bloc inanimé presque méprisable ou en tous cas totalement dénué d’intérêt et étranger à notre être physique ou psychique.

Cependant, si par le silence intérieur et l’ouverture au sens d’omniprésence et d’omnipénétrabilité, nous avons la capacité d’être à l’écoute d’un niveau de conscience infiniment plus profond et plus riche que celui de nos seules images et des mots, il se peut qu’en vertu d’une résonnance secrète, naturelle, spontanée quelque chose d’indicible et de supérieurement affectif en nous, sente et VIVE l’intensité de force, de lumière, de vie formant la réalité de la pierre froide. C’est à ce moment qu’en vertu d’une sorte de synchronisme la Réalité essentielle de notre être qui est aussi celle de la pierre froide révèle instantanément l’identité de sa présence. Les trois mots qui évoquent cette révélation intérieure et naturelle sont : l’omnipénétrabilité, l’omniprésence, la transparence.

Pour le cerveau gauche ce ne sont que des mots absurdes.

Il enferme l’être humain dans une situation artificielle d’isolement et d’ignorance en opposition complète avec la nature profonde des choses. Le non respect des lois fondamentales d’interdépendance, d’interaction, de non-séparativité engendre une situation conflictuelle génératrice de douleurs.

Il est donc important de procéder à une répartition harmonieuse des énergies de l’être humain: équilibre entre les énergies intellectuelles et affectives équilibre entre la compréhension et l’action, équilibre donc entre l’activation du cerveau gauche et du cerveau droit. Claparède, précurseur des méthodes d’éducation nouvelle insistait avec raison sur l’équilibre entre « le cœur, le cerveau et les mains ».

Les intellectuels n’attachent pas assez d’importance aux disciplines et à l’équilibre du corps. Celui-ci peut-être un auxiliaire merveilleux de prises de conscience naturelles infiniment plus profonde que celles qui nous sont familières. Le corps humain est porteur d’une sagesse instinctive dont les possibilités sont immenses mais l’homme moderne s’étant écarté des lois naturelles a perdu tout contact avec l’intelligence de ses cellules. Nous savons en effet actuellement que les cellules sont porteuses de milliards de mémoires qui se sont accumulées depuis la formation des premières molécules organiques.

Le rythme de vie de l’homme moderne, son alimentation, ses habitudes d’intoxication par la fumée et l’alcool le rendent incapable d’être à l’écoute de l’intelligence du corps. Parmi les réponses pratiques aux diverses questions énoncées plus haut il importe de signaler l’importance d’une transformation de nos rythmes de vie, de notre alimentation et de toutes les mauvaises habitudes qui nous intoxiquent physiquement et mentalement.

Nous pourrons alors mieux aborder le deuxième type de réponses à nos questions fondamentales. « Qui » veut atteindre « quoi » ? dans la vie spirituelle ? Qu’il y-a-t-il à faire et quel est le mobile présidant à ce « faire » ?

L’enseignement de Krishnamurti et les « Voies Abruptes » nous disent qu’il n’y a « rien à faire » au sens habituel de ce terme. Il y aurait plutôt à défaire. Défaire quoi ? Défaire les mauvaises habitudes mentales qui tendent à nous faire prendre pour de l’argent comptant l’apparence extérieure des choses. Défaire le vice de fonctionnement de la pensée qui tend à nous identifier de façon excessive à notre ego. La tâche principale qui nous incombe consiste en l’exercice d’une qualité d’attention vigilante qui se dégage de l’inertie de nos habitudes mentales, de nos automatismes. Il s’agit de voir le faux comme étant faux. Ceci requiert ce que Krishnamurti appelle « la vision pénétrante ». Mais celle-ci requiert une certaine agilité de la pensée et une activation équilibrée de tous les centres du cerveau, y compris le cerveau gauche et le cerveau droit.

Nous nous permettons de reproduire ci-après un fragment important d’une lettre que Krishnamurti a adressée aux élèves des écoles dont il est l’inspirateur, concernant la vision pénétrante. (Lettres aux écoles p. 54).

« La vision pénétrante n’est pas la déduction minutieuse de la pensée, son processus analytique ou la nature temporelle de la mémoire. C’est la perception sans celui qui perçoit; elle est instantanée. L’action intervient à partir de cette perception instantanée… Il ne peut y avoir de vision pénétrante sans qu’il y ait amour… Cet amour est la plus haute forme de sensibilité. Ce n’est la sensibilité relative à nos désirs, nos problèmes et à toutes les mesquineries de notre vie personnelle. Lorsqu’il n’y a pas la sensibilité qui est amour, la vision pénétrante est évidemment tout à fait impossible. La vision pénétrante est holistique, c’est à dire qu’elle implique la totalité de l’esprit. L’esprit, c’est toute l’expérience de l’humanité; la vaste somme de son savoir avec son habileté technique, ses douleurs, son angoisse, sa souffrance, son chagrin et sa solitude. Mais la vision pénétrante est au-delà de tout cela… La vision pénétrante n’est pas un mouvement continu. Elle ne peut être capturée par la pensée. La vision pénétrante est l’intelligence suprême et cette intelligence se sert de la pensée comme d’un outil. La vision pénétrante est l’intelligence avec sa beauté et son amour. Les deux sont réellement inséparables. Elles ne font qu’un. Cela est la totalité, ce qui est le plus sacré. »

Ce texte confirme ce que nous avons exposé dans la première partie de cet article : la vision pénétrante est « holistique », elle implique un caractère de sensibilité supérieure où se trouvent des éléments affectifs indissociablement liés à une qualité d’attention dégagée des automatismes de la mémoire. Nous attirons l’attention sur le fragment. « C’est la perception sans celui qui perçoit ». Ceci confirme de façon claire et catégorique le dépassement du niveau de conscience habituel de l’ego et par conséquent la délivrance de l’emprise considérable qu’exerce sur la plupart d’entre nous l’image qu’il possède de lui-même et d’autrui.

En fait, « la vision pénétrante » résulte d’un affranchissement de l’emprise de tout ce qui est résiduel en nous sur le plan psychologique : mémoires, échos du passé, identification excessive aux apparences du monde extérieur. De ce point de vue la pensée et le réseau énorme des mémoires formant le conscient et l’inconscient sont résiduels. Ce point revêt une importance capitale. Il est aisé de comprendre que toute initiative qui émane de la pensée et de l’ego émane d’un niveau résiduel et entraîne l’être humain dans un réseau de causes à effets où seules domineront les valeurs du résiduel. Krishnamurti et les « Voies Abruptes » nous suggèrent au contraire de laisser opérer en nous, la Réalité essentielle, intemporelle contrastant radicalement avec les aspects résiduels par son caractère de jaillissement et de création constante.

Ceci éclaire le sens exact dans lequel il faut comprendre la déclaration paradoxale de Krishnamurti et de certains instructeurs des Voies Abruptes lorsqu’ils nous disent qu’il n’y a rien « à faire » car tout « agir » qui émane du niveau résiduel (l’ego et ses mémoires) est d’office taré et lié aux conditionnements des fausses identifications. Tel est le sens de la « passivité créatrice » évoquée souvent par Krishnamurti. « Passivité de l’ego » qui permet l’activité directe du Réel. Nous retrouvons la même exigence dans le Taôisme. Elle est formulée dans le « Wei Wu Wei », clef du mysticisme chinois signifiant « agir sans faire ». Le premier Wei évoque l’Acte Pur du Tao ou réalité essentielle et le « Wu Wei » se rapporte au non faire » de l’égo (le résiduel).

Nous terminerons cet article en rappelant la richesse que tentent d’évoquer les trois mots par lesquels les anciens Maîtres chinois désignaient le vécu de la vision pénétrante : RETOURNER CHEZ SOI.

R. LINSSEN

(1) Fr. Capra, « Le Tao de la physique », éd. Tchou, Paris.
(2) G. Zukav, « La Danse des éléments » éd. R. Laffont, Paris, 1982.
(3) David Bohm, « Wholeness and the implicate order », Routledge Kegan, London 1980.