René Fouéré
Personnalité fixe et devenir personnel

Un moi aussi vulnérable à l’action de la moindre drogue, un moi qui ne subsiste que grâce à la complicité des hasards matériels, n’est-il pas une dérision ? Quelle et la valeur d’une personnalité dont les résolutions conscientes et prétendues raisonnables, dont les agissements coutumiers et caractéristiques peuvent être battus en brèche par quelques milligrammes ou quelques grammes d’un réactif approprié ?

(Revue Être Libre, Numéros 161-163, Mai-Août 1959)

Pour montrer combien la personnalité consciente est dépendante des agents purement matériels, on insiste beaucoup sur les défaites infligées à la volonté, sur les altérations imposées au comportement par certains excitants physico-chimiques. Et l’on conclut :

Si l’ingestion de telle ou telle substance peut amener dans nos attitudes des transformations aussi graves et faire surgir en nous des caractères si insolites, si étrangers en apparence à notre nature, que reste-t-il de la prétention que nous avons de déterminer à longue échéance notre conduite personnelle, de réaliser dans nos actes un ordre qui, au mépris des contingences sensibles, traduirait notre essence intelligible et porterait notre marque spirituelle ?

Un moi aussi vulnérable à l’action de la moindre drogue, un moi qui ne subsiste que grâce à la complicité des hasards matériels, n’est-il pas une dérision ? Quelle et la valeur d’une personnalité dont les résolutions conscientes et prétendues raisonnables, dont les agissements coutumiers et caractéristiques peuvent être battus en brèche par quelques milligrammes ou quelques grammes d’un réactif approprié ?

Une telle argumentation qui voudrait passer pour décisive n’est que spécieuse. La personnalité, en effet, ne se laisse pas définir dans un instant, elle constitue une histoire. Ses traits familiers peuvent se trouver momentanément masqués, recouverts ou même dénaturés, par l’action brutale d’un agent extérieur. Mais, la crise passée, le sujet pourra reprendre possession de lui-même, retrouver un moi pratiquement inaltéré.

Dans certains cas, évidemment, l’équilibre ancien ne pourrait jamais être recouvré, puisqu’il est des expériences qui entraînent, du seul fait qu’elles ont existé et lors même qu’elles n’auraient duré qu’un éclair, une modification profonde et permanente, une modification irrémédiable du comportement. Mais le problème soulevé par ces cas singuliers n’est pas vraiment différent de celui que posent les faits analogues dans l’expérience banale. Si c’est l’altération même du comportement qui nous intéresse, que nous importe, en effet, qu’elle soit provoquée par autrui ou qu’elle résulte d’une démarche effectuée spontanément par le sujet ? On répondra que dans le second cas le sujet présente une continuité dans l’initiative qui lui est refusée dans le premier. Il est vrai. Néanmoins, il s’en faut que le sujet soit toujours modifié du fait de ses libres initiatives dans le sens qu’il prévoyait ou désirait. Et tout se passe alors comme si la personnalité apparente était surprise et subissait une contrainte extérieure.

Et peu importe que les contraintes exercées par l’expérience soient psychologiques ou matérielles dans leur donnée objective : dans leur retentissement intime, elles deviennent toutes, pour l’objet qui nous occupe, équivalentes. Des suggestions répétées d’autrui peuvent affaiblir un caractère individuel tout aussi bien que l’injection d’une substance chimique appropriée.

En outre, aucune personnalité ne peut se développer sans un échange avec le milieu et cet échange se traduit en maintes occasions par des contraintes plus ou moins brutales du milieu, par des chocs qui déterminent des ruptures d’équilibre dans la structure morale du sujet qui les éprouve. Ces ruptures d’équilibre sont autant de brèches qui s’ouvrent sur des clartés nouvelles, des fissures par où l’univers fait irruption dans le moi pour l’enrichir et le féconder. Nous ne concevons même pas qu’une personnalité puisse s’accomplir intégralement sans subir de telles pressions extérieures, de tels chocs révélateurs et vivifiants. Comment d’ailleurs pourrait-on définir une expérience valable sinon comme un impact significatif entre le moi et son milieu ? Et de même qu’en physique l’expérience conduit à la théorie, et la théorie à une nouvelle expérience, de même, en psychologie, chaque expérience grave conduit à une nouvelle interprétation des choses, qui est elle-même génératrice d’une nouvelle grave expérience. Chaque personnalité apparaît ainsi comme un processus vital constitué par une série d’impacts, et de réactions à ces impacts. Dans cette série nul impact n’est défini en soi — comme on le croit communément — mais seulement par rapport à la sensibilité actuelle, c’est-à-dire à la réaction présente, de qui le subit. Et chaque réaction à un nouvel impact n’est que le fruit de tous les impacts et de toutes les réactions antérieures.

Assimiler la personnalité à un comportement rigide, à un système de réactions qui subsisterait ne variant de la naissance ou de la maturité jusqu’à la mort, c’est s’en faire une représentation aussi conventionnelle qu’inexacte. C’est confondre une schématisation grossière avec une réalité évidente et constamment observable. On ne peut définir le comportement personnel que pour un laps de temps très court. Et une altération de ce comportement ne signifie pas obligatoirement une destruction de la personnalité. Un individu qui voudrait rester toujours identique à lui-même s’interdirait tous autres états d’âme que ceux de l’enfant au sein. Stabiliser sa personnalité ce serait renoncer à tout progrès individuel.

Après tout, chacune des étapes du développement personnel pourrait être considérée comme une corruption, une dégradation de l’étape antérieure, si l’on voulait tenir celle-ci pour la seule expression authentique du sujet. C’est la contradiction même du devenir. Tout état nouveau peut être envisagé comme une négation, une destruction de l’état ancien.
On pourrait même dire que le temps et le devenir, tout entiers, ne sont qu’une machine à surmonter les rigueurs, l’absolutisme du principe de contradiction, lequel, sans l’échappatoire du temps, imposerait la tyrannie de l’identique et, partant, de l’inconnaissable.

Mais fermons cette parenthèse sur la signification du devenir et reprenons l’examen de notre sujet premier. Il résulte des considérations ci-dessus exposées combien il est malaisé de distinguer entre les interventions externes qui sont censées détruire la personnalité et celles qui contribuent à la construire. On pourrait même concevoir une personnalité tellement souple et subtile qu’elle saurait faire tourner finalement à son édification, ou à sa consolidation, tous les événements ou contraintes extérieurs. N’est-il pas clair, dès lors, que les excitants physiques ou chimiques, sauf s’ils amènent la mort, ne sont aucunement capables de détruire la personnalité empirique, celle-ci étant saisie dans toute son extension et sa nature exacte.

Ce qui crée d’illusoires difficultés, en pareille matière, c’est que la plupart des gens, au lieu de prendre la personnalité pour ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire pour un devenir, s’obstinent à en faire, par préjugé ou par paresse, une fixité, une chose. Et il est évident que si l’on réduit la personnalité à une donnée fixe, toute modification importante de cette donnée apparaîtra comme une altération, une dégénérescence, une destruction. Si la modification résulte d’une contrainte extérieure, d’une pression dont l’initiative nous échappe, cette destruction sera en même temps une mise en échec. Mais nous avons montré que toute expérience que nous n’avons pas délibérément provoquée constitue aussi bien, dès qu’on l’envisage de ce point de vue, une mise en échec de notre personnalité, puisque cette dernière en reçoit une modification qui n’est pas due à son initiative. Et ce qui est vrai d’une expérience notable pourrait s’étendre à la plus simple perception.

De toute manière, on voit clairement que les destructions ou les éclipses de la personnalité que l’on envisage, ne sont en effet des destructions et des éclipses que si l’on tient la personnalité pour une donnée ou, mieux, pour un ensemble de données fixes, et rigidement, délibérément maintenues. Mais si l’on fait de la personnalité non plus un ensemble de caractères fixes, de particularités invariables — qui constituent le moi représenté — mais la loi même des transformations dont l’être est le siège, le tracé original de son évolution, ou, si l’on veut, une certaine qualité de la durée vécue, de la durée personnelle, alors une telle personnalité ne peut être détruite que par la mort, si tant est que la mort même la puisse détruire.

L’homme ne peut cesser d’être lui-même, sa personnalité ne peut être mise en échec que dans la mesure où il s’efforce d’identifier cette personnalité avec des valeurs fixes, des réactions habituelles et stables. La personnalité ainsi entendue n’est qu’un « paquet de qualités », un tissu de réactions perpétuées. Et tant que la conscience se concentre sur cet agrégat, elle est à tout instant affectée et agitée par les modifications qui l’atteignent. Mais si la conscience, cessant de s’attacher aux réactions mêmes par lesquelles s’exprime objectivement l’individu, se fixe sur ce qu’on pourrait appeler la fonction génératrice — et toujours persistante — du devenir individuel, elle expérimente une stabilité que les remous affectant les qualités fixes ne peuvent plus atteindre, ni ébranler. Elle se situe au delà des qualités, au cœur même de la source indestructible qui les engendre. C’est comme si, dans l’étude d’un mouvement uniformément accéléré, on passait de la conscience du mouvement à la conscience de l’immuable accélération dont il dérive.

Pour une conscience centrée à ce niveau, la réussite sociale, les incidents spectaculaires, n’ont plus aucun sens.

L’accent n’est plus mis sur tel ou tel événement mais sur la source même de tout événement. Et cette source est en un sens indépendante des événements qu’elle produit. Elle est transcendante à toutes les vicissitudes de ses créations objectives. Elle n’est pas plus amoindrie ou bafouée par l’évanouissement d’un caractère donné que la notion de triangle n’est affectée par la substitution à un triangle particulier d’un autre triangle particulier.

Dès lors la question est de savoir si l’esprit peut s’arracher à la fascination des qualités objectivées pour s’identifier au processus créateur lui-même, s’il peut guérir de l’idolâtrie de la chose produite pour atteindre à la contemplation du principe générateur.