docteur Jacques Vigne
Peut-on guérir un fanatique ?

Le mécanisme le plus évident du fanatisme est la projection paranoïaque qui fait dire : « Moi, j’ai raison, tous les autres ont tort, moi je suis bon, tous les autres sont mauvais ». Le mental fonctionne en grande partie sur le non : il se pose en s’oppo­sant. Le fanatisme est l’exacerbation de ce non, non aux sentiments, non à la réalité qui peut faire passer du refoulement névrotique du monde intérieur au déni psychologique du monde extérieur. La dissociation manichéenne entre les bons et les mauvais est le meilleur signe de ce non.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

On aurait pu croire que les inquisitions, guerres saintes et fanatismes pourraient être rayés de cette fin du XXe siècle. Il n’en est rien. Nous sommes restés des barbares. Curieusement ce phénomène de fixation mentale, qui cherche à imposer une soi-disant sacro-sainte vérité, semble échapper à toute logique.

En témoigne l’histoire déjà citée d’Idries Shah…: « Un jour, un père de famille s’aperçoit que son petit enfant voit double, sans doute depuis la naissance. Il commence à lui expliquer :

  • Mon fils, tu vois double.

  • Oh non, Papa, certainement pas : sinon là-haut dans le ciel, à la place de voir deux lunes j’en verrai quatre.

Le genre de logique imparable contenue dans cette histoire illustre bien la difficulté de « guérir » un fanatique. Des déductions fausses, ayant l’apparence de la raison, sont courantes autant dans la paranoïa que nous étudions en tant que psychiatre que dans le fanatisme qu’étudient les historiens. On trouve de nombreuses perles de cette espèce chez les révolutionnaires de tout acabit. Par exemple, cette déclaration du Conventionnel Collot d’Herbois, défenseur de la Raison et de la Liberté : « Les droits de l’homme sont faits pour les sans-culottes, non pas pour les contre-révolutionnaires. » (Cité par Haynal) Grâce à quelques slo­gans de ce genre, il a sérieusement entrepris en 1793, avec l’aide de Fouché, de rayer de la carte Lyon, la seconde ville de France.

Peut-on traiter un fanatique ? Le premier synonyme qui vienne à l’esprit quand on dit « fanatique » est probablement « intraitable » : ce n’est sans doute pas pour rien. Je demandais récemment à un yogi que je ren­contrais :

  • Avez-vous un remède pour guérir les fanatiques ?

  • Si vous en avez un, me répondit-il, donnez-le-moi, je suis très intéressé…

Le fanatique s’identifie complètement à la cause qu’il défend. Si on lui retire cela, il est complètement perdu. D’où problème.

Qu’est-ce que le fanatisme ? II revient à l’Occident, en particulier au siècle des Lumières, d’avoir isolé le phénomène. Voltaire, dans l’Encyclopédie le définit ainsi :« Épilepsie toute céleste… et c’est à la médecine qu’il faut renvoyer de tels malades… Toute l’espèce est divisée en deux classes : la première ne fait que prier et mourir, la seconde veut régner et massacrer. » (Haynal, pp. 50-51)

L’histoire, qui a suivi de très peu la mort de Voltaire, a malheureusement montré que le fanatisme n’était pas l’apanage des mouvements religieux, mais une déviation possible pour tout mouvement quelles que soient son importance et son étiquette. L »épilepsie toute céleste » du philo­sophe des Lumières est devenue depuis la passion érotomaniaque des jacobins pour la déesse Raison, la mégalomanie énorme des fascistes, la paranoïa délirante des khmers rouges, la névrose obsessionnelle exten­sive des ayatollahs.

Ces facteurs psychopathologiques sont bien sûr présents dans le fanatisme, mais ils sont intimement liés aux circonstances historiques. Fouché, par exemple, qui n’était pas un repris de justice au départ, s’est déchaîné pendant la Convention, puis a réussi à sauver sa tête en revenant à des positions plus modérées sous le Directoire et l’Empire.

Certains nazis, de petits bourgeois bien tranquilles avant 1933, sont devenus criminels de guerre, et sont redevenus petits bourgeois bien tranquilles par la suite, dans la mesure où ils ont échappé aux liquidations ou aux procès de 1945. Himmler était un bon interprète de Bach, et Heydrich, son âme damnée, pleurait en écoutant des symphonies de Mozart. Est-ce la faute de Mozart, ou n’est-ce pas plutôt la faute du fanatique, dont la psychologie est plus complexe qu’on ne pense ?

Une définition sociale du fanatique est à peu près celle d’un individu qui — pour faire triompher ses idées — est capable de faire périr autrui et de transgresser le commandement « Tu ne tueras point ». La définition psychologique du fanatique est plus difficile à cerner.

LA PERSONNALITÉ DU FANATIQUE

Les éléments psychotiques

Ce sont, par définition, des éléments qui altèrent gravement le rapport avec le réel. Le mécanisme le plus évident du fanatisme est la projection paranoïaque qui fait dire : « Moi, j’ai raison, tous les autres ont tort, moi je suis bon, tous les autres sont mauvais ». Le mental fonctionne en grande partie sur le non : il se pose en s’oppo­sant. Le fanatisme est l’exacerbation de ce non, non aux sentiments, non à la réalité qui peut faire passer du refoulement névrotique du monde intérieur au déni psychologique du monde extérieur. La dissociation manichéenne entre les bons et les mauvais est le meilleur signe de ce non.

« Celui qui n’est pas pour le peuple est contre le peuple et doit être exterminé. » (Robespierre, cité par Haynal, p. 140)

Ce « non » s’étend de manière quasi cancéreuse à toute l’activité intérieure et extérieure, jusqu’à provoquer un retour de flamme parfaitement logique : acculé, Robespierre, après avoir raté son suicide, sera guil­lotiné, et son sacrifice servira à fonder un ordre nouveau, un peu plus stable.

L’ambivalence, caractéristique de l’affectivité psychotique, en particulier schizophrénique, est clairement présente chez les fanatiques : Susan Atkins, disciple de la famille Manson, qui avait assassiné froidement sept personnes, déclarait devant ses juges : « Il faut profondément aimer les autres pour faire cela ».

Les neuf cents disciples de Jim Jones, de la secte Guyana, se sont suicidés en prenant — et en donnant à leurs familles — du jus d’orange mêlé de cyanure.

Les croisés partis en guerre contre les Albigeois déclaraient : « C’est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent quantité d’hérétiques. » (Haynal, p. 308)

Ravachol, saint patron des anarchistes du début du siècle, proposait « d’empoisonner les légumes et de les offrir aux curés » et développait un thème délirant classique chez le psychotique lorsqu’il proposait « d’enflammer des rats et de les lâcher dans les granges. » (Haynal, p. 279)

On retrouve dans la folie des asiles beaucoup de phantasmes malheu­reusement mis à exécution par des fanatiques projetés aux commandes du pays par une crise historique : millénarisme, apocalypse, régénération, amour fou, érotomaniaque pour une idole inaccessible et tyrannique. Un autre point de vue, plus subtil, est de considérer le fanatisme comme une défense contre la psychose, une sorte de fuite en avant : en effet les sujets, souvent des jeunes gens qui sont en début de schizophrénie, sentent leur corps leur échapper, se morceler, se désorganiser. Or, le corps social que nous montrent les mass media, avec leur séquence rapide de « flash » d’informations ou de publicité est de plus en plus désor­ganisé, morcelé, discontinu. En face de ce morcellement, de cette dis­continuité, le slogan fanatique, par son semblant de permanence et de continuité, paraît une bouée de sauvetage pour le sujet en train de se noyer dans la dispersion. Max Picard disait ainsi à propos du slogan nazi radiodiffusé en permanence :« Tout est intérieurement et extérieurement déraciné, plus rien ne dure, si ce n’est le bruit continuel de la radio ; cette continuité-là existe au moins, et durablement, c’est elle qui fait le lien entre les choses, l’homme s’en décharge sur elle. » (Picard, p. 40)

Les éléments névrotiques

Ce qui transparaît le plus directement dans la personnalité d’un fanatique, c’est sa structure obsessionnelle. Le fanatique est quelqu’un de propre. Sa crainte de la contamination est évidente lorsqu’il ordonne purge sur purge :« Le souffle des contre-révolutionnaires empoisonne l’atmo­sphère… Oui nous osons l’avouer, nous faisons répandre beaucoup de sang impur, mais c’est par humanité, par devoir. » (Collot d’Herbois)

On peut rapprocher de cela les déclarations de Khomeyni : « Tout le corps d’un individu non musulman est impur, même ses cheveux, ses poils,ses ongles, et toutes les sécrétions de son corps. » (Cité par Haynal, p. 155)

Ce qui fait peur chez le fanatique, c’est peut-être justement qu’il n’ait peur de rien, et rien à se reprocher. Robespierre était incorruptible, les inquisiteurs étaient dans la grande majorité d’une probité parfaite. L’ascé­tisme est le prix à payer pour racheter la violence. Ceux qui se croient les plus purs sont parfois les plus durs : parce qu’ils isolent, ils séparent leur affectivité de leur comportement.

Cela nous amène à aborder maintenant les liens entre sexualité et fana­tisme : ils sont multiples et agissent parfois dans des sens contradictoires. Par exemple, la violence collective, l’identification au dictateur-père tout-puissant permet souvent de suppléer une virilité déficiente. Chez les chefs eux-mêmes, une puissance sociale quasi absolue semble souvent liée à une puissance sexuelle diminuée ou pervertie. Nous renvoyons le lecteur intéressé par ces questions à l’étude précise qu’a faite Erich Fromm de la personnalité d’Hitler. (Fromm, p. 380)

L’homme fanatisé a besoin, pour étayer sa propre puissance, de l’iden­tification à un dictateur omnipotent, ersatz de divin. Je dis ersatz, car la divinité est reconnue comme telle a priori, alors que le dictateur a besoin de s’affirmer par toujours plus de destruction et de violence : qui pourra dire qu’on gagne au change ?

L’énergie fournie par la continence peut être déviée d’un but altruiste élevé pour dégénérer en violence pure :les hordes mongoles assiégeant Bagdad au XIIIe siècle ont jeûné et se sont abstenues de relations sexuelles pendant trois jours avant de passer à l’attaque, de massacrer et piller, en bons spécialistes de la question qu’ils étaient.

À l’inverse, une incapacité de renoncement, à certains moments, au pou­voir sexuel est lié à l’incapacité de renoncement au pouvoir tout court, source elle-même de bien des violences.

Sans recourir à des interprétations compliquées, on peut quand même se demander quelle pratique de l’amour, de la relation duelle, peut avoir un Saint-Just qui déclare froidement :

« Entre le peuple et les ennemis du peuple, il ne peut plus y avoir qu’une seule relation, celle du glaive. »

La dernière question que nous pouvons nous poser est celle de savoir si le fanatique est un déprimé qui s’ignore. Le discours du fanatique est sur ce sujet, tristement répétitif : « Soit vous suivez mes ordres de destruction, soit je disparais« . Et ils finissent en général par disparaître. J’ai pu vérifier souvent avec des patients paranoïaques que, si je ne rentrais pas dans leur jeu et refusais de croire les persécutions dont ils s’estimaient victimes, ils finissaient par s’effondrer en disant : « Si ma lutte est vaine, je n’ai plus qu’à mourir ». Ce qui est déjà un progrès : s’apercevoir que son humeur dépend de soi plutôt que des autres.

Éléments pour traiter un fanatique

Je devrais peut-être plutôt dire « éléments pour traiter avec un fanatique », la différence entre les deux dépendant de la bonne volonté dudit fana­tique. Comme souvent en psychologie, le traitement préventif marche mieux que le traitement curatif : la bonne question à se poser peut donc devenir :

Comment prévenir le fanatisme ?

D’abord en étant heureux : le fanatisme ne peut avoir de prise sur quelqu’un de vraiment heureux. Nietzsche remarquait à juste titre : « Tous ceux qui sont insatisfaits d’eux-mêmes sont toujours prêts à se venger ; nous autres devenons leurs victimes. » (Haynal, p. 81)

Le fanatisme est une de ces grandes âneries de l’humanité, qui revient à toutes les générations, et il n’appartient qu’au seul individu d’en extraire les racines à l’intérieur de lui-même.

Il y a deux types de traitement à ces tensions qui mènent au fanatisme :

  • Le traitement allopathique, par l’expression manifeste des émotions, que ce soit à travers la fête ou la thérapie émotionnelle.

  • Le traitement homéopathique, par la prise de conscience interne de la racine, de la semence de ces émotions à travers la méditation ou la psychothérapie. L’avantage de la méditations sur la psychothérapie est qu’elle peut être pratiquée plus régulièrement pendant plus longtemps, puisque le méditant ne dépend pas de la présence physique d’un thé­rapeute. Et le temps est un facteur nécessaire, bien que non suffisant, de l’évolution intérieure.

Ne pas opérer de « désensibilisation » à la violence par la consomma­tion excessive d’images ou de faits dont se délectent les médias, ou les films grand public du type « Grande casse et holocauste ». Pour moi, en tant que psychiatre, je trouve que c’est une simple question d’hygiène mentale. D’ailleurs, je ne compte pas poursuivre à long terme l’étude du fanatisme. Je l’ai fait pour cet article que l’on m’a demandé, mais je n’ai pas envie de devenir « spécialiste » de la violence. Je ne pense pas qu’on puisse devenir bon musicien en se « spécialisant » dans les fausses notes.

Accepter la diversité n’est pas si facile, et pourtant les réalités surtout humaines ne sont guère « standardisables ». Rechercher l’unité sans unitarisme évitera de retomber dans l’esprit du jingoïsme, ce mouvement de l’impérialisme anglais triomphant de la fin du XIXe siècle qui affirmait :« Le monde est divisé en deux parties : ce que l’Angleterre possède, et ce qu’elle devra posséder. » (Haynal, p. 182)

Apprendre à ne pas adorer des livres, même sacrés et qui nous appor­tent beaucoup, est aussi une bonne discipline. « Je serai peut-être jugé partial, mais à mon avis, les livres ont fait plus de mal que de bien. Ils sont responsables de beaucoup de doctrines nuisibles. Les credos viennent de tous ces livres, et les livres sont seuls responsables des persécutions et du fanatisme… Ma pensée est très nette sur ce point : parfois je pense que j’ai raison quand je suis d’accord avec tous les anciens maîtres, mais parfois, je pense qu’ils ont raison quand ils sont d’accord avec moi. Je crois à la pensée indépendante. » (Vivekananda, p. 195)

J’aimerais finir comme j’ai commencé, en racontant une histoire : « Philosophes, logiciens et docteurs de la loi furent appelés à la cour pour faire subir un interrogatoire à Nasrudin. L’affaire était sérieuse : Nasrudin avait reconnu être allé de village en village en répétant : « Les soi-disant sages ne sont que des ignorants et des esprits indécis et confus. » On l’accusa de saper la sécurité de l’État.

« Tu peux parler le premier, dit le roi.

Que l’on apporte des plumes et du papier ! »

On apporta des plumes et du papier.

« Qu’on les distribue à sept de ces savants, ordonna Nasrudin. Et maintenant que chacun d’entre eux écrive séparément sa réponse à cette question : « Le pain, qu’est-ce que c’est ? » Ce qui fut fait. On tendit les feuillets au roi qui lut à haute voix

Le premier dit : « Le pain est un aliment. »

Le deuxième : « C’est de la farine et de l’eau. »

Le troisième : « Un don de Dieu. »

Le quatrième : « De la pâte cuite au four. »

Le cinquième : « Variable, selon ce qu’on entend par pain. »

Le sixième : « Une substance nutritive. »

Le septième : « Personne ne sait vraiment. »

« Lorsqu’ils auront décidé ce qu’est le pain, dit Nasrudin, alors ils pourront décider d’autres choses. Par exemple, si j’ai tort ou raison. Peut-on s’en remettre à de tels gens du soin d’éva­luer et de juger ? Ne trouvez-vous pas singulier qu’ils ne puis­sent même pas se mettre d’accord sur la nature d’une chose qu’ils mangent tous les jours et qu’ils soient en même temps unanimes et m’accuser d’être un hérétique 7 » (Idries Shah, p. 49)

Docteur Jacques Vigne

BIBLIOGRAPHIE

E. FROM M, La Passion de détruire, coll. Réponses, Robert Laffont, 1976.

A. HAYNAL, M. MOLNAR, G. de PUYMEGE, Le Fanatisme, Stock, 1980.

M. PICARD, L’Homme du néant, édition de la Baconnière, Neuchâtel, 1946.

I. SHAH, Les Histoires de Nasrudin, Le Courrier du Livre, 1979.

VIVEKANANDA, Les Yogas pratiques, Albin Michel, 1970.