Jean-Yves Leloup
Peut-on regarder en face l'homme que l'on tue ?

La tradition métaphysique dont s’inspire Lévinas affirme à travers l’épi­phanie du visage la réalité de l’autre. La tradition métaphysique de Sankara (de Hegel aussi, à certains points de vue) ne voit dans le visage qu’un moment transitoire du mouvement cosmique ou historique. Le visage de l’homme est un mirage qui s’évanouit dès qu’on s’en approche.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Pourquoi dans les rites de violence le visage de l’homme est-il souvent masqué ? Le visage humain serait-il le lieu où la violence se révèle à elle-même ? N’est-il pas comme le montre Lévinas dans toute son œuvre « à la naissance de l’Éthique » ?

Mais d’abord qu’est-ce qu’un visage ? Que m’arrive-t-il lorsque je rencontre un visage ? Lorsque je ne le considère pas comme la totalité des éléments qui le composent — un nez — une bou­che, des oreilles ? C’est-à-dire lorsque « je ne dévisage pas le visage » — et que pourtant je cherche à le connaître et que je me perçois connu de lui. Devant ce visage familier, ne suis-je pas devant l’inconnu ? Ce que je connais de lui n’est-ce pas une caricature dessinée par les limites de mon regard. Ce visage n’est-il pas en lui-même inconnaissable ?

« Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l’ouverture d’une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas comme une résistance insurmontable comme dureté du rocher contre lequel l’effort de la main se brise, comme éloignement d’une étoile dans l’immensité de l’espace. L’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore chose parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance.

Lévinas, Totalité et infini

Le visage se refuse à LA POSSESSION, AU POUVOIR, À LA PRISE. C’est dire que ce n’est pas une chose. Ce n’est pas seulement un élément de l’Univers que je peux analyser, disséquer. Il y a en lui quelque chose, « qui me regarde », qui m’interroge, me défie. Ce quelque chose fait justement de l’homme une non-chose (no-thing) un quelqu’un.

Selon Lévinas, cela veut dire que l’homme échappe aux catégories de l »’il y a » — de l’Être Neutre — anonyme, ou encore disait Buber, l’homme n’est pas un « cela » mais un « toi », un Tu, et il cite cette expérience que nous pouvons faire lorsqu’un chien nous regarde : il en faudrait peu quelquefois pour que sa tête ne devienne un visage. Lorsqu’il me regarde avec cette étrange humidité dans le regard, lorsqu’on dit « il ne lui manque plus que la parole ; il pourrait me dire Tu ».

Si le visage résiste à ma volonté de pouvoir, à mon désir de posséder (par les sens ou par l‘intelligence) ce n’est pas en raison de sa force — de son éloignement.

Il y a là une dimension nouvelle, qui ne conteste pas une puissance dans l’espace et dans le temps. Il y a un « plus », qui n’est pas de l’ordre de l’espace et du temps. Le visage devient alors une épiphanie, une manifestation du Transcen­dant de ce qui est au-delà de moi, et que je ne peux saisir :

  • contenir

  • ni par la jouissance

  • ni par la connaissance

JOUISSANCE (qui est une possession sensible).

CONNAISSANCE (qui est une possession intellectuelle).

Dans « jouissance » et « connaissance », il y a : « faire de l’autre un élément de soi » mais ce qui est possédé dans la jouissance, et la connaissance, ce n’est pas l’autre en tant que tel, c’est l’autre en tant que je le réduis à ce dont je peux jouir, à mes sens ou à ce que je peux penser ou imaginer de lui mais dans son altérité, il est toujours au-delà.

  • Le visage de l’autre pour Lévinas est révélation de la transcendance;

  • c’est ainsi que « Dieu vient à l’idée »…

Cet Inaccessible dans le proche. Ce que je ne peux saisir dans ce visage, ce point auquel on n’arrive jamais, là où se rencontrent les regards… est-ce cela qu’on appelle Dieu ?

Mais pourquoi parler de Dieu. Ne pourrions-nous pas parler de la Nature avec un grand N ?

Mais justement la différence qu’il y a entre Dieu et la nature n’est-ce pas la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard ? Le visage d’un enfant qui meurt n’est pas le visage d’un nuage qui se défait, le visage humain s’inscrit dans le Cosmos et dans l’histoire, comme signe ou écharde d’un au-delà — qui n’est pas un ailleurs mais la présence d’un autre. Cette présence… Chaque visage en est une épiphanie unique, inéluctable. Chaque visage est irremplaçable. Et c’est de cela que naît la tragédie ou l’esprit tragique. « Les hommes sont tous les mêmes, de la même nature et pourtant il n’y a pas d’autre toi que toi. » Cette métaphysique de l’altérité, qui est le propre de la tradition ju­déo-chrétienne et que redécouvre par l’exploration phénoménologique E. Lévinas tranche étrangement sur d’autres métaphysiques où le visage de l’autre est interchangeable comme un masque, selon les rôles que la vie décide de jouer à travers lui. Visage-illusion qui doit se dissoudre dans une lumière que chaque forme trahit. L’autre est alors conçu comme une impureté dans la pureté de l’être, « un sans second ». Le visage dans ce type de métaphysique ne révèle rien, au contraire il masque.

Je pense à certains textes de Sankara (Viveka-cuda mani), « O toi que l’ignorance égare, cesse de t’identifier. Avec cet amalgame de choses immondes : cette peau, cette graisse, cette chair et ces os ! Identifie-toi plutôt avec le Soi Universel. Tu connaîtras la Paix que rien ne peut troubler ».

Le visage de l’autre trouble, inquiète, questionne, répondrait Lévinas. Il empêche l’homme de se fermer sur soi. Il en fait un appelé — « un être pour l’autre ».

Cette inquiétude, ce désir — éveillé par la présence de l’autre — est aussi considéré par Lévinas comme un appel même du tout autre à sortir de soi, à ne plus se satisfaire d’une illusoire quiétude.

Le visage n’est pas fermeture sur soi — bastide à défendre, mais ouver­ture, demeure pour l’autre, accueil de sa présence. Mais encore faut-il éprouver la réalité de ce Toi — qui me parle — et encore faut-il éprouver la réalité du visage de l’autre — et si ce n’était qu’un songe nous dit encore Sankara ?

« Les idées illusoires telles que « toi », « moi » et « lui » ne se forment que par suite des imperfections de la buddhi. Mais lorsque le paramâtam, l’Absolu : l’un sans second, s’est révélé au cours du Samadhi, des ima­ginations de ce genre ne peuvent plus prendre corps (être envisagées, prendre visage) en Celui qui a réalisé la vérité de Brahman. »

C’est vrai que l’autre est perçu selon mon niveau de conscience — selon l’ouverture et la transparence de mon esprit — et la représentation que j’ai de lui peut varier selon les fluctuations de mon mental.

L’autre est toujours tout autre que je le perçois — et avec cela Lévinas serait d’accord — mais que l’autre soit tout autre que je le perçois cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, et certains textes hindous peuvent prêter à confusion à ce sujet : « Puisque rien d’autre que moi n’existe, de quoi aurais-je peur ? C’est uniquement par ce moyen qu’on domine la peur, qui a-t-il donc à craindre ? La peur ne s’élève que là où on voit un autre que soi. » (brhadaramyakôpanisad I.IV-2)

« La peur ne s’élève… »

L’amour aussi ne s’élève que là où l’on voit un autre que soi… L’amour comme la peur est-ce une illusion, une maladie de l’esprit ? Nous sommes donc en présence de deux métaphysiques dont il importe de voir les conséquences anthropologiques et éthiques.

La tradition métaphysique dont s’inspire Lévinas affirme à travers l’épi­phanie du visage la réalité de l’autre. La tradition métaphysique de Sankara (de Hegel aussi, à certains points de vue) ne voit dans le visage qu’un moment transitoire du mouvement cosmique ou historique. Le visage de l’homme est un mirage qui s’évanouit dès qu’on s’en approche.

LE VISAGE AVANT LA NAISSANCE DE L’ÉTHIQUE

On pressent l’importance pour l’éthique, pour notre comportement dans le monde, de ces différentes visions métaphysiques.

Si l’altérité (la diversité, la particularité) est une illusion comme le disent certaines Upanishads, on ne pourra plus parler de victime ou de bourreau.

« C’est une illusion de dire que l’un tue et que l’autre est tué. Le Soi seul subsiste. »

Ou encore à un niveau moins important mais qui doit conditionner sérieu­sement le type de relation qu’on peut avoir dans un couple.

« Ce n’est pas par amour de la femme que l’homme aime la femme, mais par amour du Soi. Ce n’est pas par amour de l’homme que la femme aime l’homme, mais par amour du Soi. Seul le Soi, en effet — l’un sans second — existe. »

Grossièrement on pourrait dire : « Peu importe l’homme ou la femme avec lequel je vis — de toute façon je vis avec une dépouille du Soi. »

Peu importe le visage de l’autre, ce n’est qu’un masque agréable ou désagréable du Soi sans visage.

C’est un peu l’attitude de Don Juan qui disait n’avoir de Relation qu’avec une seule femme à travers la multiplicité de ses aventures : « la femme Éternelle« .

« Autrui qui peut souverainement me dire « non » s’offre à la pointe de l’épée ou à la balle du revolver et toute la dureté inébranlable de son « pour soi » avec ce « non » intransigeant qu’il oppose, s’efface du fait que l’épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son cœur. Dans la contexture du monde il n’est quasi rien. Mais il peut m’opposer une lutte, c’est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l’imprévisibilité même de sa réaction. Il m’oppose ainsi non pas une force plus grande — une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si elle faisait partie d’un tout — mais la transcendance même de son être par rapport à ce tout ; non pas un superlatif quelconque de puissance, mais précisément l’infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : « tu ne commettras pas de meurtre ». L’infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre qui, dur et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant. Il y a là une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose d’absolument autre ; la résistance de ce qui n’a pas de résistance, la résistance éthique. L’épiphanie du visage suscite cette possibilité de mesurer l’infini de la tentation du meurtre, non pas seulement comme une tentation de destruction totale, mais comme impossibilité — purement éthique — de cette tentation et tentative.« 

Totalité et infini

« Autrui qui peut souverainement me dire non s’efface devant l’épée. Dans la contexture du monde il n’est quasi rien. »

Tout autant que le sage hindou ou le moine bouddhiste, Lévinas est lucide quant à la condition humaine — sa fragilité, sa fugacité — et en cela il reprend les thèmes bibliques de l’évanescence de toute chose : —  » L’homme est un peu de rosée au bord d’un puits. »

« Vanité des vanités »

 » buée de buée. »

« Il est comme la fleur des champs qui le matin fleurit et le soir se des­sèche… Mais ce « quasi rien », cet atome perdu dans les espaces infinis du Cosmos peut dire « non », « il peut m’opposer une lutte, c’est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l’imprévisibilité même de sa réaction ».

C’est-à-dire sa liberté.

L’homme n’est pas totalement déterminé par son poids — ses mesu­res — le contexte social-cosmique dans lequel il se trouve. Enfant de la nature et de l’aventure, il y a en lui de l’imprévisible, et cette transcendance dont parle Lévinas lorsque se manifeste cet imprévisible dans le visage qui me répond, n’est-ce pas la liberté même de l’homme ? Ce quelque chose d’inaliénable qui fait de lui non pas un élément de la matière mais quelque chose qui la contient et d’une certaine façon la détermine.

Les rôles sont inversés : ce n’est plus la matière qui détermine l’homme. C’est la liberté de l’homme qui détermine la matière — d’où la possibilité de la culture — de la civilisation et, nous y venons, de la justice et de l’éthique. Cette liberté apparue dans le visage qui me résiste, non par sa force mais par sa présence même, ce refus d’être traité comme une chose et d’être réduit par le meurtre aux éléments de la matière qui le composent. (C’est dans ce refus sans force que se situe pour Lévinas la naissance de l’éthique.)

Les récits de guerre nous disent qu’il est difficile de tuer quelqu’un qui vous regarde en face.

« La relation au visage est d’emblée éthique ; le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « Tu ne tueras pas. » Le meurtre pourtant est un fait banal, quotidien ; il n’y a qu’à ouvrir les journaux.

On peut tuer autrui.

Encore une fois, ce qui nous en empêche n’est pas de l’ordre d’une puissance, d’une force qui s’oppose.

L’exigence éthique est d’un autre ordre ; le commandement vient d’ailleurs. La parole muette du visage qui dit : « tu ne tueras pas » s’adresse à notre liberté, à notre responsabilité.

Il touche en nous-même non « l’être pour soi » mais « l’être pour l’autre ». Cela ne rend pas le meurtre impossible même si l’Autorité mystérieuse de l’interdit « se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli ». Ce qui apparaît dans la nudité du visage, dans sa vulnérabilité, c’est comme le dit Lévinas : « Une résistance qui n’a pas de résistance, la résistance éthique. »

Mais cette éthique repose sur un fondement métaphysique : si l’autre n’est qu’une illusion, il n’y a pas de tué, il n’y a pas de tueur ; il n’y a que le Soi qui joue à la guerre, il n’y a plus de meurtre possible. « Comment philosopher, comment écrire dans le souvenir d’Auschwitz ? » dira M. Blanchot à propos de Lévinas.

C’est cet oubli de l’Autre, oubli du visage qui a construit les fours crématoires ; cela, le juif Lévinas ne peut l’oublier ; et en cela il se sépare radicalement de Heidegger. Le mal du monde contemporain, ce n’est pas l’oubli de l’Être, mais l’oubli de l’Autre.

L’homme n’est pas seulement « le berger de l’être ».

S’il n’est que cela, il fera comme Heidegger dans un moment d’oubli de l’Autre, il collaborera avec un nazisme ou avec un autre totalitarisme. L’homme n’est pas seulement le « berger de l’Être« , il est aussi le berger de l’Autre. « Le gardien de son frère », et la question posée à Caïn, ce n’est pas « qu’as-tu fait de l’Être » ? mais, « qu’as-tu fait de ton frère ? » Cependant il ne faudrait pas opposer de façon simpliste philosophie de l’être et philosophie de l’Autre… Car c’est mon enracinement dans l’Être qui donne à mon souci de l’autre sa véracité et son « efficace gratuité ». C’est mon souci de l’autre qui creuse mon être vers la profondeur de l’Être.

Dans cette profondeur, je découvre une relation, une non-dualité entre mon essentiel « je suis » et le visage de « l’autre ». Comme le disait l’Évangile de Thomas : « Le Royaume est à l’intérieur, il est aussi à l’extérieur. » Apaiser mes violences intérieures change le monde. Apaiser les violences extérieures me transforme (Voir les commentaires de L’Évangile de Thomas que Jean-Yves Leloup publia aux éd. Albin Michel, coll. Spiritualités Vivantes).

S’il est vrai qu’on ne peut pas « soulever un brin d’herbe sans déranger une étoile » (c’est le poète mais aussi le physicien qui le dit), qu’en sera-t-il d’un coup de poing ? Qu’en sera-t-il de l’homme paisible qui médite dans sa chambre ? De celui qui n’aura plus peur d’ouvrir son visage… au sourire de l’Être ?… au sourire de l’autre ?