Michel Paty
Physique et Philosophie

La totalité insécable est la condition à l’origine de l’univers, on peut bien le dire. Maintenant ce qui se passe, c’est que dés qu’on focalise notre pensée sur une partie de cet univers à ce moment là on a découplé cette totalité insécable, donc on a changé les conditions initiales qui deviennent celles qu’on a choisi en choisissant cette portion de l’univers même si elle est très grande. Donc je crois qu’à la limite c’est plus un principe métaphysique qu’un principe de physique…

Extrait de l’entretien du 3 Juin 1987 à Paris

SC: M. Paty vous êtes physicien des particules, vous avez travaillé pendant 25 ans dans ce domaine de pointe. En même temps,  vous vous êtes intéressé à la philosophie et à l’histoire des sciences. Qu’elles sont les raisons qui vous ont fait passer de la physique pure à l’étude de l’épistémologie et l’histoire des sciences ?

Michel Paty : Oui, effectivement depuis environ trois ans, mon travail de recherche est essentiellement sur l’épistémologie et l’histoire des sciences. C’est-à-dire que l’on pourrait croire à une sorte de rupture entre deux périodes de ma vie professionnelle et de recherche. Mais en fait ce n’est pas vraiment une rupture, puisque je m’intéressais et je travaillais en épistémologie et en histoire des sciences depuis fort longtemps. Pratiquement en 1969 tout en faisant des recherches en physique, j’ai, en parallèle,  fait des études de philosophie. J’ai même fait une thèse d’épistémologie sur la pensée du savant mathématicien, physicien, philosophe et encyclopédiste qu’était D’Alembert.

Donc un homme extrêmement important en son temps. En même temps je m’intéressais aussi aux problèmes de la physique contemporaine sur lesquelles je travaillais directement. Donc à un certain moment, à la fois, je continuais la recherche dans le domaine spécifique de la physique des particules élémentaires, qui est une physique fondamentale dans laquelle on se pose des problèmes sur des questions de fond comme qu’est ce que la matière ? Est-il possible d’arriver à une unification de toutes les propriétés de la matière ? Etc. On voit bien que ce sont des questions qui ont une portée philosophique, ce sont des questions doubles.

Évidemment le travail de chercheur dans un labo se fait très souvent indépendamment de toute question philosophique.  C’est une technique et un savoir qu’on a acquis durant les études et ensuite durant les premières années de formation, c’est un travail quotidien pratique souvent très terre à terre. On peut continuer toute sa vie à y travailler et produire de la connaissance sans avoir des préoccupations philosophiques. D’un autre côté, il n’est pas difficile, vu la nature limitée de ces recherches, de s’intéresser au-delà de son petit travail personnel à la conjonction de toutes les recherches dans ce domaine par les colloques des autres laboratoires, des autres pays etc. Et cela peut mener, sans y avoir songé au départ, à se poser des questions plus fondamentales, à philosopher ! Il en est de même pour beaucoup d’autres domaines de la recherche, spécialement l’astrophysique, la biologie moléculaire qui touchent des recherches où on a l’impression de découvrir des structures très importantes de la nature et du monde. Je crois que ces sciences ont plus de penchant que d’autres à l’intérêt philosophique.

Par exemple la physique du solide n’a pas ce même penchant naturel, c’est grâce à elle que beaucoup de changements technologiques sont accomplis ou préparés comme pour les aimants supraconducteurs. C’est quelque chose d’utile, d’applicable sans qu’on ait besoin de savoir comment les choses sont.

J’ai été fasciné par cet aspect dans mon travail. Une de mes grandes expériences de vie quand j’ai commencé il y a 25 ans mes recherches – ma formation s’étant faite en mathématiques et physique théorique –  était la beauté des équations, la beauté du raisonnement logique et la technique de calcul que j’ai acquise. Et puis tout d’un coup je me suis trouvé dans un laboratoire du CERN à Genève (Centre Européen de Recherches Nucléaires) à participer à une expérience de physique dans laquelle je me voyais tout à coup en face des interactions d’une particule qui manifestait sa présence. Pour moi qui bricolais jusqu’alors dans la théorie c’était une sorte de révélation de la réalité, de la nature qui se manifeste au physicien qui sait les détecter.

C’était très important pour moi et ça m’a toujours marqué, car finalement le problème fondamental qui me préoccupe beaucoup dans la philosophie de la science est le problème de la réalité: Est-ce que la science nous parle de la réalité ou de tout autre chose comme beaucoup de gens le prétendent avec beaucoup d’arguments solides ? C’est ça, peut être, la manière dont s’est fait mon parcours entre la recherche scientifique et la réflexion philosophique.

Je voudrai vous posez ici une question : Vous êtes physicien et lorsque vous réfléchissez sur le réel, votre réflexion sera, en général, celle d’un physicien. Mais dans la nature nous voyons une hiérarchie de structures ou de niveaux d’organisation si l’on peut dire. Il y a une tendance réductionniste que vous connaissez très bien et qui consiste à réduire tout à la matière physique pure. Alors comment vous vous situez par rapport à cette démarche ? Autrement dit,  considérez vous d’autres niveaux d’organisation comme la matière organique etc.  tout aussi fondamentaux que la matière pure ?

M.P. : Bon. Vous posez là un des problèmes connectés avec celui de la réalité. Lorsque je parle de réalité, je ne veux pas seulement parler des particules élémentaires: elles ne sont pas la seule manière de se présenter la réalité. J’ai parlé de mon propre exemple en tant que physicien des particules et la manière dont j’ai eu ma révélation sur ce problème à travers ma spécialité. Je crois que ce type d’expérience peut arriver facilement dans d’autres domaines. J’imagine qu’un biologiste moléculaire conçoit, disons, une sorte d’émerveillement à avoir un pouvoir de connaissance sur quelque chose qui existe réellement de l’ordre du vivant et de ce qui le structure et il en est ainsi pour tout les autres domaines de la science et même des sciences humaines; disons à tous les niveaux de la connaissance. Il est certain que certaines expériences, disons de l’être, de la réalité de l’être peuvent s’obtenir aussi par l’expérience artistique et autre. Mais dans la science, l’expérience parle par le biais de la recherche scientifique et se manifeste, s’exprime avec une spécificité propre; et c’est justement cette spécificité propre que pour ma part j’ai essayé par la suite de comprendre et c’est ainsi que je suis venu à l’épistémologie et la philosophie de la science.

Je voudrai clarifier ma question. Je voulais dire par ma question qu’on imagine qu’au début  une sorte de chaos régnait soit à partir du Big Bang ou à partir d’autre chose. Puis petit à petit tout s’est organisé, la vie est apparue etc. Donc ma question était: est ce que dans votre démarche vous sentez qu’on pourra déduire tout ce qui existe à partir des propriétés des particules élémentaires par exemple ou bien ce n’est pas votre démarche ?

M.P. : Oui je vois bien. Je suis pour ma part totalement réaliste et même, disons, matérialiste. Dans le sens qu’il n’y a pas pour moi d’un côté la matière et de l’autre l’esprit. C’est une seule chose qu’on appelle comme on le voudra. Mais le plus simple est de l’appeler la matière et de dire que toutes les manifestations de la réalité, que nous connaissons, sont des manifestations de cette matière. Ceci étant dit je ne suis pas du tout réductionniste. C’est-à-dire, je ne crois pas que le biologique doive être réduit au chimique, qui à son tour sera réduit au physique, et que le physique doit lui-même être réduit à la physique des particules élémentaires ou à la physique des champs fondamentaux. Je pense qu’il existe des approches différentes de différents niveaux d’organisation de la matière, de la réalité matérielle et que si on veut accéder vraiment à la pleine compréhension de chacun de ces niveaux d’organisation, il faut se donner des méthodes qui ne sont pas toujours les mêmes. Il y a une spécificité de l’objet que l’on vise, c’est-à-dire que la méthode réductionniste ne peut être qu’une méthode utile dans certains cas comme par exemple dans la biologie moléculaire où la biologie est réduite à des processus physico-chimiques, mais cette méthode réductionniste ne peut être une philosophie. Il est certain maintenant qu’on ne serait jamais parvenu à la biologie moléculaire si on s’était seulement contenté d’une approche réductionniste. Il a fallu  considérer la spécificité des molécules qui interviennent dans la biologie et qui ne sont pas des organisations différentes des molécules plus simples de la chimie du vivant. C’est quelque chose qui ne pouvait être réduit au départ à la chimie du non vivant telle qu’on la connaissait. Maintenant il se trouve que connaissant la chimie du non vivant et la chimie du vivant on peut faire une synthèse, c’est-à-dire voir qu’il y a une unité entre les deux. Mais on ne pouvait voir cela que maintenant parce que on a étudié les choses comme ça. Si on avait fait une réduction à priori en disant j’ignore la spécificité du vivant et je vais tout réduire à partir de la chimie disons élémentaire je crois qu’on aurait échoué totalement. C’est ça le réductionnisme comme principe et il n’est pas bon. C’est quelque chose de dangereux philosophiquement, mais méthodologiquement c’est utile parce qu’on ne s’interdit pas de considérer que les structures vivantes sont des molécules. C’est important d’une façon physique, je crois qu’il y a une certaine unité de la matière et aussi  de la matière inorganique qui est considérée par la physique et que la physique du solide et la physique des particules élémentaires ont un point commun. C’est certain que les corps solides comme les cristaux de fer etc. sont constitués d’atomes et que ces atomes relèvent de la physique de l’atome et finalement de la physique quantique, de la physique des champs fondamentaux de la matière. Et ça, on en a évidemment des tas de preuves, ne serait ce si on regarde comment se constitue les éléments dans les étoiles par exemple. On sait  très bien que ce sont des processus nucléaires etc. Il y a toute une genèse des éléments, une complexification qui fait qu’effectivement on aboutit à des formes complexes. Donc il y a une unité de la matière et il y a une certaine légitimité de réductionnisme en sachant bien les limites de ce processus. Donc je ne suis pas réductionniste fondamentalement. Mais de temps en temps il faut appliquer cette méthode tout en respectant la spécificité d’un niveau donné car on ne peut le réduire à un niveau plus élémentaire ou inférieur. C’est valable à tous les étages  y compris le niveau de la société et jusqu’à ensuite les formes spirituelles artistiques. Les lois de la société ne peuvent être saisi que par une approche de ce que sont les faits sociaux et que si on sait bien que les êtres qui forment la société sont des êtres biologiques et physiques, il est évident que les lois de la biologie et de la physique ne vont pas nous donner beaucoup d’indications – à part des choses élémentaires comme manger etc. – . Mais il existe des pratiques pseudo-scientifiques comme la sociobiologie et qui pratiquent ce réductionnisme.

Donc votre point de départ a été la physique et vous vous êtes posé la question du réel et ce qu’est la réalité. Comment alors se pose aujourd’hui cette question à travers la science moderne et surtout la physique ?

M.P. : Prenons la physique qui est la science que je connais le mieux et je ne veux pas dire qu’elle est la seule science à considérer. On pourrait faire des questionnements semblables à partir de toutes les autres sciences. D’une part, il y a ce que la physique nous dit par son état actuel, par ce qu’elle nous dit sur la constitution de la matière par exemple et puis d’un autre côté il y a des questions que l’on est amené à se poser connaissant les problèmes de la physique pure. Alors le problème du réel est un des problèmes les plus centraux que l’ont peut se poser.  Mais, si vous le voulez, il ne se pose pas d’une manière directe mais d’une manière médiate. C’est-à-dire que peut être avant de penser trouver une solution à ce réel, il y a un certain nombre de paliers intermédiaires de questionnement que l’on peut se faire sur ce qu’est la physique et ce que sont ses propositions aujourd’hui. Ici ce questionnement médiat est l’épistémologie, c’est-à-dire l’étude des concepts, des théories, de leur signification et leurs portées, leur domaine de validité etc. Le problème du réel est transparent dans toutes ces questions. Ce que je voudrai dire est qu’il faut bien se garder de passer d’emblée des problèmes de la physique, de la considération des questions et des réponses de la physique à des questions du type métaphysique. Par exemple : Qu’est ce que le réel ? C’est une question métaphysique sous un certain angle, c’est presque qu’est ce que le sens ? L’univers a-t-il un sens ? Ce sont des grandes questions métaphysiques. Je ne rejette pas ces questions car je ne suis pas positiviste. Mais je les considère comme des questions à voir dans leur nature. Pour se poser ces questions là valablement, il me semble qu’il est bon de regarder qu’elles sont toutes les étapes intermédiaires du questionnement jusqu’à la connaissance scientifique du labo. Donc c’est cette idée de médiation de l’épistémologie entre la métaphysique puis la science elle-même qui me paraît extrêmement importante. Je trouve que beaucoup de courants de pensée contemporains notamment chez des scientifiques s’interrogent sur la science et sur sa portée. Ils ont très souvent tendance à sauter directement de la science à la métaphysique et d’ignorer la spécificité propre des problèmes épistémologiques. Ce que mon travail de physique et mon intérêt pour la philosophie m’ont appris dès le début, c’est qu’il y avait à respecter cette spécificité propre et donc à prendre des chemins de modestie d’une certaine manière. C’est-à-dire, non pas à dire tout de suite à partir de la physique que l’on va avoir des réponses sur la nature du sens de la réalité, mais  plutôt quel type de questionnement je peux poser à partir de ce que je sais par la physique; et il n’est pas exclus d’aboutir à poser des questions fondamentales qui sont les questions de tout le monde et de toujours. Donc je ne suis pas persuadé qu’il y avait un long travail à faire pour essayer de saisir bien le lieu, l’endroit des questions nécessaires et possibles. Alors tout cet espace d’épistémologie m’a semblé important d’élucider et qui est souvent négligé car souvent les scientifiques par habitude vont prendre la réponse de leurs théories ou expériences comme étant quelque chose de solide, de donné et  sur lequel il n’y a pas à s’interroger. Et donc ils vont chosifier d’une certaine manière ce résultat. Il me semble donc que si l’on veut vraiment avancer et progresser, eh bien, il faut se poser toujours la question sur la signification du résultat, ce que veut dire finalement cette proposition  ou cette question là. Et à ce moment on s’aperçoit que l’épistémologie est une partie intégrante de la science elle-même et ça c’est une chose difficile à faire admettre aux scientifiques. Ils ne l’acceptent pas volontiers parce qu’ils pensent que si on n’a pas un résultat expérimental ou théorique à proposer alors toute réflexion sur des résultats déjà acquis n’est pas intéressante et je crois que c’est une erreur. L’épistémologie appartient à la science dans sa dimension la plus claire. Et là nous avons des témoignages à travers toute l’histoire des sciences. On ne se contente pas de regarder les problèmes de la science d’aujourd’hui, mais on regarde aussi comment ont travaillé les gens qui ont fait avancer notre connaissance d’une façon significative dans différents champs de savoir et surtout lors des bouleversements. Au fond comment les gens ont-ils travaillé ? Bien, je crois que la plupart du temps et peut être toujours, et dans les cas les plus connus comme par exemple pour la relativité restreinte ou générale et pour la mécanique quantique,  je crois qu’il y a eu double cheminement. Il y a un cheminement à l’intérieur de la science même, par le type de processus auquel on est mené par la réponse théorie / expérimentation, c’est-à-dire dans la ligne d’un travail tout à fait normal dans la recherche et puis en même temps si les choses ont pu bouger non seulement par accumulation des connaissances mais éventuellement par bouleversement comme c’était le cas, car un certain nombre de concepts ont été remis en question. Par exemple Einstein n’a pas hésité à dire qu’il était nécessaire de revoir les concepts absolus d’espace et de temps Newtoniens et les promoteurs de la physique quantique comme Planck, Einstein, Bohr, Heisenberg et d’autres ont remis en question un certain nombre de notions comme le fait qu’une particule ne peut être onde et corpuscule en même temps, ou le fait que les trajectoires n’étaient pas forcément absolument déterminées comme elles le sont dans la mécanique classique etc. Toutes ces questions et interrogations sont de nature conceptuelle et donc elles appartiennent aussi à l’épistémologie. Donc je crois que l’épistémologie n’est pas un luxe. C’est quelque chose qui est nécessaire à chaque étape de notre connaissance.

Avec ce renouvellement en physique et en cosmologie, on voit en même temps qu’une sorte de synthèse se fait jour. On dit d’une part que les particules ont été créé aux premiers instants suivant le Big Bang et que d’autre part si on a un univers tel que celui ou nous vivons ce sont les propriétés de ces particules qui l’ont permise. Donc on a essayé de faire le lien entre ces premiers instants postulés de la naissance de l’univers avec la physique des particules et en même temps on a essayé d’unifier toutes les forces connues de la physique. Comment se pose le problème du réel en partant de ces sujets ?

M.P. : Effectivement, je crois que vous faîtes allusion a un des aspects les plus fascinants de la physique contemporaine qui est le fait que cette physique étant en chemin vers une unification, c’est-à-dire que les physiciens aujourd’hui essayent de reprendre le programme qu’Einstein s’était fixé disant à partir des années 20 – Einstein, Eddington, Weyl et d’autres – et qui était de donner une représentation unique aux champs de forces de la matière : La gravitation, l’électricité et aujourd’hui les autres champs des particules nucléaires; et je crois qu’effectivement les résultats des dernières années sont tout à fait intéressants dans cette direction. Aujourd’hui une bonne partie des physiciens des particules essayent de faire avancer ce programme d’unification avec beaucoup de succès,  par la mise en œuvre d’une idée mathématique tout à fait importante qui est la symétrie. C’est nouveau et fascinant même si parvenir à unifier un jour les manifestations fondamentales de la réalité physique est un vieux rêve de tous les chercheurs et en particulier des physiciens. Donc c’est un aspect qui, évidemment, a des implications philosophiques importantes. Qu’est ce que l’idée de symétrie ? Pourquoi les symétries sont réalisées dans la nature ? Etc. Ce sont des questions qui ont trait à la propriété du réel et aussi au rapport entre la pensée et la réalité. C’est-à-dire est-ce que c’est nous qui imposons à la nature un principe de symétrie ? Est-ce que c’est notre outil privilégié pour voir comment sont les choses de la nature et qu’au fond la nature n’est pas symétrique en elle-même ? Où est ce à la fois notre outil et qu’aussi si la nature répond c’est parce qu’elle est structurée de cette manière ? On retrouve donc ce fameux problème du rapport entre la réalité et notre pensée qui veut l’approcher avec une coloration différente de celle  au début du 20e siècle par exemple. Mais ce problème est toujours posé ; et d’une certaine manière on ne pourra pas épuiser le fait qu’il y  a toujours une sorte d’approche indirecte de la réalité car c’est toujours par nos moyens mentaux matériels – transformé en appareillage éventuellement – que nous donnons une représentation à la réalité. Alors je crois que ce problème est posé à chaque étape de la science et de son avancé dans des termes un peu différents. Mais il n’est jamais résolu, c’est-à-dire jamais on ne dit que ce que nous avons comme représentation : c’est ça la réalité. Je crois qu’il y a toujours une différence. D’une part la réalité c’est ce que nous visons et les chercheurs scientifiques n’essayent pas de se représenter leur esprit mais de se représenter la réalité – du moins ceux qui ne travaillent pas sur l’esprit mais sur la nature extérieure physique, biologique, chimique, sociale etc. Et donc ce problème du rapport de la pensée d’une part à la réalité d’autre part est toujours tout aussi fascinant et difficile. Je crois qu’il faut toujours reprendre à neuf dans des termes légèrement différents – car les termes varient en fonction de l’avancée de la science elle-même.

Un autre problème que posent la nouvelle cosmologie et l’unification des forces est que ces forces sont supposées là depuis que l’univers est. Alors comment se fait il si notre univers évolue, change, crée des particules qui n’existaient pas au début etc. comment se fait il que ces lois elles mêmes restent inchangées et n’évoluent pas avec l’univers ? Et s’il se fait que ces lois évoluent avec le temps et la matière comment peut-on alors trouver une unification réelle qui ne sera pas temporaire ? Comment pour vous se posent ces questions ?

M.P. : Oui effectivement. Ce que la science de l’univers, qu’on appelle cosmologie,  constate est qu’il y a une évolution. Il y a une évolution que nous pouvons décrire par les moyens de la physique, de l’astrophysique, de la théorie de la relativité générale et dont on peut reconstruire les grandes lignes pour lesquelles nous avons des effets observables : La fameuse radiation fossile de l’univers est vraiment un des moyens par lesquels on a des indications que la théorie du Big Bang, de l’évolution de l’univers disons de l’atome primitif  est assez bien fondée. Et pour le moment c’est la seule parmi les théories cosmologiques acceptables par les effets connus qu’elle explique comme la radiation fossile ou l’abondance du deutérium dans l’univers etc. Donc effectivement selon cette théorie de l’évolution il y a engendrement à partir d’un point zéro qu’on ne connaît et que probablement qu’on ne pourra jamais connaître – il recule à mon avis asymptotiquement dans l’échelle du temps –  c’est à dire que le point zéro est comme le point infini car plus on se rapproche plus il s’éloigne, plus on va vers lui et plus il y a des périodes qui nous échappent…

Ça sera vrai si le modèle du Big Bang restera valable avec l’avancement des sciences, car il pourrait bien être remplacé…

M.P. : Bien sûr. Mais là je me place à l’intérieur du modèle standard et bien sûr qu’il y a des tentatives de modifier cet univers et de le substituer à un autre. Il y a des gens qui n’aiment pas cette idée d’explosion initiale. Et ce que je n’aime pas moi, c’est ce moment initial. Mais pour le reste je n’ai aucune objection de principe à l’évolution du genre  donné par la théorie. Je ne vois pas du tout qui pourrait, au nom d’idées générales sur la connaissance, nous interdire de réfléchir. C’est du même ordre que la théorie de l’évolution si vous voulez. Je crois qu’il y a une évolution de l’univers et dans cette évolution il y a,  à un certain moment, la création des particules etc. Et cela par le jeu naturel des forces de la nature. Quand on dit « création », il faut bien voir que ce n’est pas une création ex-nihilo : Il y a quelque chose – c’est le grand mystère – Qu’est ce que c’est à l’origine ce quelque chose ? Qu’est ce que c’est que l’origine etc. Ce sont des questions qui sont à la fois métaphysique et à la frontière des questions que la science pourrait poser aujourd’hui. Donc ces questions là je les laisse pour le moment car ce sont les questions les plus difficiles. Mais une fois que l’on accepte qu’il y a des champs de forces qui existent par eux même, eh bien c’est leur jeu naturel selon les lois acceptées de la théorie de la relativité générale, de la théorie quantique, de la théorie de la matière nucléaire etc. qui fait qu’il y a évolution et qui fait qu’à un certain stade des premiers instants de l’univers, l’univers se constitue : à un moment ce sont les quarks par exemple qui le constituent ; l’instant d’après il est constitué par d’autres particules puis un peu plus tard l’univers se refroidit à cause de son expansion, l’énergie diminue, l’univers devient moins dense parce qu’il y a plus d’espace dans lequel toute son énergie initiale est répondue. Eh bien, peu à peu au cours de ce refroidissement un certain nombre de phénomènes se produisent comme par ex. la formation des galaxies et dans les galaxies la formation des étoiles et dans les étoiles la formation des éléments physiques et chimiques. Puis ensuite dans l’environnement d’une étoile particulière un certain nombre de processus aboutissent par exemple à la formation d’une terre et sur la terre à l’apparition de la vie etc. Donc c’est la façon dont nous représentons aujourd’hui l’histoire de l’univers et de notre présence dans cet univers et évidemment cette histoire est tributaire d’un certain nombre d’hypothèses. Donc je crois qu’il faut toujours être attentif au fait que l’histoire que la science peut nous apprendre n’est pas un catéchisme. Ce n’est pas croire à a, b, c ; ce n’est pas un dogme c’est-à-dire qu’à chaque moment on doit se poser une question et vous avez posé tout à l’heure une question de fond à savoir si finalement toute cette représentation que nous avons de l’évolution est basée sur l’idée que les lois sont les mêmes du début jusqu’à nous et qu’elles seront les mêmes ultérieurement, et est ce que cette recherche de l’unification est à remettre en question. Je dirai oui on peut se poser cette question et se dire qu’après tout il se peut que les lois ne soient pas fixes et qu’elles peuvent varier en fonction du temps. Cette question nous ramène directement à un problème de philosophie et d’épistémologie des sciences et même à un problème classique parce que cette question a été déjà envisagé bien avant l’apparition des idées sur l’évolution de l’univers par quelqu’un comme Poincaré, le fameux mathématicien de la fin du 19e siècle et du début du 20e et qui était aussi un philosophe comme beaucoup d’autres personnages comme lui, qui s’était posé précisément cette question : Est-ce que les lois n’évoluent pas ? Il avait une réponse qui me semble toujours à prendre en considération et cette réponse me paraît la plus logique ; c’est-à-dire qu’après tout nous ne savons pas si les lois varient ou non. Seulement nous avons toujours une certaine latitude dans la manière dont nous définissons ce que nous appelons des lois. Et le plus sûr est d’inclure dans la définition des lois la propriété qu’elles ne varient pas dans le temps. Cette définition nous permet d’avoir un objet assuré c’est-à-dire de savoir de quoi nous parlons; c’est-à-dire il y a une certaine idée de choix de convention de ce dont nous parlons. Évidemment Poincaré poussait cette idée par ailleurs dans sa philosophie d’une façon extrême c’est-à-dire pour lui les lois n’étaient que des conventions qui pourraient bien être remplacées par d’autres pourvu qu’on a un système cohérent avec les faits observés. Mais sans partager totalement ce conventionnalisme là je crois qu’on peut admettre qu’il y a une part de convention dans les règles que nous nous donnons et qui appartiennent aux méthodes scientifiques et à tout cet ensemble d’outillage intellectuel que nous appliquons dans la recherche scientifique. Je crois que définir à priori les lois comme ne variant pas avec le temps c’est quelque chose qui nous donne une certaine sécurité de savoir ce dont on parle mais il faut voir évidemment qu’il y a une certaine définition à priori ; mais si on regarde toutes les propositions de la science on s’aperçoit qu’il y a toujours une définition à priori par exemple quand Newton définissait la masse c’était une définition à priori même s’il en tirait des conséquences formidables sur la forme de l’attraction universelle. Mais il n’empêche que sa définition de la masse est une définition de convention d’une certaine manière et ça ne veut pas dire pour autant que son résultat n’avait rien à voir avec la nature et que c’était un choix purement arbitraire car précisément il réussissait à représenter le système de planètes. Donc même quand on fait une théorie, elle va ensuite être confrontée avec des résultats expérimentaux grâce auxquels on a une certaine sécurité quant à sa validité. Même dans ce cas on a toujours un choix de convention à faire alors je crois que le choix de convention de la constance des lois de la nature est un choix raisonnable. Et puis de toute façon même si nous ne le faisions pas qu’est ce qui se passerait ? Et ça c’est le raisonnement de Poincaré que je reproduis. Prenons  par ex. la loi de la relativité générale et disons qu’au fond les lois de la relativité générale varient avec le temps et que ça ne sera pas la même chose au cours du temps. Ce qui arriverait si on observait cela on se rendrait compte que pour décrire l’univers disons au bout d’un milliard d’années et puis au bout de 15 milliard d’années il faudrait alors modifier la relativité générale par une certaine quantité, une certaine grandeur qui apparaît dans la théorie et qui ne devrait pas être la même comme par ex. la constante de la gravitation à ces deux périodes de l’univers. À ce moment là comment raisonnerai un scientifique un physicien par ex. ? Eh bien je dirai que de toute façon je vais chercher une loi qui sera valable pour les deux, je vais généraliser et à ce moment là il inclura dans la formulation de sa théorie cette variation là ce qui veut bien dire qu’il a dans l’idée que pour avoir une théorie vraiment fondamentale il faut que cette théorie soit la même dans ces deux circonstances. Donc il a bien prit l’idée d’un à priori que les lois ne varient pas avec le temps et donc que si les lois telles qu’il les formule se trouvent varier avec le temps, eh bien il modifiera sa théorie de façon que la nouvelle formulation ne varie pas avec le temps. C’est ça qui illustre la part d’à priori dans nos conceptions qui n’interdit pas du tout que nous fassions des théories qui ont à voir avec la réalité et que ce ne sont pas pour nous seulement une façon de fantasmer.

Mais je crois que le problème reste toujours car avec la théorie quantique, avec la relativité générale on sait qu’il n’existe pas des caractéristiques séparées de la matière elle-même ou bien qui la transcendent. Par contre les lois sont toujours transcendantes à la matière et à son évolution. Je crois que c’est un grand problème du sens. Prenons par ex. l’idée de géométrisation dans la relativité générale, il y a toujours cet à priori qu’elle se fera selon une loi ou un déroulement. Donc il y a toujours cette transcendance… D’où vient-elle ?

M.P. : Je vois ce que vous voulez dire, c’est que nous avons quand nous formulons une représentation théorique, même modeste, une sorte d’imposition au départ de certaines conditions qui sont transcendantes. Comme vous le dites oui dans la mesure qu’elles sont des à priori comme le disait Kant qui je crois avait touché quelque chose de tout à fait vrai. C’est-à-dire, bien que dans les détails la formulation de Kant doit être reformulée, il reste vrai que quand nous formulons une représentation scientifique ou générale il y a toujours quelque chose d’à priori  transcendant que nous imposons. Ainsi nous imposons à la réalité certains principes fondamentaux auxquels elle doit obéir comme le principe d’inertie, le principe de l’attraction universelle, le principe de la relativité générale qui est beaucoup plus générale et englobant que d’autres, ainsi que beaucoup d’autres principes. Alors qu’elle est la nature d’un principe ? On peut se demander effectivement comment les avons nous trouvé et formulé. Alors, il faut faire de l’histoire pour le savoir et on s’aperçoit qu’il y a des relations avec un certain nombre de faits qu’on a observé et puis un beau jour on a transformé ces faits en principes. Par ex. on a dit que le mouvement perpétuel est impossible car on ne l’a jamais observé et puis toutes les lois de la physique que nous connaissons s’inscrivaient contre la possibilité d’avoir un mouvement perpétuel. Eh bien cela s’est traduit dans l’énoncé du second principe de la thermodynamique, c’est-à-dire le principe de l’augmentation de l’entropie de l’univers. Il en a été de même pour le principe de la relativité restreinte ou le principe de la relativité générale. C’est à partir d’un certain nombre de propriétés qu’à un certain moment il y eut transformation de la formulation : On généralise le principe d’équivalence de la masse inertielle et de la masse gravitationnelle en principe de relativité générale qui dit que toutes les lois sont les mêmes dans tous les systèmes en mouvement quelconque les uns par rapport aux autres. Alors vous voyez qu’il y a une différence entre ces deux formulations (équivalence masse inertielle et masse gravitationnelle) et la formulation relativiste. Il y a une différence entre l’énoncé de l’impossibilité du mouvement perpétuel, qui est une formulation très empirique car on n’a jamais observé un tel mouvement, et puis une formulation qui dit que l’entropie augmente et où l’énergie se dégrade. C’est là dans ce passage du fait au principe que se trouve la transcendance. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de commune mesure entre le fait et le principe. Ce sont deux manières différentes de représenter les choses  l’une est empirique l’autre est aprioritique. Et c’est là que Kant avait raison. Donc toute théorie scientifique comporte un à priori. Il y a donc cet élément qui me paraît tout à fait présent dans la pensée scientifique et encore plus quand la pensée scientifique en est au point où elle ne se contente plus des représentations purement empiriques très proches des faits mais qu’elle essaye de les théoriser et de se donner ainsi une sorte de pensée unitaire, un cadre de pensée capable de synthétiser toute une représentation. Et plus cette théorie est fondamentale et englobante, plus elle se ramène à cette synthèse disons économique d’une centaine de principes qui sont réduits à l’énoncé de quelques uns. C’est-à-dire c’est une pensée qui prend un à priori. Par exemple aujourd’hui l’à priori des physiciens c’est le principe d’invariance ; ensuite la physique effectue tout un travail sur les concepts utilisés et développe la théorie d’une certaine façon. Par la suite cette théorie pourra être comparé à tous les éléments disons expérimentaux, phénoméniques que nous pouvons connaître. Et je disais donc que Kant – à qui je reviens – voit que ces principes fondamentaux sont d’une certaine manière des principes à priori parce que l’homme les pose pour de bonnes raisons. Einstein le disait aussi : « L’homme invente librement ses concepts et ses principes fondamentaux ».

Mais c’est une liberté spéciale. Ce n’est pas celle de l’artiste qui peut plier la loi de la création artistique, même s’il ne pose pas arbitrairement les choses ; mais il n’empêche qu’il les invente parce qu’elles ne sont pas données par les faits. Il y a un saut ou une rupture mentale : elles ne sont pas déductibles logiquement des données empiriques. Donc il y a une création mentale qui fait qu’on invente ces principes théoriques. C’est dans ce sens que Kant parlait d’à priori Kantien. Et c’est là je crois l’insuffisance des à priori Kantiens, c’est que ces à priori étaient inscrits dans la nature humaine et donc on ne pouvait pas les modifier. Pour Kant l’espace et le temps étaient des choses constitutives correspondant à la sensibilité mais qu’il n’était pas possible de modifier. C’était quelque chose avec laquelle la connaissance devait toujours travailler. Aujourd’hui ce que l’on sait c’est que ces à priori là ne sont pas intangibles et qu’on peut les modifier parce que s’ils sont des à priori c’est par un choix que nous avons fait ou par un héritage culturel  des représentations antérieures. Donc il y a un terrain dans lequel nous faisons ce choix, mais ce choix peut être modifié. Rien n’est intangible dans les idées et dans les principes théoriques que nous pouvons formuler et même le principe de relativité générale sera remplacé un jour par un principe encore plus fondamental. Donc c’est la différence avec l’à priori Kantien, cet à priori peut évoluer autrement. Je crois que l’on peut dire qu’il y a une sorte de transcendance mais il faut bien s’entendre sur les mots. Transcendance est un mot qui a plusieurs acceptations.

Un autre visage de la physique moderne est le renouvellement du questionnement sur le réel en partant de la problématique de la non séparabilité. Cela veut dire que si on a deux systèmes qui ont eu des liens causaux à un moment donné et puis qui sont séparés même à des années lumières de distance, ces deux systèmes gardent un lien qui est une sorte d’unité et où l’on voit l’un réagir instantanément à ce qui arrive à l’autre. Comment comprenons-nous cela au niveau microphysique ? Et qu’en est la signification à notre niveau macroscopique ? Et qu’en est le sens dans notre recherche du réel ?

M.P. : Là vous posez un problème qui effectivement correspond à un des aspects récemment discutés de la physique quantique y compris par les théoriciens et en laboratoire. C’est donc une notion appartenant à la physique quantique qui s’appelle la non séparabilité quantique ou encore non localité et qui paraît difficile à comprendre parce que comme vous venez de le mentionner on pourrait disons se représenter cette inséparabilité en imaginant des objets. Il est difficile d’imaginer des objets quantiques comme par exemple les objets quantiques que sont l’atome ou le photon particule de lumière. Notre représentation est tout à fait indirecte et abstraite. Le seul moyen que nous disposons pour nous représenter par ex. un atome dans la complexité de sa structure ou celle de n’importe quelle autre particule est le moyen de la physique mathématisée, c’est-à-dire par les mathématiques. Et le langage courant est absolument incapable de représenter ces particules, ces objets là parce qu’on n’aboutit à aucune conséquence, on n’aboutit à rien quant à la description de leurs propriétés avec ce langage. Donc il nous faut ce langage mathématisé qui est dans ce cas le langage de la physique quantique. Évidemment toute science a un certain langage propre et abstrait. Il y a une certaine conceptualisation qui est précisément le langage de chacune des sciences. Mais pour certaines sciences on a l’impression que ces concepts scientifiques sont quand même descriptibles par le langage courant. Même si vous prenez une molécule d’une protéine quelconque de la biologie moléculaire vous verrez une molécule et on sait même se la présenter spatialement comment elle est etc. Donc on peut représenter cela avec le langage courant et décrire et donner des images. Mais avec la physique quantique on ne peut absolument en faire autant. On sait que c’est un des plus grands degrés d’abstraction pour une représentation d’un objet physique. Même la relativité on peut au fond la représenter par un certain langage courant, parce que finalement quand on parle de la courbure de l’espace dûe à une masse on peut visualiser on peut voir à peu prés ce que c’est, même si l’espace est à quatre dimensions. On est habitué maintenant à se représenter ces choses là car la relativité générale travaille sur les corps macroscopiques, c’est-à-dire les étoiles, les planètes, des gros objets. Et on peut voir des objets comme cela et même on peut imaginer que l’espace est courbe autour des grandes masses, ce n’est pas inimaginable. Mais les objets quantiques sont impossibles à imaginer. Car quand on va les imaginer, on va voir un atome ou une particule soit sous la forme d’une boule de billard qui est un objet macroscopique et non quantique ou bien on va dire puisqu’il a des propriétés ondulatoires ça va être une onde mais à ce moment là c’est une onde et non plus un objet quantique. En effet on détecte l’objet quantique avec des moyens macroscopiques c’est-à-dire avec des appareillages qui donnent par ex. le déplacement d’une aiguille sur un cadran, ça c’est macroscopique bien entendu. Donc le résultat qu’on va voir est quelque chose de macroscopique. Donc il y a dans le cas des objets quantiques que la manière dont on les voit ou on en prend connaissance est macroscopique et il se trouve qu’ils ne sont pas macroscopiques. Il y a un passage et au moment du passage entre le monde microscopique et le monde macroscopique on ne sait pas bien représenter cela. Je crois que c’est un point pour lequel on n’a pas tout résolu en physique quantique. C’est le problème de la mesure quantique. Mais ceci étant, je crois qu’il est parfaitement illégitime de vouloir se représenter une propriété d’un objet quantique par le langage de tout les jours qui est adapté à notre expérience quotidienne depuis des millénaires. Et  même si ce langage s’est raffiné aujourd’hui, il va toujours parler en termes de boules de billard et d’ondulation de la physique quantique ; c’est absolument clair. Et je crois qu’il n’y a pas de moyen pour que le langage ordinaire parle en termes quantiques. Je crois que la physique va de plus en plus vers l’abstraction et que ses objets seront de plus en plus non représentables en langage ordinaire. Et la propriété  que vous avez mentionné : la non séparabilité – étant donné ce que je viens de dire – il faut le demander au langage de la physique quantique. La non séparabilité est le fait que deux objets quantiques qui constituaient un seul objet à un moment donné de leur histoire, par exemple deux photons qui vont être émis par un atome constituent à l’instant de l’émission un seul système, ils sont dans l’atome et puis l’instant d’après les deux photons se séparent et voyagent en directions opposées. Et ce que nous dit la physique quantique est qu’aussi loin qu’ils soient l’un de l’autre ils continueront à constituer un seul système pour la physique quantique.

Donc on a les moyens de vérifier que c’est bien le cas. Il existe un certain nombre de développements théoriques et expérimentaux qui tournent autour de cette notion à ce moment là. Le problème est de savoir ce que veut dire cette propriété. Cette propriété est bien représentable dans la physique quantique sans aucun problème. Et elle fait des prédictions à partir de cela, mais  ça ne veut pas dire pour autant, que les deux particules qui sont éloignées n’entretiennent aucun rapport c’est-à-dire on ne peut par ex. en agissant sur une des particules qu’on détecterait par ex. influer sur l’autre bien qu’elles constituent un seul système mais ce qui est sûr c’est que dès que l’on détecte une on sait ce qu’est l’autre car elles ne constituent qu’un seul système. Ce que je veux dire par là c’est bien qu’elles soient liées entre elles, elles ne transmettent pas d’action physique instantanément. Donc la relativité restreinte qui prohibe les actions instantanées est parfaitement préservée. Elle n’a rien à dire dans cette affaire là parce que c’est une chose qui reste interne à la physique quantique et à sa formulation. Donc on connaît très bien ce problème et on n’a aucune difficulté à l’exprimer. La seule difficulté qu’on éprouve c’est quand on essaye de le traduire en langage courant. Car effectivement ça parait bizarre que deux objets agissent de la sorte. Et on  pense à ces objets comme des particules ou comme des ondes, mais ce n’est pas exact que deux boules de billard séparées à des milliers d’années lumières constituent un seul système. Ce ne sont pas des boules de billard, ce sont des particules quantiques.

Le problème maintenant est que lorsque l’on passe au niveau macroscopique cette propriété se dilue, car dès qu’on a des corps macroscopiques on a beaucoup de particules. Même une molécule gramme contient le nombre d’Avogadro est 10 puissance 23 (1 suivi de 23 0) de particules, ça fait beaucoup de transformations. Donc avant d’arriver à notre échelle et d’avoir toutes les particules le phénomène se dilue complètement. Les phénomènes quantiques élémentaires sont dilués et disparaissent et on n’a plus affaire à notre niveau à cette propriété là.

On peut imaginer que dans un accélérateur, des milliards de  particules interagissent ensemble. Ne forment elles pas un seul système ?

M.P. : Idéalement, on peut dire que toutes ces particules n’en constituent qu’une parce que toutes sont corrélées. Elles ont eu une interaction à un moment donc elles sont toujours corrélées etc. Mais on peut le dire idéalement. Et effectivement à ce moment là on peut développer une vue philosophique à cette question. Il y a d’ailleurs un fameux physicien David Bohm qui a développé une philosophie là-dessus, qui est je crois intéressante, une philosophie à la limite de la métaphysique et qui est la totalité insécable c’est-à-dire puisqu’il y a dans ces particules élémentaire cette propriété d’inséparabilité et comme un jour ou un autre toutes les particules élémentaires étaient en interaction, en particulier si on croit à la théorie du Big bang, alors les particules constituent fondamentalement un seul système et en réalité l’univers est une totalité insécable c’est à dire qu’on ne peut pas légitimement les séparer, les considérer séparément parce qu’elles ont cette propriété. Donc c’est vrai qu’on peut avoir cette conception là. Maintenant est ce que cette conception va apporter quelque chose de plus à notre façon d’appréhender le monde, les objets physiques ? Je ne le crois pas, car à ce niveau de généralité c’est une proposition de principe mais dont on n’a aucune utilisation. Car dès qu’on veut étudier quelque chose même une théorie sur l’univers alors à ce moment là on n’utilise plus ce principe, même si en lui-même il arrive qu’il soit vrai, parce qu’il faut considérer les choses séparées. Quand on étudie un atome on considère l’atome séparé même si un jour il était uni avec d’autres, c’est-à-dire que les conditions initiales ont changé. On peut dire que l’univers à l’état d’origine avait des conditions initiales tel que tout se tenait dans tout. Bref, la totalité insécable est la condition à l’origine de l’univers, on peut bien le dire. Maintenant ce qui se passe, c’est que dés qu’on focalise notre pensée sur une partie de cet univers à ce moment là on a découplé cette totalité insécable, donc on a changé les conditions initiales qui deviennent celles qu’on a choisi en choisissant cette portion de l’univers même si elle est très grande. Donc je crois qu’à la limite c’est plus un principe métaphysique qu’un principe de physique.

Il y a dans la théorie du bootstrap un principe un peu similaire qui dit qu’à partir d’une unité fondamentale la matière se complexifie et dans les développements récents de cette théorie les théoriciens arrivent à découvrir le quark comme un état de structuration topologique. Donc ces thèses peuvent peut être aboutir comme projet, bien sûr en limitant quand même ce principe d’unité tout en le gardant sous-jacent à toute la conceptualisation et formulation mathématique.

M.P. : Oui, ce n’est pas exclu. Maintenant je crois que la totalité insécable est d’une telle généralité qu’il est difficile d’en faire quelque chose à moins de lui donner immédiatement quelques principes supplémentaires.

Dans tout ce que vous avez raconté vous avez parlé en tant que physicien et en tant que philosophe des sciences. À la fin de cet entretien il me semble qu’il manque quelque chose et qui est votre sentiment profond sur tout ce qui se passe dans le monde de la science et de la philosophie.

M.P. : Oui c’est-à-dire qu’au fond ce qui vous laisse insatisfait est que je me suis gardé une certaine réserve, en limitant mon propos. C’est-à-dire je n’ai pas voulu parler de certaines connaissances et l’appréciation critique que l’on peut faire sur ces connaissances en me gardant de donner une sorte d’idée globale sur ce qu’est la réalité, la connaissance, la situation de l’homme dans l’univers etc. C’est cela votre question.

Oui mais pas seulement ça. C’est aussi de savoir ce qui est essentiel pour vous, sans nécessairement vous prononcer sur le sens de l’Être.

M.P. : Je pense que tout être humain est préoccupé par le sens du monde, le sens de l’univers même s’il pense qu’il n’en trouve pas, ou s’il croît qu’il n’aura jamais de réponse ou bien que la question est fausse ! Nous sommes habités par ces questions. Nous avons tous peur de la mort etc. Et je crois que l’homme enterrera toujours ses morts quelque soit le degré de son évolution technologique. Donc il y a toujours des questions métaphysiques. Chacun les a et il est mieux de le savoir et de bien situer ces questions. Mon propos à moi est précisément de bien situer les questions que l’on se pose. Et pour ça je m’impose à priori une limite dans la manière dont j’essaie de cerner et de répondre à ces questions. Et cela peut paraître très limité, modeste et je dirai même artisanal. Pour moi la philosophie des sciences et la science elle-même sont des travaux d’artisans avant tout et d’artiste si possible. Mais tout le monde n’est pas artiste mais disons que chacun peut être un artisan : mécanicien, empailleur de chaises et que sais-je ! J’emplois ces analogies car pour moi c’est cela travailler sur la pensée : il faut être modeste et faire un travail d’artisan où à la limite ce que l’on peut poser comme questions. Donc ça c’est ma position en tant qu’épistémologue. Maintenant je pense que mon travail fondamental est d’essayer de poser des questions limitées et de les poser le plus précisément possible. Comme ça je sais bien de ce que je parle. Ensuite je voudrai bien sûr aller un peu plus loin, je voudrai pouvoir aborder – et je l’ai fait dans certains cas – un certains nombres de questions comme où va la science ? Qu’elle sera la représentation du monde demain à la lumière de ce que l’on peut savoir aujourd’hui ? Qu’elle sera la réalité de demain ? Et qu’elles seront nos représentations de cette réalité ? Etc. Il y a donc toutes ces questions que je me pose comme tout le monde. Alors que pourrai-je dire là-dessus ? Je crois que l’un des grands problèmes de la science aujourd’hui est peut être la diversification et le morcellement très grand de notre connaissance. Et qu’il est difficile à accepter tel qu’il est, car on a l’impression d’aborder ou d’approcher un savoir très complexe, très précis dans chacun de ses branches et on a l’impression que le savoir global nous échappe et que ce sont plutôt de tas de petites choses irréelles très localisées et spécialisées, et à quoi sert il de les savoir sans en avoir une vue ou une connaissance d’ensemble ? Finalement est il possible d’avoir une connaissance d’ensemble ? C’est ce que je crois être la question la plus fondamentale de notre situation dans le 20e siècle étant donné la place que tient la science dans notre civilisation. C’est en quelque sorte une crise intellectuelle qui a des répercussions: Quelle culture pouvons-nous développer et attendre étant donné cette difficulté fondamentale ? Finalement lorsque nous regardons l’histoire des civilisations, il me semble que malgré tout, à chaque grande civilisation correspond plus ou moins une certaine stabilité des représentations qui correspondent à une certaine unité de la vision qu’on peut avoir. Au temps des cathédrales – comme on dit – il y avait une certaine manière au moyen âge de se représenter le monde et une certaine mise en forme de la connaissance qui a donné une stabilité à la société et. Aujourd’hui on ne voit rien de tel et on se demande qu’elle peut être cette forme culturelle qui donnera à notre civilisation une certaine unité, ou du moins une certaine stabilité ? C’est un problème que je n’ai pas résolu. Je crois que pour résoudre ce problème, des questions, comme qu’est ce que la science et comment fonctionne t’elle, doivent être posé. Et pour cela il faut regarder localement c’est-à-dire faire de l’épistémologie. Ce n’est pas que tout le monde devrait devenir épistémologue mais qu’il faut être attentive aux questions de cet ordre pour savoir qu’elle est la nature de ce dont nous parlons et avec quelle légitimité nous pouvons en parler etc. Et puis ensuite par le biais de ces questions là, je crois, que l’on pourrait aborder des choses plus générales. Mais je n’ai pas de solution. Je ne vois pas aujourd’hui une représentation satisfaisante pour l’ensemble des gens de notre espèce. Je vois mal une unification même très grossière et je vois mal en particulier comment peut on s’approprier les connaissances aussi morcelées et spécialisées, c’est-à-dire comment est il possible que les gens les intègrent de sorte qu’elles ne leurs soient pas étrangères. C’est par là peut être que l’on arriverait à une sorte de stabilisation dans le sens que j’ai mentionné. C’est donc un problème de la communication du savoir et de la vision du monde. Comment une civilisation unifiée est possible et avec une lucidité plus grande qu’autrefois ou l’on avait des représentations du monde un peu fermé. Aujourd’hui on n’a plus globalement cette sécurité. Et d’ailleurs le manque de sécurité fait qu’il y a un regain vers le fondamentalisme religieux ou qu’il y a une demande de la part des citoyens vers des représentations un peu sécurisantes au point de vue de la connaissance par exemple les irrationalités qui sont assez fréquentes, les sectes est quelque chose de tout à fait typique au siècle où la connaissance a une telle importance. Donc je crois finalement que c’est le problème fondamental de notre civilisation.

Pour ça on peut essayer de répondre d’une manière modeste et de voir qu’elles seraient certaines directions que l’on pourrait prendre pour palier à cet inconvénient et je pense qu’une de ces directions est d’essayer de réconcilier la science et la philosophie. Et cela passe par ma proposition de bien préciser les questions avec rigueur d’une ascèse intellectuelle qui n’est pas réservée à quelques uns. Je crois que l’esprit scientifique joint au questionnement philosophique est quelque chose qui pourrait nous donner le sens d’une rigueur intellectuelle et le sens de ce qu’est le problème important, alors les gens pourront s’approprier la connaissance.

Michel Paty (né en 1938) est Physicien ; Directeur de recherche au CNRS, REHSEIS, Equipe Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques. Parmi ses nombreuses publications et livres :

– L’Étrange histoire des quanta avec Banesh Hoffmann.  Seuil 1981

– La physique du XXème siècle. Edp Sciences 2003

– Les Particules et l’univers. La rencontre de la physique des particules, de l’astrophysique et de la cosmologie avec Audouze & Paul Musset. PUF 1998

– D’Alembert ou La raison physico-mathématiques au siècle des Lumières. Belles Lettres 1998

– Einstein  Belles Lettres 1997

– Einstein philosophe. La physique comme pratique philosophique    PUF 1993

– ANALYSE CRITIQUE DES SCIENCES  L’Harmattan 1990

– La matière dérobée. L’appropriation critique de l’objet de la physique contemporaine

Archives contemporaines 1988