Aimé Michel
Plus personne pour comprendre les mystiques?

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974) Alors que, dans maintes disciplines, les progrès scientifiques sont incontestables, le domaine de la mystique appartient encore à l’ineffable, à l’inconnu, voire le plus souvent au méconnu. Toute physiologie des mystiques, qui s’appuierait sur la réalité expérimentale, reste à faire. Et pourtant, Aimé Michel, qui a suivi […]

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974)

Alors que, dans maintes disciplines, les progrès scientifiques sont incontestables, le domaine de la mystique appartient encore à l’ineffable, à l’inconnu, voire le plus souvent au méconnu. Toute physiologie des mystiques, qui s’appuierait sur la réalité expérimentale, reste à faire. Et pourtant, Aimé Michel, qui a suivi de très près les dernières expériences sur le fonctionnement du cerveau, le rôle du rêve, etc., affirme : le fait mystique se prête à l’observation scientifique ; les hommes de science qui travaillent sur la réalité objective peuvent comprendre les hommes mystiques qui témoignent de la réalité invisible.

Les lignes qui suivent sont extraites du livre d’Aimé Michel, publié au C.A.L. dans « la Bibliothèque de l’Irrationnel » : « le Mysticisme, l’homme intérieur et l’ineffable » (1973) réédition chez Albin Michel sous le titre Métanoïa.

Aussi loin que l’on remonte, l’homme intérieur a toujours existé : « Il n’est aucune part en moi qui du divin soit séparée », peut-on lire déjà dans le Livre des Morts de l’ancienne Égypte, composé, nous disent les savants, entre le XXIVe et le XVIIe siècle avant notre ère [1]. Et dans les Purifications d’Empédocle, le prophète d’Agrigente, qui se jeta au Ve siècle dans l’Etna, porte des dieux souterrains : « Ce n’est plus un mortel que vous voyez en moi, mais un dieu immortel [2]. »

L’homme au regard tourné vers le monde intérieur naquit en même temps que l’homme lui-même, pendant les millénaires de la préhistoire. On n’a pas de peine à l’imaginer rêvant devant son feu à des chasses surnaturelles, à des saisons sans hiver, à des vies délivrées de toute vieillesse, de toute douleur, de toute mort : c’est de cela que rêve encore en nous l’homme préhistorique. Le rêve vrai, celui qui, chaque nuit, visite notre sommeil, dut lui fournir le modèle d’un monde invisible accessible pendant la veille à qui sait fermer les yeux et se recueillir. On sait que le monde animal rêve régulièrement pendant son sommeil depuis l’apparition des premiers mammifères, et que même les oiseaux et quelques reptiles (plus primitifs que les mammifères) ont des rêves très brefs. Les hommes ont donc découvert en même temps leur pensée éveillée et le royaume des songes; celui qui, le premier, fit un retour sur lui-même pour prendre conscience de sa pensée [3] put y découvrir en même temps l’image du monde visible et celle du monde invisible. Toutes deux étaient là dès les origines. Et quoiqu’on ne sache toujours pas à quoi servent les rêves ni quel dessein eut la nature en les faisant naître si tôt dans la pensée animale (puisque les mammifères les plus anciens datent des commencements de l’ère secondaire, il y a quelque deux cents millions d’années), il faut admettre comme un fait que la conscience de l’être est née dans l’histoire de la vie en même temps que la conscience de l’illusoire — si toutefois le rêve est illusion —, comme si le visible et l’invisible avaient même importance et même valeur de survie, du moins chez les animaux supérieurs [4].

La fonction éminente du rêve éveillé

N’essayons pas de deviner ce qu’est réellement la fonction du rêve. L’électro-encéphalographie montre que notre mémoire ne nous restitue pas la vingtième partie de nos divagations nocturnes. Nous ne nous rappelons, en nous réveillant, qu’une part infime de ce que nous avons réellement rêvé, et nous ne savons même pas dans quelle mesure cette part-là nous donne une image fidèle du reste. Peut-être le retour à la veille agit-il comme un crible qui trie le plus gros ou le plus petit, ou le plus insignifiant. Toutes les tentatives faites jusqu’ici pour expliquer les rêves, et en premier lieu la psychanalyse, ne sont elles-mêmes que des rêves éveillés. C’est à la science seule qu’il appartiendra de nous éclairer. Elle a commencé ce décryptage, et il ne sert à rien de vouloir anticiper sur ses découvertes : l’expérience montre que la nature nous surprend toujours et que ce qu’on finit par trouver dépasse ou dément régulièrement ce qu’on avait prévu.

Nous voyons, en revanche, à quoi nous sert le rêve éveillé. Notre pensée libérée par le recueillement nous fournit une image infiniment malléable des choses, où nous pouvons suivre à loisir sur leur piste le bison, le lion ou le mammouth, construire l’obstacle où ils buteront, le piège où ils tomberont, observer leur colère, prévoir leur riposte, les abattre, les faire cuire et, pour finir, les manger. Nous pouvons surtout, en rêve, commencer par là. Devant le lion furieux, nous pouvons nous doter de l’agilité du singe, des ailes de l’oiseau, de la force de l’ours. Et comme rien n’arrête la pensée, nous nous libérons de toutes les servitudes du corps, nous satisfaisons tous nos désirs : il suffit de fermer les yeux et de se recueillir.

Croire à la réalité d’un monde invisible

La richesse jamais épuisée de sa vie intérieure a depuis toujours convaincu l’homme que le monde invisible est aussi réel, sinon plus, que l’autre. Platon exprima jadis cette conviction dans son fameux mythe de la caverne, qui nous invite à reconnaître dans les choses l’ombre mouvante des idées éternelles.

Jusqu’aux temps modernes, les hommes de toutes cultures ont fait du platonisme, comme M. Jourdain de la prose. Archimède lui-même, qui fut le premier grand génie de la science expérimentale, considérait les vérités géométriques comme plus réelles que la nature. On sait que, pour toute épitaphe, il ne voulut qu’une sculpture représentant une sphère inscrite dans un cylindre de même diamètre, signifiant par là que la plus profonde réalité de sa vie avait été la recherche mathématique. Ethnologues et historiens des religions témoignent qu’en tous temps et tous lieux les hommes ont été aussi platoniciens qu’Archimède [5] : ils ont cru à la réalité d’un monde invisible accessible à notre seule pensée. En tous temps et tous lieux, certains d’entre eux sont allés plus loin. Ils sont allés jusqu’au bout de cette logique. Ils ont cru pouvoir affirmer que ce monde invisible où se meut toute pensée est lui-même une pensée, personnelle comme la nôtre, c’est-à-dire se pensant comme un être pensant, sachant qu’elle sait, et que la destinée ultime de toute pensée mortelle est de découvrir et d’éprouver son identité avec elle, comme l’exprimait, il y a quatre mille ans, l’auteur inconnu cité par le Livre des Morts égyptien : « Aucune part en moi qui du divin soit séparée. » Ce sont les mystiques.

De Plotin à Vivekânanda

Le mystique est donc un homme au regard tourné vers l’intérieur et dont l’incarcération donne sur l’infini. Son corps est immobile, sa voix se tait, ses yeux sont clos. Apparemment, il est retranché du monde. Mais interrogez-le. Il vous dira, s’il lui plaît de répondre, que vous avez des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre, que le monde des apparences vous égare et vous aveugle et qu’il convient, pour atteindre aux seules réalités, de vous en libérer.

« Souvent, dit Plotin, je m’éveille de mon corps à moi-même. Je deviens extérieur aux choses, intérieur à moi. Je vois une beauté d’une miraculeuse majesté. Alors, j’en suis sûr, je participe à un monde supérieur. La vie que je vis alors, c’est la plus haute. Je m’identifie au Divin, je suis en lui. Et, parvenu à cet acte suprême, je m’y fixe [6]. »

Pour mieux faire comprendre son expérience, Plotin la décrit ensuite à l’envers : « Après le repos dans le Divin, quand je retombe dans la réflexion et le raisonnement, je me demande comment j’ai pu une fois encore descendre ainsi, comment mon âme a pu venir jamais à l’intérieur d’un corps, si déjà, alors qu’elle est dans un corps, elle est telle qu’elle m’est apparue [7]. »

A dix-sept siècles de distance, l’Indien Vivekânanda écrit de même : « L’esprit a un autre état d’existence au-delà de la raison, un état superconscient, et quand il atteint à cet état supérieur, alors vient la connaissance au-delà de la raison […]. Il n’y a plus conscience du  » je », et cependant l’esprit agit, libre de tout désir, de toute inquiétude, de tout objet, de tout corps. Alors la vérité brille de tout son éclat, et l’on se connaît soi-même (car le samâdhi [8] existe potentiellement en nous tous) pour ce que l’on est réellement : libre, immortel, tout-puissant, détaché du fini… »

Mystique et répulsion scientiste

Sans, pour l’instant, essayer de voir plus au fond ce qu’est l’expérience mystique, nous constatons donc qu’elle revendique la réalité d’un monde invisible, et que celui qui l’éprouve affirme se libérer par là même du monde des apparences. C’est cette allégation, sans cesse répétée par les mystiques de toute appartenance et de toute inspiration, qui fait d’eux des bannis, des étrangers au sein du monde spirituel contemporain.

Car s’il y a toujours des mystiques, il n’y a plus de personne pour les comprendre. Ou alors, qui les comprend ne comprend plus qu’eux et s’expose au même bannissement qui les frappe. Pourquoi ? La raison en est claire. Depuis la fin du XVIe siècle, un mode de connaissance nouveau, celui de la science expérimentale, envahit peu à peu tous les autres et, l’un après l’autre, les supplante. La science expérimentale ne connaît qu’un objet : les phénomènes, ou apparences. Son but unique, déjà défini jadis par Platon, c’est, mesures à l’appui, de rendre compte des apparences. Le savant observe les faits, les classe, les mesure, imagine des théories capables de relier les mesures entre elles et, s’appuyant sur ces théories, il s’efforce de prévoir des faits nouveaux encore inconnus et susceptibles d’être mis en évidence par de nouvelles observations et de nouvelles mesures. Si les faits prévus sont confirmés, la théorie s’enrichit et engendrera d’autres prédictions aussitôt livrées au contrôle. Quand une prédiction échoue, la théorie se trouve réfutée, et l’on doit en changer [9]. C’est là toute la démarche de la science. Il n’y en a pas d’autre.

Cette démarche est destructive. Rien n’y résiste. Depuis trois siècles, toutes les autres approches traditionnellement pratiquées depuis la nuit des temps n’ont cessé de reculer devant elle. On a voulu soutenir que les phénomènes vivants échappaient par quelque biais à sa rigueur. Bien que la question soit toujours débattue [10], la science continue de progresser comme si le débat n’existait pas, portant de proche en proche ses méthodes dans la biologie, la psychologie, l’histoire, la philosophie. Plus le temps passe et plus les « connaissances » que ne supporte aucun appareil scientifique perdent de leur lustre, de leur crédibilité : quelle activité humaine autre que la science peut exciper d’un progrès quelconque ? La littérature moderne est-elle allée plus loin que Dante et Shakespeare ? La musique plus loin que Mozart ? La philosophie plus loin que Platon ?

Le rationalisme comme réductionnisme

Le progrès scientifique est bien le seul progrès incontestable de notre histoire. On peut tout dire de la science, qu’elle est inutile, qu’elle est néfaste, qu’elle est immorale, qu’elle conduit l’homme à sa destruction, tout, sauf qu’elle ne progresse pas. Elle avance si vite qu’aussitôt un savant mort, si grand soit-il, nul ne le lit plus, à part les historiens : ses successeurs en savent plus que lui.

C’est parce que tout homme, même ignorant, est désormais conscient de cette montée toute-puissante que les valeurs non récupérables par la science s’effondrent l’une après l’autre avant même d’être atteintes par sa poussée. Et chacun sent bien que le monde invisible traditionnel, pain spirituel quotidien de nos pères, est par essence étranger à la science.

Dans ce qu’on lit tous les jours, dans ce que l’on voit à la télévision, dans les idées qui s’échangent et qui toutes, de plus en plus, se réfèrent à la science, il n’est jamais question d’esprit, d’au-delà, de réalités immatérielles, de survie, ni de rien de tel. Comment en serait-il autrement ? Rien de tout cela n’appartient au monde des phénomènes. Même les plus passionnés contestataires de la science sont imbus de son esprit et pénétrés de sa philosophie naturelle. La poésie, désormais, est rationaliste. Quand André Breton expose ses idées, il raisonne. Quand Sartre écrit deux mille pages sur Flaubert, il raisonne. L’activité intellectuelle favorite de notre temps est la démystification, « opération par laquelle une mystification collective est dévoilée, et ses victimes détrompées » (Robert).

Dans un tel contexte intellectuel, tout ce qui veut imposer à la raison est par là même mystification présumée et dont il faut trouver le « truc ». Les succès toujours renouvelés de la science ont convaincu l’inconscient collectif de notre siècle que ce « truc » existe toujours. Il suffit de le chercher pour le trouver, et si même on ne le trouve pas, patience, on le trouvera. Les systèmes rationnels élaborés en marge de la science, mais avec ses structures, lui apportent ici leur appoint, quand la science elle-même fait défaut ou quand elle est trop difficile pour démystifier l’ignorant : le discours d’un Foucault, d’un Lacan, celui d’un Lévi-Strauss ou d’un Roland Barthes joue ce rôle d’appoint en assouvissant par des rationalisations verbales, incontrôlables mais plausibles, le besoin de comprendre qu’éprouve tout homme élevé dans le climat scientifique.

La parabole des neuf clés

Vous êtes si jobards, mes petits agneaux, que quand vous trouvez une clé, il vous faut sa porte, et quand vous trouvez une porte, sa clé.

Et le monde est si peu contrariant que toute porte a sa clé, et toute clé, sa porte.

Le monde, mes petits agneaux, n’est qu’un labyrinthe de portes ouvertes qui font semblant d’être fermées.

Si vous voulez vous y perdre, ne vous gênez pas, surtout. Voici la recette : on ne lâche pas sa clé, et on ouvre, on ouvre.

La porte dont je parle, sachez-le, n’est visible qu’ouverte et, pour l’ouvrir, il faut, je ne dis pas trois, mais bien trois fois trois clés. Pas six ni huit, mais neuf.

Tant que vous n’aurez pas la neuvième, les huit autres n’ouvriront rien, et l’on vous tiendra pour fou. On dira : « Voyez le fou avec ses clés ! »

Puis vous trouverez la neuvième. Alors, ayant franchi la porte, épargnez-vous de revenir pour crier : « J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! »

Car, dans la porte invisible, nul ne vous verra plus, et votre cri sera muet.

Épargnez-vous de revenir.

(Tradition des « Invisibles », traduction inédite).

L’ineffable est hors la loi

La mystification ainsi démasquée derrière le mystère ôte à celui-ci toute réalité. Il s’efface peu à peu, se dissout, disparaît. Quoique la science elle-même ne cesse de faire croître sous nos yeux l’immensité de ce que nous ignorons, son ascension jamais interrompue convainc même le non-scientifique (et, en fait, surtout lui) qu’il vaut mieux passer dès à présent par profits et pertes l’idée que quelque chose pourrait ne pas appartenir au monde de la science, donc au monde des phénomènes. Il n’existe donc de réalité dont on puisse parler que dans les phénomènes : tout le reste est rêverie [11].

Des lustres passeront et des fronts pâliront dans l’étude et la réflexion avant que l’on ait une idée de ce que la science et la raison peuvent ou ne peuvent expliquer, de ce qui est vrai ou ne l’est pas, de ce qui est réel ou illusoire. Je me borne à observer, après bien d’autres, que le progrès scientifique sécrète parmi les hommes une sorte de consentement universel (ou, si l’on veut, une vision) d’où s’exclut imperceptiblement tout ce qui n’appartient pas au monde des phénomènes. Dire d’une idée, d’une démarche ou de n’importe quoi que « ce n’est pas scientifique » en constitue la suprême condamnation. Ce n’est pas scientifique, donc cela n’est pas, ou bien cela est faux.

Le discours du mystique : nul et non avenu

L’être le plus étranger dans ce monde, où tout s’épuise par le discours et la mesure, est évidemment celui qui, le regard tourné vers l’intérieur, a choisi la quête de l’ineffable. Comment parler de cet être-là aux autres, aux esprits démystifiés toujours munis d’une explication puisée dans le monde des mots ?

Si, comme Plotin, vous dites que, parfois, « vous éveillant de votre corps à vous-même, vous devenez extérieur aux choses et contemplez une beauté d’une merveilleuse majesté », on vous écoutera avec attention, on mesurera votre tension, votre pH salivaire, votre réflexe psychogalvanique, votre glycémie, on vous priera de raconter votre enfance et l’on aboutira à rendre compte de votre discours en ne faisant appel qu’à des faits observables et mesurables, sans aucune référence à ce que vous avez eu l’intention de dire.

Si vous insistez, d’autres observations et d’autres mesures rendront compte de votre insistance [12]. On pourra même, pour démontrer la validité de l’explication, reproduire expérimentalement, à l’aide de moyens physiques, chimiques et physiologiques, ces états dont vous parlez ou l’idée que l’on s’en fait.

J. Houston et R.E.L. Masters ont ainsi, disent-ils, induit expérimentalement, dans une université américaine, des expériences « de type religieux » grâce à un appareillage dénommé par ses auteurs « Environnement audiovisuel » (en anglais, Audio Visual Environment, au AVE, en souvenir de la Salutation angélique !), et l’on nous affirme que cela « marche » [13].

Si cela marche, que peut rétorquer Plotin ? Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, son discours expérimentalement invérifiable sera toujours par là même, comme on dit en anglais, irrelevant, nul et non avenu. Il en sera ainsi, même, d’ailleurs, si cela ne marche pas, car on sait d’avance qu’un autre dispositif finira forcément par marcher : les explications causales par recours aux seuls phénomènes n’expliquent-elles pas tout ? Il suffit donc d’attendre. Un jour ou l’autre, un chercheur plus ingénieux ou plus patient mettra la main sur le truc capable d’induire ce dont parle Plotin, que l’on peut dès lors sans attendre tenir pour provisionnellement démystifié.

Une voix qui crie dans le désert

Il semble donc que le mystique n’ait rien de recevable à dire au monde contemporain et qu’il y soit comme dans un désert. Comme le dit James R. Newman, « même si nous récusons l’idée que l’essence ultime des choses soit leur structure, nous pouvons admettre, avec Bertrand Russell, que toute autre essence serait inaccessible au langage et rebelle à la description et, de ce fait, étrangère à la science [14] ».

Le mystique ne peut donc parler qu’au mystique. Il ne peut que parler seul ou s’abandonner au diagnostic du psychiatre. L’esprit le plus sincèrement désireux de s’instruire, à moins que les hasards de sa propre pensée ne l’aient déjà introduit dans ce monde des essences que la science récuse, n’a aucune raison valable de lui prêter l’oreille, puisque le mystique lui donne à choisir entre une évidence scientifique qui ne cesse de faire ses preuves sous les yeux de l’univers et un merveilleux par nature incontrôlable.

Et pourtant, supposons que le mystique soit dans le vrai, qu’il ait vraiment accès à un monde spirituel surhumain, voire infini, que l’expérience dont il parle et qu’il prétend vivre soit bien celle qu’il dit : non seulement son aventure en acquerrait une valeur sans égale, mais le sens même de tout le reste en serait changé.

Car si le mystique dit vrai, cela signifie que ce monde des mots où se déroule notre vie n’est pas le dernier mot des choses, qu’il n’a finalement qu’une importance secondaire, et que tout ce après quoi nous courons, de notre naissance à notre mort, n’est qu’un leurre [15]. On ne peut donc rien imaginer de plus désastreux que l’incapacité du mystique à prouver la vérité de ce qu’il dit, si vérité il y a.

Qu’une chose tellement importante se dérobe à notre besoin de savoir excuse quelque peu ceux qui renoncent à la chercher : est-il vraisemblable que la signification ultime de notre passage dans ce monde soit précisément le seul secret que notre esprit ne puisse percer ? S’il est si bien caché, c’est qu’il n’existe pas, ou bien qu’il ne vaut pas la peine qu’on le trouve. Remarquons toutefois ce qu’il y a de passionnel dans ce raisonnement névrotique, comme on dit maintenant. On pourrait aussi bien l’appliquer à la guérison du cancer, qui, elle aussi, se dérobe à notre recherche et à laquelle nul pourtant ne songe à renoncer. Admettons donc, quoi qu’il nous en coûte et sans perdre notre sang-froid, qu’il nous importerait suprêmement de savoir si le mystique est ou non dans le vrai, et réfléchissons.

Et pourtant les prodiges et les miracles…

Qu’est-ce au juste qui nous empêche de savoir ? Nous l’avons vu, c’est l’intériorité de l’expérience mystique, son caractère ineffable.

Il faut bien pourtant qu’elle ne soit pas totalement ineffable, puisque nous en sommes avertis et que c’est d’elle que nous sommes en train de parler. Même son rejet par la pensée moderne en implique déjà une certaine connaissance. Ce rejet ne peut se fonder que sur quelque idée que l’on en a, fût-elle négative.

Et en effet, nous sommes avertis de l’existence du mysticisme par un aspect de celui-ci qui appartient à l’autre univers, celui que le monde moderne reconnaît seul, celui des phénomènes, des mots : cet aspect, c’est le miracle, le prodige, que l’on peut observer, s’il existe. Certes, l’attitude naturelle et spontanée de l’esprit scientifique est de nier le prodige : « Quelque recherche qu’on ait faite, jamais un miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté. » Pourtant, cette phrase même de Littré suppose que le miracle, s’il se produit, peut être observé et constaté. C’est déjà quelque chose. Je n’examine donc pour l’instant ni si le miracle existe, ni, dans l’affirmative, ce qu’il est, ni s’il peut constituer une preuve valable de l’expérience mystique. Je n’avance, avec Littré, qu’une constatation : c’est que le miracle est allégué et que, s’il existe, on doit pouvoir l’observer. Je constate de plus que c’est par le miracle, vrai ou faux, que le mysticisme se signale à l’attention, qu’il existe en tant que rumeur.

La vie spirituelle d’un personnage comme le Padre Pio n’aurait été connue que de lui seul et de quelques proches sans les stigmates que tous les pèlerins de Pietrelcina pouvaient voir chaque jour de leurs yeux, sans les faits de télépathie, de lecture de pensée, de bilocation que, à tort ou à raison, on lui attribuait. Le mysticisme n’est donc pas seulement un état ou une activité échappant à toute observation. Et même si, dans son essence, il y échappe, même si les prodiges et miracles dont on dit qu’il s’accompagne ne constituent pas sa réalité propre, c’est un fait que ces prodiges et ces miracles sont dits l’accompagner, et que, s’ils se produisent réellement, ils tombent sous l’observation.

Mais s’il advenait cependant…

Quoique nous ne soyons pas certains, a priori, que le prodige et le miracle, supposés démontrés, démontrent la réalité du monde invisible où le mystique dit qu’il vit, on peut donc penser qu’il est intéressant et conforme à la modeste démarche de la science de rechercher en quoi consistent ces miracles allégués, ce que valent les témoignages et les observations qui les rapportent, comment on peut les expliquer, et, s’ils n’existent pas, comment expliquer leur tenace rumeur. Leur examen minutieux a, de plus, quelques chances d’éclairer ces obscures frontières où le monde invisible, s’il existe, commence à se séparer de celui qu’étudie la science, et, pourquoi pas ? de la faire un peu progresser en ouvrant des discussions et en proposant des idées. Le risque d’une telle démarche est sans doute de ne pas atteindre son but, si vraiment rien dans le fait mystique ne se prête à l’observation objective et extérieure. Mais, même dans ce cas, la tentative serait instructive puisque — dans la mesure, évidemment, où elle aurait été convenablement conduite — elle permettrait de comprendre mieux en quoi au juste le mystique échappe à l’investigation, ou, inversement, en quoi la méthode scientifique peut être tenue pour insuffisante par ceux qui croient ce que croit le mystique.

Et s’il advenait que, sans jamais outrepasser cette méthode, on aboutisse à reconnaître, derrière les phénomènes observés, une réalité qui dépasse les phénomènes, alors la preuve serait faite que, même du point de vue scientifique, rien n’est plus important que leur étude, puisque, comme je l’ai dit plus haut, le sens de toutes choses s’en trouverait changé.

De toute façon, donc, l’approche strictement objective et extérieure du mysticisme mérite qu’on lui accorde quelque effort.

La science sur le seuil du prodige mystique

Certains hommes ont toujours existé et existent encore qui professent une réalité invisible plus réelle que le monde où, pour un seul instant, nous insère notre corps. Cette réalité invisible (véridique ou illusoire) est par définition ineffable, puisque toute communication s’opère par le truchement du signe, et que le signe n’est jamais, par nature, qu’allusion au monde sensible.

Véridique ? Illusoire ? That is the question. Apparemment, aucune réponse ne se laisse espérer d’un examen objectif : la science est condamnée par sa démarche à n’être que la science des apparences. Et hors de la science, qu’y a-t-il ? Où, hors d’elle, chercher une lumière quelconque qui puisse faire sa preuve et convaincre les hommes de ce temps, habitués par vingt-cinq siècles de disputes à douter de tout ?

J’entends bien que tout esprit respectable croit à autre chose qu’à la science. Au devoir, à l’honneur, à l’amour, à l’avenir de l’humanité, à la nécessité de défendre le faible, que sais-je ! Je pense aussi, en écrivant ces lignes, à tel philosophe que je respecte et que chagrine mon refus de chercher la vérité par la voie qui est la sienne. Je ne dis pas que la réflexion philosophique ne puisse conduire plus loin que la science. Mais que vaut une vérité que l’on ne peut faire partager ? Une vérité que l’on ne peut transmettre que par le discours, et qui, donc, trouvera toujours un discours pour la réfuter ? Je ne veux pas d’un salut pour moi seul. La vertu de la science est de tarir le discours. Est, est, non, non. L’expérience est là. Refaites-la, et jugez.

Le prodige mystique, s’il existe, manifeste une connaissance de l’ordre des choses d’une nature autre que celle de la science. Il témoigne que quelque chose en l’homme ou hors de lui (mais dans ce cas se manifestant par lui) sait comment manipuler cet ordre pour en tirer des effets dépassant toute science. Parfois ces effets sont incohérents, comme si une main tâtonnante actionnait au hasard des commandes cachées au fond de l’être humain.

Si tous ces effets étaient cohérents, on pourrait croire à la découverte empirique et fortuite de ces commandes par les hasards de l’ascèse. Mais le plus souvent ils ne le sont pas. Le plus souvent, ils manifestent un symbolisme qui est celui, sublime et naïf, de l’âme même : le feu pour l’amour, le vol pour l’élan pieux, le parfum pour la vertu, etc.

Tous incohérents, ils prouveraient la découverte empirique inconsciente. Tous symboliques, ils pourraient être attribués à des causes intelligentes extérieures à l’homme, quoique requérant la participation de celui-ci. Mêlés, que prouvent-ils, au minimum ?

Que l’homme, avec ses faiblesses et ses ignorances, en est l’instrument et l’auteur ; mais qu’il ne saurait en être l’auteur sans puiser à une source inconnue normalement inaccessible à sa pensée.

Cette source, les mystiques lui donnent des noms divers. Les chrétiens, les anciens, les musulmans, l’appellent Dieu, les indiens âtman, Brahman. Mais un nom est accepté par tous. Ce nom est Amour. Tous aussi s’accordent à dire cette source transcendante, quitte à supposer que sa transcendance est en nous.

La source inconnue existe-t-elle ? Et qu’est-ce que l’amour ? On en dispute depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, et l’on est fatigué d’en disputer. Mais la science qui envahit tout et que rien ne peut arrêter — pas même ses erreurs, ni le refus des savants, ni leur aveuglement, ni la risible révolte des imbéciles, ni les divagations de l’histoire —, la science est maintenant, en cette fin de siècle, sur le seuil du prodige mystique. Elle n’en étudie encore que l’ascèse. Sa démarche la portera irrésistiblement au-delà d’elle-même, vers le mystère qui déjà l’interroge.

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1 Allen (Th. G.) : The Aegyptian Book of the Dead (Chicago, 1960) ; Sainte Fare Garnot (J.) : La vie religieuse dans l’ancienne Egypte (Paris, 1948).

2 Diels : Fragmente der Vorsocratiker, Empédocle, fragment 112 (Berlin, 3e édition, 1912).

3 « L’animal sait, l’homme sait qu’il sait » (Teilhard de Chardin).

4 Sur la paléontologie du rêve, voir les recherches de l’école de Lyon : Ruckebusch (Y.), dans Psychiatrie animale (Paris, Desclée de Brouwer, 1964).

5 Cf. Eliade (Mircéa) : Le chamanisme et les techniques primitives de l’extase (Paris, Payot, 2e édit., 1968).

6 Plotin : Ennéades, IV, 8, I.

7 IDEM, ibidem.

8 samâdhi est le nom par lequel la philosophie indienne désigne la plus haute expérience mystique.

9 Vivekânanda : Raja Yoga (Londres, 1896) ; Popper (sir Karl R.) : Logic of Scientific Discovery (Londres, 3e éd., 1961).

10 Comme en témoignent les polémiques suscitées par le livre de Jacques Monod : le Hasard et la Nécessité (Paris, 1970).

11 On ne peut ici que saluer sommairement au passage l’immense littérature développée depuis un siècle dans ce sens, dans tous les domaines, de Haeckel à Carnap et Wittgenstein.

12 Wapnick (K.) : « Mysticism and Schizophrenia », in Journal of transpersonal Psychology, vol. I, no 2 (automne 1969) ; Prince (R.) et Savage (C.) : « Mystical States and the Concept of Regression » , in Psychedelic Review, 1966, no 8.

13 Houston (J.) et Masters (R.E.L.) :« The experimental Induction of religious-type Experiences », in The Highest State of Consciousness, par J. White (New York, 1972, p. 303) .

14 « Is irrelevant to science », Newman (J.R.) : The World of Mathematics (Londres, 1961, vol. III, p. 1534).

15 « — J’ai une bonne nouvelle à vous communiquer : on a reçu au Bureau des Longitudes une lettre d’Allemagne annonçant que M. Bessel a vérifié par l’observation vos calculs sur les satellites de Jupiter. » « — L’homme ne poursuit que des chimères. » (Dernier mot de Laplace à Poisson venu le visiter alors qu’il était à l’agonie.)