Danielle Riche Monteillard
Pour qu'à l'école la joie demeure

Sans la connaissance de l’essence de l’être humain, l’adulte ne peut pré­tendre guider l’enfant. Ne peut être maître que celui qui est né à lui-même, qui a rencontré la loi du monde au-dedans, qui s’est exercé à sa propre unification. Rudolf Steiner disait en 1919 que le maître « doit être en mesure, lorsqu’il regarde un enfant, d’y voir le signe que cet enfant est descendu des mondes suprasensibles par la conception et la naissance, et que ce qui est descendu ainsi s’est revêtu du corps, s’appropriant ainsi quelque chose qui va l’aider à acquérir ici-bas dans le monde physique ce qu’il ne peut pas acquérir dans la vie entre la mort et une nouvelle naissance. Chaque enfant devrait apparaître à l’enseignant ou à l’éduca­teur comme une question que le suprasensible pose au visible »…

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Aujourd’hui l’école est un lieu où se concentrent des violences et des peurs. À la longue plainte des parents non encore résignés s’ajoute aujourd’hui la dénonciation du système scolaire français devenu « de plus en plus pathogène » par l’Académie de Médecine réunie le 10 juin 1986. Une nouvelle évocation des incapacités et errances manifestes dans nos écoles ne serait en rien constructive. Tout a été dit par des gens motivés par la pédagogie humaniste et entendu par quelques-uns. Reste à mettre en œuvre des solutions, à les exprimer dans le quotidien concret de la vie éducative. Pour ce faire, il faut au préalable, et toujours, entretenir en nous une image claire et lumineuse des deux personnes en présence dans la relation éducative, l’enfant et l’éducateur.

Rappelons la loi première : la graine évolue vers la fleur, la chenille vers le papillon, l’enfant vers l’homme, l’individu vers l’être. Cette évolu­tion faite de naissances, maturations et morts à des états partiels et tran­sitoires n’est possible qu’à la condition d’une attitude d’absolu respect de la part de tous et demande constamment un milieu favorable.

L’évolution de l’être se fait dans le corps et d’abord par le corps car elle y a sa mystérieuse racine. En 1900, dans De l’importance des influences ambiantes, Alexandra David Neel posait sans détour l’axiome de base hérité de la sagesse antique : « L’homme, malgré lui, est mis en action par les qualités de sa matière » [1]. Le corps est le lieu préalable, familier, constant, de transformation, de métamorphose vers la conscience éveil­lée. Bien plus qu’un objet que l’on « rend » à l’école chaque jour, c’est LE LIEU D’ÉCOLE PREMIER de la maternelle au dernier souffle. Ce corps est donc à respecter dans son état, dans sa construction, dans sa croissance, dans ses rythmes, dans ses aptitudes spécifiques à réaliser un être unique. Toute découverte dans laquelle s’engage le libre consentement de l’enfant passe par sa découverte de lui-même. Dans une perspective d’évolution, l’acquisition des savoirs est seconde par rapport à la découverte de soi. Ce « connais-toi toi-même » primordial implique la détente corporelle qui, seule, favorise une activité sereine et joyeuse de l’esprit.

Réveiller le corps de l’écolier matinal, l’apaiser, l’inviter à lâcher les ten­sions venues de son monde immédiat, le détendre après l’effort, tout cela est possible dans une classe, sans déménager les meubles, sans bousculer les horaires quotidiens ni les programmes ministériels. Un enfant sorti du lit à six heures le matin, alimenté à la hâte, poussé dehors, somnolent dans l’autobus, arrive absent à l’école où, à huit heures, le maître lui dit tout à coup « fait attention, écoute ». L’enfant « déserte » cette situation plus ou moins spontanément, tant mieux pour l’être, tant pis pour les programmes.

Des enseignants, trop peu nombreux encore, ont inscrit le yoga, la relaxation, le temps de silence, le jeu de relation, dans leur pratique pédagogique [2]. Délier le corps, c’est le ramener à son état vocationnel, le recentrer sur sa tâche unique et vitale : apprendre à apprendre.

L’enfant apprend ce qu’il a personnellement besoin d’apprendre : il est fréquent de l’observer s’intéresser soudain à la division ou à l’histoire du cheval parce que ces sujets trouvent dans le moment une résonance intense en lui et viennent nourrir une métamorphose. Outre ces « coups de cœur » de l’écolier, il convient d’observer avec attention et respect les modes d’apprentissage naturels à chaque enfant. Antoine de la Garanderie les a répertoriés et a édifié des pratiques pédagogiques dont les éducateurs doivent s’inspirer [3].

Il est inutile, voire dangereux de tenir un discours de papillon à des che­nilles. L’ordre d’apprentissage est inhérent à tout être et doit être res­pecté de la maternelle à la terminale. Toute déviation dans la réalisation de l’être génère désordres et souffrances pour l’enfant et tout ce qui l’entoure. Détourner un enfant de son élan spécifique, c’est l’entraîner vers une pathologie psychique, physique et relationnelle grave. La con­naissance de soi et le désir de paix sont aujourd’hui trop souvent relégués dans les coulisses de la réussite immédiate, laissant place à une illusoire réalisation matérielle et sociale, au confort immédiat, au bruit, à l’exci­tation, aux pleurs, à la sourde fureur.

Gardons sans cesse à l’esprit cette image de l’enfant porteur d’un être mystérieux et vibrant dans ses profondeurs. Soyons-en les observateurs, gardiens et guides afin qu’il devienne effectivement et librement l’ouvrier efficace de l’harmonie universelle.

Certains diront que c’est une image de rêve. Pourquoi ne pas cheminer un peu vers ce rêve d’être, d’être plus grand, de mieux être ? Pour effacer un jour la désolante aigreur de ceux qui travaillent à contrecœur, sont résignés, porteurs de nostalgies plus ou moins bien enfouies, papillons de papier en rupture avec leur propre essence, incapables de dynamiser le moindre rêve chez l’enfant, renonçant inconsciemment à leur tâche de guide.

Pour qu’un germe sorte de terre, il lui faut la lumière,

Pour que la fleur s’épanouisse, il lui faut le soleil,

Pour que le papillon naisse, il lui faut la chaleur,

Pour que l’enfant devienne homme, il lui faut la parole,

Pour que l’individu chemine vers l’être, il lui faut le Verbe.

Le maître est le témoin qui, d’une bonne distance, a précédé l’enfant dans l’expérience d’évolution.

Ce n’est pas le dormeur qui peut réveiller son voisin, mais bien l’éveillé qui peut inviter son compagnon à poursuivre la marche.

Croire que de doctes paroles suffisent à exprimer l’essence d’un fait, c’est manquer d’intelligence et de respect à l’égard de la loi première. Pour utiles qu’elles sont, les méthodes pédagogiques demeurent secondes. Le maître EST ce qu’il enseigne, il a fait le chemin auquel il appelle, à tel point qu’on peut observer un acte pédagogique dès l’instant de sa ren­contre avec l’enfant.

L’essentiel passe dans le regard, l’intérêt, la voix. Cet héri­tage subtil conforte instantanément chez l’enfant son désir du monde. Le déroulement événementiel qui suit n’est qu’observation, expérimentation, commentaire, contradiction, confirmation, encouragement.

Sans la connaissance de l’essence de l’être humain, l’adulte ne peut pré­tendre guider l’enfant. Ne peut être maître que celui qui est né à lui-même, qui a rencontré la loi du monde au-dedans, qui s’est exercé à sa propre unification. Rudolf Steiner disait en 1919 que le maître « doit être en mesure, lorsqu’il regarde un enfant, d’y voir le signe que cet enfant est descendu des mondes suprasensibles par la conception et la naissance, et que ce qui est descendu ainsi s’est revêtu du corps, s’appropriant ainsi quelque chose qui va l’aider à acquérir ici-bas dans le monde physique ce qu’il ne peut pas acquérir dans la vie entre la mort et une nouvelle naissance. Chaque enfant devrait apparaître à l’enseignant ou à l’éduca­teur comme une question que le suprasensible pose au visible » [4].

Le maître est traditionnellement un enseignant, mais n’ou­blions jamais que la maîtrise première revient aux parents.

Ils sont de plus en plus nombreux à s’arrêter dans la course aveugle et organisent le temps et les moyens de construire un peu de calme, d’entre­prendre un cheminement de conscience, de retrouver la globalité en récon­ciliant des fragments de leur être. Beaucoup en Occident en resteront, éperdus, à la contemplation de leur image-mosaïque, éternellement rêveurs de leur être-lumière. Ces parents retournant aux écoles de conscience, sou­vent avant que leurs enfants n’aient vingt ans, se préparent sans doute à clamer avec force l’impératif besoin d’édifier une école évolutive dans un geste communautaire.

Danielle Riche Monteillard

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1 Alexandra David Neel : De l’importance des influences ambiantes, in Question De, N° 60, éd. Albin Michel.

2 Jacques de Coulon : Éveil et harmonie de l’enfant. Le Yoga à l’école, éd. Signal. Micheline Flak et Jacques de Coulon : Des enfants qui réussissent, éd. Épi.

3 Antoine de la Garanderie : Les profils pédagogiques, Pédagogie des moyens d’apprendre, Le dialogue pédagogique avec l’élève, éd. Le Centurion.

4 Rudolf Steiner : Éducation un problème social, Éducation des éducateurs, cinq conférences, 1924, éd. Anthroposophiques Romandes, Genève.