Pourquoi la science est née dans l'Occident chrétien ? Entretien avec Pierre Chaunu

En définitive, tout ce qui est fondamen­tal se passe une fois dans l’histoire de l’humanité. Le XVIIe siècle, dans sa nova­tion, est à l’instar de ce qui s’est produit il y a quelque dix mille ans. Là aussi avait émergé quelque chose de fondamental. Cette fois là, la chose s’était produite dans un coin qui est à cheval entre la Syrie, le Liban et éventuellement un petit morceau du plateau d’Anatolie. C’est là que l’on a fait pousser le premier grain de blé. Encore une fois, c’est dans cette chré­tienté occidentale, selon un axe qui passe du Nord de l’Italie au Sud de l’Angleterre, un petit peu à droite et un petit peu à gauche, que s’est produite cette rupture définitive. Or, cette émergence radicale est en relation profonde avec deux traits substantiels de la pensée chrétienne. La pre­mière c’est l’idée de Création. Je dois cons­tater que lorsque la science est née, elle est née dans un monde où existait cette idée étrange. La Création, c’est elle qui permet la constitution d’une connaissance qui ne soit pas globale ni ontologique, bref une connaissance qui n’ait pas la prétention d’expliquer la racine de l’Être.

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

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Comment voyez-vous les relations qu’ont entretenues les sciences et la religion, dans l’Occident chrétien ?

Pierre Chaunu : Ce qui est fondamental, de mon point de vue, c’est l’émergence, dans un lieu très délimité, à une époque très limitée et très précise, de quelque chose de radicalement neuf. Cette naissance de ce qui a été appelé la philosophie mécaniste est celle de la science positive, mathémati­cienne. Science sur laquelle nous avons construit, depuis la première moitié du XVIIe siècle, tout notre système de pensée et toute notre emprise sur le monde. Cette émergence s’est produite dans l’Occident chrétien. Ce n’est pas fait du hasard et finalement, de ce point de vue, la phrase la plus importante qui ait été prononcée en deux mille ans, c’est celle de Galilée, que l’on prête parfois à Descartes, et qui dit : « La nature s’écrit en langage géométri­que. » Il faut bien voir l’extrême pouvoir novateur de la parole de Galilée. Car au moment où, dans le « Saggiatore », le sa­vant italien avance cette proposition, il n’a en tout et pour tout, pour construire son affirmation, que deux lois. Les fameuses lois de Kepler.

Donc, à partir de là, l’Univers devient géométrisable, mathématisable. L’homme gagne une puissance prédictive insoupçon­née.

Ceci, tout ceci, ne s’est passé qu’une fois dans l’histoire de l’humanité. Cette émer­gence a eu lieu entre la France, l’Allema­gne, la Hollande, l’Angleterre et, bien sûr, l’Italie du Nord. C’est là, et pas ailleurs, que ces choses se sont produites.

Il y a, par ailleurs, un autre phénomène dont il ne faut en aucun cas minimiser la portée philosophique. C’est l’apparition dans les années 1610-1630 de ce que j’ap­pelle les « multiplicateurs sensoriels ». Le premier microscope, la première lunette dite, improprement d’ailleurs, la lunette de Galilée.

L’importance de ces « multiplicateurs sensoriels » est considérable. Il ne faut pas oublier que les hommes, jusqu’à leur appa­rition, ont utilisé le même stock d’informa­tions, car la rétine de Tycho-Brahé n’est pas plus subtile que la rétine du patriarche Abraham, ou que celle des astronomes grecs, d’Aristarque de Samos par exemple. C’est exactement la même rétine.

Mais lorsqu’on regarde dans une lu­nette, à l’évidence, on voit alors des choses inédites. Encore une fois cette grande déstabilisation apportée dans les manières antérieures de penser, cette déstabilisation a été provoquée, pour une part, par ces « multiplicateurs sensoriels ».

En définitive, tout ce qui est fondamen­tal se passe une fois dans l’histoire de l’humanité. Le XVIIe siècle, dans sa nova­tion, est à l’instar de ce qui s’est produit il y a quelque dix mille ans. Là aussi avait émergé quelque chose de fondamental. Cette fois là, la chose s’était produite dans un coin qui est à cheval entre la Syrie, le Liban et éventuellement un petit morceau du plateau d’Anatolie. C’est là que l’on a fait pousser le premier grain de blé.

Encore une fois, c’est dans cette chré­tienté occidentale, selon un axe qui passe du Nord de l’Italie au Sud de l’Angleterre, un petit peu à droite et un petit peu à gauche, que s’est produite cette rupture définitive. Or, cette émergence radicale est en relation profonde avec deux traits substantiels de la pensée chrétienne. La pre­mière c’est l’idée de Création. Je dois cons­tater que lorsque la science est née, elle est née dans un monde où existait cette idée étrange. La Création, c’est elle qui permet la constitution d’une connaissance qui ne soit pas globale ni ontologique, bref une connaissance qui n’ait pas la prétention d’expliquer la racine de l’Être.

Car si le monde a l’Être en soi, comme il l’a effectivement dans tous les autres systè­mes de pensée, donc si le monde est un morceau de l’Être, c’est-à-dire de Dieu ou de quelque autre nom qu’on l’appelle, si donc le monde est partie de l’Être absolu, il est, alors, sans commencement ni fin. Dans le cadre de la Création tout change. La loi de la chute des corps reste bien un phénomène capital, mais il n’affecte en rien l’Éternel. La césure de la Création empê­che cela. C’est ici qu’apparaît la possibilité d’un secteur où l’on peut étudier le monde, d’un secteur laïque, ouvert à la recherche rationnelle, d’un secteur où, selon le joli mot de Joliot-Curie, la compréhension pro­gresse de rature en rature. Cette dernière ne commettant jamais de péché contre le Saint-Esprit. Tout ceci est lié, profondé­ment, à l’idée de Création.

Lorsque la philosophie mécaniste appa­raît, elle postule la simplicité mathémati­que du monde ; en même temps, il ne faut pas oublier que si ce monde a été créé, d’une certaine manière il échappe à Dieu, ce n’est pas un monde tranquille. L’idée de Création implique donc, aussi, un état fondamental, « d’intranquillité », si je puis dire. Et c’est bien la tradition judaïque qui impose cette idée que la source de l’Être, la source du monde est en dehors de lui. Que celui-ci ne soit pas un absolu dans le temps, que le temps ne soit pas un absolu infini, qu’il ait un commencement, voilà une idée « énorme ». Il faut noter encore que, dans le concept de Création, il y a le risque de la libération de l’être second (la créature, le monde) par rapport à l’Être premier (Dieu, le Créateur). Mais ce monde est rattrapé par la légalité mathématique, qui, à l’ori­gine, est conçue comme un triomphe de la providence divine.

Regardez ensuite comment ce monde qui, à l’origine, doit sa dimension d’ordre mathématique à la puissance de Dieu, va, à la fin du XVIIIe siècle, récupérer son auto­nomie et annexer ainsi, à nouveau, l’Être en soi. La machine Univers va apparaître comme tellement bien faite que pourra alors surgir la phrase qui clôt cette période. Elle dit : « Le maître souverain de l’Uni­vers, n’est, en définitive, qu’un roi fainéant. Il s’est contenté de donner l’impulsion ini­tiale, l’impétus du début et depuis il se repose. » Avec, en conclusion, le sommet de l’auto-souveraineté du monde qui est pro­clamé dans la boutade de Laplace. « Dieu ! je n’ai pas besoin de cette hypothèse. » Au XIXe siècle, c’est donc la matière qui a tous les caractères ontologiques de Dieu, sauf, bien évidemment, la personne, suivant la belle expression d’Alexander Koyré.

Si l’on admet que le monothéisme comme grand cadre de pensée a autorisé l’émergence de la science au XVIIe siècle, les églises constituées, elles, en revanche, n’ont pas franchement coopéré. Luther est un anti-copernicien déclaré, Calvin aussi. L’église romaine condamne Galilée…

P.C. : Tout d’abord une première remar­que. Elle est d’importance. Le grand bouleversement dans l’histoire, ce n’est absolument pas Copernic : c’est Galilée, avec sa loi d’inertie et la nature écrite en langage mathématique. Le système de Copernic n’est pas révolutionnaire. Bien sûr, il est géométrique mais il maintient la distinction entre le monde sublunaire, soumis au désordre et à la corruption, et le monde stellaire, céleste qui, lui, est immuable dans sa perfection. Pour Copernic, par exemple, les corps brillants n’ont pas de masse. Le Ciel et la Terre, pour lui, ne sont pas de même nature. Dans son travail, tout un aspect du paradigme de l’Antiquité n’est pas modifié. À mes yeux, Copernic est encore conservateur.

À l’inverse, le principe d’inertie, sur le plan mental, est une vraie révolution. Il contredit absolument toutes les observa­tions que l’on puisse faire. Concevoir qu’un corps, dans le vide, va perpétuer infiniment le mouvement que lui a donné la force initiale, voilà quelque chose de déroutant.

Donc les grands novateurs, ce sont avant tout Kepler et Galilée. Kepler est le premier à donner la formule mathématique d’un mouvement réel. Galilée, ensuite, pro­voque la rupture fondamentale avec tout le système grec, plus exactement le système d’Aristote qui, bien sûr, a été lui aussi, dans son temps, un système merveilleux.

Pour revenir à Luther, il a eu, comme un certain nombre de gens à l’époque, connaissance des histoires de Copernic. Le seul endroit où il en parle, c’est dans les « Propos de Table ». Il dit du chanoine polonais : « Der Narr ». Le cinglé. Il est facile de comprendre pourquoi. À ce mo­ment là de l’histoire, tout le monde est convaincu que le Soleil tourne autour de la Terre. Il suffit de regarder, c’est le bon sens même pour les gens du XVIe siècle. Et si, à l’origine, Luther traite Copernic de « cinglé », ce n’est absolument pas pour des raisons théologiques. On ne doit pas oublier qu’il faut beaucoup de réflexion, qu’il est nécessaire de beaucoup s’éloigner du sens commun pour admettre l’héliocentrisme. La rotondité de la Terre, elle, est chose facile à accepter, mais faire tourner celle-ci autour du Soleil, ça c’est un bouleverse­ment. D’autre part, il y a toute une lecture de la Bible à laquelle Luther est habitué. C’est encore un problème d’accoutumance à certaines conceptions.

L’affaire Galilée, c’est tout autre chose. Le savant florentin, lui, a voulu porter le problème au niveau théologique. Il a voulu que l’Église s’engage sur la théorie copernicienne. Il a fait une sorte de forcing, il a cherché à obtenir une déclaration explicite, une acceptation officielle du système de Copernic. Le Saint Office, qui était astu­cieux, ce que l’on oublie trop souvent, lui a demandé de fournir la preuve de ce qu’il avançait, la preuve définitive et claire de ses affirmations. Il n’a jamais pu la fournir.

Là, d’une certaine manière, Galilée a été pris à son propre jeu. Et moi qui suis protestant, je dirais que la position de l’église, du Saint Office, a été plus intelli­gente que celle des réformateurs, qui n’a pas dépassé le scepticisme du simple bon sens.

Cette réticence manifeste de la part des autorités religieuses repose sur une raison qui, en définitive, est assez simple. Toute la nouvelle philosophie remettait en cause un effort intellectuel qui s’était poursuivi pen­dant de nombreux siècles.

Dès l’Antiquité, la patristique est le pre­mier effort, le premier travail qui est fait pour construire et présenter d’une manière acceptable pour les Grecs les idées nouvel­les. Pour les Grecs, donc pour des gens qui ont avec eux une grosse partie de l’héritage intellectuel du bassin méditerranéen. Bref, des gens très évolués, ceux de la cité grecque et de la civilisation romaine, à qui il a fallu faire avaler ces étranges écritures sémitiques. Bien sûr, ces gens, tout d’abord, n’ont pas cédé. Surtout sur le point de la doctrine dont nous avons déjà parlé, celui qui concerne la Création.

Toute l’intelligentsia, si vous me permet­tez l’expression, a été prête à s’y rallier. Mais il n’était pas question de lui infliger l’idée de Création. Pour ceux-ci, à l’origine, il y avait le chaos, et il était impensable qu’un dieu ait créé la matière. Cela n’était pas concevable, absurde même. Une idée de sémite incompréhensible aux yeux de Grecs.

Aussi il y eut, pour expliquer les choses dans ce cadre créationniste, une patristique d’abord, une scolastique ensuite. Dans cette dernière, les conceptions théoriques sont devenues plus logiques. Elles se sont considérablement sophistiquées pour abou­tir aux doctrines du XIIe et XIIIe siècle.

Si nous revenons maintenant aux XVIe et XVIIe siècles, il faut bien comprendre que les intellectuels ont une culture bien structurée. Ils ont eu un mal de chien à assimiler, à perfectionner, à synthétiser harmonieusement des idées qui, à l’origine, juraient ensemble.

D’un seul coup, Galilée arrive : il leur demande de recommencer tout cela. De remplacer le paradigme éprouvé par autre chose. Cela tout bêtement les « ennuie ». Ils refusent de tout reprendre à zéro. Ils vont légitimement vouloir défendre cet énorme travail intellectuel qui compose leur patri­moine. C’est un peu analogue à la situation d’un chercheur qui présente sa thèse, qu’il vient de finir, à son patron. Imaginez qu’il s’entende expliquer que sa conclusion ne va pas et qu’il faut tout réécrire. On conçoit sa réaction. Bref, les intellectuels du XVIIe ont d’abord eu une sorte de réaction corpo­ratiste. Ils ont refusé de refaire la scolastique sur des bases nouvelles. Il leur fallait remettre en cause toute une stratification des textes sacrés. La résistance de l’Église, c’est, si je m’autorise cet anachronisme, la résistance des technostructures de l’époque. Une résistance de chanoine ou d’uni­versitaire, ce qui revient au même.

Néanmoins, ce qui est prodigieux, ce n’est pas le fait que l’histoire ait connu cette résistance. Car le propre d’une cul­ture c’est de résister, le propre d’un para­digme c’est de se défendre, ce n’est pas de se laisser substituer. L’étonnant n’est pas qu’on ait fait des ennuis à Galilée, non. En dépit de tout, il y a eu Descartes et la suite, toutes les nouvelles conceptions se sont développées avec une vitesse grand V. Au bout de cinquante ans, l’expansion formi­dable des sciences s’est faite tout à fait librement.

Ainsi, on s’est rendu compte en 1846, lorsqu’on a refait l’Index, qu’un certain Copernic et qu’un certain Galilée se trou­vaient sur la liste. On les a fait sauter car, au milieu du XIXe siècle, il était un peu bizarre de les avoir oubliés là depuis plus de trois cents ans. En somme, la percée scientifique s’est faite et je m’étonne même que ces résistances aient été écartées avec au­tant de facilité.

En définitive, ce qui me frappe, c’est que le monde judéo-chrétien est un monde ex­trêmement plastique. Ce qui caractérise cette tradition, c’est son extraordinaire plasticité, je ne trouve pas de mot plus précis. Ses dogmes ne se diluent pas, mais les affirmations de la révélation chrétienne sont d’une telle simplicité, d’une telle évi­dence que, finalement, ils sont capables, au cours des différentes époques, d’informer, de mettre en forme des systèmes culturels très différents. Ce qui me paraît être l’es­sence du judéo-christianisme, c’est à la fois l’autonomie de l’Univers, la vérité de la liberté et le fait, qu’en dépit de tout, il y ait un espoir, nous disons l’espérance, une rédemption. Mais ce qui frappe peut-être encore plus dans cette tradition, c’est son total réalisme. Elle accepte toutes les facet­tes contradictoires de la réalité et peut admettre les changements de paradigme. Et ce n’est pas un hasard si tout ce dont nous venons de parler s’est passé là, en Occident chrétien, et pas ailleurs.

Pierre Chaunu (1923 – 2009), est un historien français, spécialiste de l’Amérique espagnole et de l’histoire sociale et religieuse de la France de l’Ancien Régime (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles). Grande figure française de l’histoire quantitative et sérielle, cet agrégé d’histoire et docteur ès lettres a été professeur émérite à Paris IV-Sorbonne, membre de l’Institut et commandeur de la Légion d’honneur. Protestant, il a défendu des positions conservatrices, notamment dans une chronique qu’il a longtemps tenue pour Le Figaro et à l’antenne de Radio Courtoisie…