Raymond Ruyer
Des prêcheurs d'anomalies

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979 ) Phil-entropie et Mis-entropie Si vous avez, dans votre jardin, un tas de sable à l’usage de vos enfants ou petits-enfants, vous avez tout ce qu’il faut pour comprendre, sinon tout ce que les physiciens entendent par l’entropie, du moins ce que les sociologues amateurs, et même professionnels, entendent […]

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979 )

Phil-entropie et Mis-entropie

Si vous avez, dans votre jardin, un tas de sable à l’usage de vos enfants ou petits-enfants, vous avez tout ce qu’il faut pour comprendre, sinon tout ce que les physiciens entendent par l’entropie, du moins ce que les sociologues amateurs, et même professionnels, entendent en parlant, par métaphore, d’entropie dans la société humaine.

Vos enfants trouvent le tas de sable bien remonté par vos soins. Ils y font des routes, des tunnels, des châteaux forts, des toboggans, éventuellement des pics bien pointus. Mais à la fin, le tas de sable est toujours aplati et le sable est mêlé de cailloux. Pour le remettre en état, vous devez prendre une pelle, enlever les cailloux et déterrer les petites autos miniatures. Vous devez travailler contre l’abaissement du niveau et contre le mélange informe, contre l’entropie, qui se trouve toujours accrue, comme d’elle-même, à la fin du jeu.

Les enfants aiment-ils donc l’entropie, le mélange informe, l’abaissement de niveau? Et vous, avez-vous un goût, au contraire, pour le travail à la pelle, le rangement des jouets, la remise en ordre? Pas exactement. Les enfants aiment modeler, édifier, inventer des constructions. Ils sont pleins d’ardeur et pleins d’idées. Vous, au contraire, vous êtes aisément fatigué et peu intéressé par le détail des châteaux de sable effondrés. Vous remontez le tas de sable en maugréant contre vos rhumatismes. Seulement, vous aimez l’ordre.

Les femmes surtout aiment l’ordre — les « femmes au foyer » comme on disait jadis. Le plus clair de leur travail, toujours recommencé, consiste à ranger ce que les enfants et le mari ont dérangé, ou ce qu’elles ont dû déranger elles-mêmes pour faire les repas, les lessives, les armoires de linge. Si elles ne prennent pas plaisir dans ce rôle de rangeuses, de réparatrices, de faiseuses d’ordre, de fées contre le désordre, elles ne peuvent être heureuses dans leur ménage, elles prennent en horreur leur travail de Sisyphe et elles se hâtent de trouver au-dehors un travail de type masculin — travail qui ressemble toujours beaucoup aux jeux des enfants sur un tas de sable : constructif, créatif en principe, mais se traduisant en fait, à la fin, par un abaissement du tas de sable social.

A force de fabriquer des institutions toujours plus com­pliquées, des machines toujours plus perfectionnées, des sys­tèmes toujours plus automatisés, des idéologies toujours plus ambitieuses, voici ce qui arrive à la fin : des éboulements se produisent dans tous les coins, le sable se met à couler de lui-même, et, par énervement, la tentation s’accroît de conti­nuer le jeu en l’inversant, en démolissant tout à coups de pelle.

Mais alors, qui jouera le rôle du père ou de la mère de famille remontant, le soir, le tas de sable? Un dictateur et un tyran? Un Bonaparte premier Consul? Une oligarchie impitoyable? Un Parti de militants féroces? Ou alors, les femmes, revenues bon gré mal gré à leur foyer, et remettant un peu d’ordre dans leur maison, dans leur quartier, dans leur coin de campagne?

Les remontées sont toujours possibles, mais à condition qu’il y ait toujours de quoi refaire le tas de sable, à condition que le sable ne soit pas irréversiblement dispersé et mélangé à la terre noire du jardin. Si les jeux des adultes-enfants ont dissipé et gâché les ressources naturelles, ou s’ils ont gâché, ce qui est pire, les bons instincts et les bonnes volontés des individus, il faut alors passer par de pénibles ramassages (de ferraille, de métaux, de papier, de chiffons), trier les ordures ménagères pour en extraire un peu d’énergie, ou il faut, ce qui est encore plus difficile, remettre un peu d’ordre dans les idées élémentaires, et dans les cervelles des adultes-joueurs.

Le normal et le marginal

Une opposition des plus importantes entre l’Occident libéral et les pays communistes de l’Est et de l’Extrême-Orient est que, à l’est, dans la littérature comme dans la politique, on fait l’apologie du « normal », du normal officiel, et des normaux, contre les dissidents et les marginaux, très mal vus, souvent persécutés ou éliminés, tandis qu’en Occi­dent, non seulement les dissidents et les marginaux sont tolérés, mais ils sont chéris — en principe du moins, car le peuple ne suit pas toujours l’intelligentsia — et souvent consi­dérés aussi comme porteurs de l’avenir.

C’est une loi de l’histoire, dit-on, que ce qui était mar­ginal et « déviant » à une époque, devienne central et normal à l’époque suivante. Ainsi, les chrétiens de l’empire romain, persécutés, deviennent, après Constantin, officiels et même persécuteurs; les Communes de l’âge féodal donnent naissance à une bourgeoisie, d’abord moquée, mais qui devient un Tiers État de plus en plus important; le prolétariat, d’abord tenu en dehors des responsabilités économiques et politiques, devient la classe ouvrière syndicalisée et puissante. Aux États-Unis, les minorités deviennent rapidement la majorité, en marginalisant (ou presque), les Anglo-saxons.

Selon les gauchistes, les dissidents actuels en Occident : réfractaires du système industriel, anarchistes, écologistes extrémistes, dissidents de la vie et de la culture bourgeoises, hippies de toutes couleurs, libérés sexuels, chrétiens ennemis de l’Église officielle et hiérarchique, seraient ainsi la préfi­guration de ce que seront les Français et les Européens moyens du XXIe siècle.

Cette « loi de l’histoire » est en bonne partie imaginaire. Ou du moins, on y mêle confusément des phénomènes dispa­rates et même tout opposés. Si une partie de la population :

  1. Joue un rôle économique très important et nouveau (à la suite d’un progrès technique);

  2. Et si elle a une natalité plus forte que le reste de la population, elle peut passer du « marginal » au « central ». Ce n’est d’ailleurs qu’une possibilité, car les anciens « centraux », bien organisés politiquement, peuvent longtemps maintenir « en marge » des parties importantes et essentielles de la population. Les Spartiates doriens ont longtemps margi­nalisé leurs ilotes. Dans les empires agricoles, les paysans sont des serfs méprisés. A la longue, surtout si la deuxième condition (natalité plus forte) est réalisée, la « loi » se vérifie. Le prolétariat, s’il signifie « classe ouvrière » et en même temps, selon l’étymologie, classe prolifique, est tout à fait apte à vérifier la loi. Si la classe ouvrière cesse d’être prolifique et si l’État industriel, libéral, accueille des immigrants comme main-d’œuvre, ces immigrants peuvent aussi cesser d’être marginalisés et devenir centraux et dominants.

L’opposition entre l’Occident et les pays communistes de l’Est s’explique en grande partie par ceci, qu’en Occident des institutions économiques fortes aspirent des immigrants par millions et que les institutions politiques faibles sont inca­pables de les tenir à la périphérie sociale, alors qu’à l’Est les institutions économiques n’aspirent pas de main-d’œuvre étrangère et que les institutions politiques, fortes, margina­lisent de force même les autochtones pour peu qu’ils appa­raissent comme dissidents possibles.

On voit surtout que la « loi de l’Histoire » ne s’applique pas du tout à ceux des dissidents de l’Occident qui se posent en réfractaires et en marginaux volontaires. Ils ne sont ni économiquement indispensables — puisqu’ils pratiquent le parasitisme sous des prétextes culturels divers — ni prolifiques, puisqu’ils se posent en ennemis de la famille et se plaisent particulièrement aux fantaisies sexualistes. Par quel prodige pourraient-ils devenir les « normaux » de demain alors qu’ils prennent les devants, sans attendre la sélection naturelle, pour s’éliminer d’eux-mêmes, à mesure que le sys­tème économique, encore subsistant, leur permet de se former?

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que, par accident historique accompagné de tours de passe-passe politiques, ils ne puissent, ici ou là, avoir l’air de triompher, c’est-à-dire, de donner des noms ou des étiquettes, à des régimes qui n’auront, en fait, que des rapports lointains avec ces étiquettes.

Il est possible qu’au XXIe siècle, on parle de la glorieuse Troisième Anarchie, ou de la plus glorieuse encore Quatrième, ou Cinquième qui fusillerait, en fait, les quelques anarchistes subsistants — exactement comme on parle de la IVe République quand il n’y a plus de République, ou comme on parle de Démocratie populaire quand il n’y a plus de démocratie.

Ennemis de la bourgeoisie ou ennemis du genre humain?

On ne connaît plus aujourd’hui, un peintre nancéien, Friant, un peintre « pompier » de la fin du XIXe siècle. Un de ses grands tableaux avait eu beaucoup de succès. On le voyait reproduit partout. Il était intitulé : Le 2 novembre. Un vieux mendiant, serrant sur lui sa pèlerine, attend les aumônes, assis à l’entrée des hautes grilles de fer du cimetière de Préville, à Nancy. Une fillette se détache d’un groupe de deux femmes (sa mère et sa grand-mère) pour donner une pièce de monnaie au pauvre. Toutes trois, très « habillées », selon la saison, et en noir. Tout le tableau est cirageux, noir bleuâtre, et ferru­gineux. Pour Friant, l’impressionnisme n’a pas existé. Il faut dire qu’au mois de novembre, en Lorraine, le pâle soleil n’inspire pas la technique de l’irisation ou du divisionnisme. On est loin de la Provence.

L’an dernier, à France-Culture, à l’époque de la Tous­saint, un critique s’est amusé à reparler de ce tableau en le considérant comme un document social. Il trahit, paraît-il, la mesquinerie mesurée et ostentatoire. Les grilles de fer noirâtres, et la couleur générale, annoncent pourtant la richesse bourgeoise de la région, dissimulée sous ces vête­ments de deuil, richesse extorquée des mines de fer, ou plutôt du travail d’esclaves des mineurs, etc.

Dans la même émission, un « sociologue » dénonçait la tristesse, faussement puritaine, du Jour des Morts catholique. En Grèce antique, les fêtes des Morts, ajoutait-il, étaient vivantes, débridées, voire — ce qui ne gâte rien — phalliques. Les femmes athéniennes, aux Thesmophories, en novembre, finissaient la fête religieuse par des banquets et des danses lascives, etc.

Un barbouillage ethnographique superposé à un bar­bouillage marxiste, permet aujourd’hui aux intellectuels « avancés » d’exprimer leur haine pour l’homme ordinaire, pour ses sentiments ordinaires et normaux, sous le couvert d’une haine contre la seule bourgeoisie. Ne découvre-t-on pas toujours, quand on a lu quelques résumés sur les cultures diverses des Amérindiens ou des Mélanésiens, de quoi mon­trer que la bourgeoisie occidentale des deux derniers siècles n’est pas toute l’humanité — ce qui est peu contestable — et qu’elle en est même une détestable déviation — ce qui est, tout de même, moins certain?

Le procédé est commode. Vous aimez l’ordre? Vous sou­haitez une politique efficace contre les criminels? Déviation bourgeoise! Car il existe des peuples où le tueur est presti­gieux, où on l’adopte même dans la famille de la victime. Êtes-vous travailleur, souhaitez-vous réussir dans votre entre­prise en réglant soigneusement vos dépenses personnelles et vos mises de fonds sur le rendement probable? Cette « sa­gesse » économique est bourgeoise. C’est une séquelle psycho­logique de l’idéologie calviniste, elle-même dérivée des su­perstitions hébraïques primitives. Les anciens Grecs et les Mélanésiens, eux, n’étaient pas des commerçants mesquins, ils échangeaient des cadeaux prestigieux et inutilisables. Êtes-vous pour la tenue morale, pour un costume décent, pour la respectabilité? Vous feriez mieux de danser tout nus, la peau coloriée en bleu, comme les Pictes. Vous feriez mieux, ainsi que des professeurs américains à Esalen, dans les années 60, de retirer enfin les « masques industriels qui travestissent notre nature humaine sous des fonctions productives » et de danser nus au son du tam-tam [1].

On peut soupçonner que les ennemis de la bourgeoisie sont en réalité des ennemis du genre humain, de la vie hu­maine ordinaire et que l’amour affiché des sauvages, des fous, des anormaux, n’est qu’une « couverture ». Il permet de se laisser aller à la haine forcenée de l’homme ordinaire.

A Esalen et à Big-Sur, le seul sincère, parmi ces danseurs universitaires, portait un couteau et chantonnait : « Du sang, du sang, haïr, haïr! »

L’antipsychiatrie la politesse, et le libéralisme

La non-rugosité, la politesse, a beaucoup de charme dans le fonctionnement quotidien d’une société d’égaux, ou de gens qui se considèrent conventionnellement comme égaux (la différence entre la convention et la réalité étant comblée par des rosseries « feutrées »). La politesse a sa place dans les réunions mondaines ou décoratives comme un jeu sans conséquence. Mais, dès qu’il s’agit de choses sérieuses, la rugosité vaut mieux.

On ne peut faire de constructions avec des savonnettes mouillées ou des billes de billard. Dans la politique au vrai sens du mot — dans la politique constructive — la politesse est néfaste. D’autant plus néfaste qu’elle est moins superficielle, qu’elle n’est pas seulement dans les mots, qu’elle n’est pas hypocrite ou calculatrice et qu’elle considère vrai­ment les hommes, alliés ou adversaires, comme des égaux en intelligence, honnêteté, bonne volonté, et qu’elle refuse de postuler la bêtise ou la canaillerie.

Le libéralisme en politique repose sur ce postulat : « Les hommes sont tous intelligents et ils sont tous de bonne volonté. » Excellent postulat pour les rapports sociaux dans un petit groupe qui n’a rien de spécial à réaliser, rien qu’une vie commune agréable, selon de vieilles habitudes. Mais pos­tulat dangereux s’il prétend s’appliquer à de vastes groupes sociaux.

Le libéralisme échoue toujours. Il vaut mieux voir les hommes tels qu’ils sont et montrer à tous, à ses partisans comme à ses adversaires, que l’on est réaliste, que l’on n’est pas dupe des conventions du langage.

La démagogie commence souvent par une politesse outrée. Le maître qui dit à ses jeunes élèves : « Je ne suis pas plus que vous et je n’en sais pas plus que vous. Vous en savez autant que moi, au fond. Je suis votre camarade », doit s’at­tendre à être promptement « chahuté », après avoir suscité des ricanements insolents. La politesse envers les jeunes les

porte à croire qu’on les craint parce qu’ils savent tout — ou parce qu’ils ont tout deviné du « complot » de la société contre eux, et qu’on leur avoue ce complot.

C’est la politesse qui a conduit à donner le droit de vote à des jeunes de dix-huit ans qui ne connaissent rien à rien, qui n’ont pas encore de vie active, pas d’expérience, et qui ne savent encore que répéter comme des perroquets des théories qui ne tiennent pas debout et que des maîtres idéologues vien­nent de leur seriner.

C’est la politesse qui laisse le droit de vote à des vieil­lards bavant dans un asile.

R. Laing, l’antipsychiatre, explique comment il recevait poliment le don que lui faisait presque tous les jours, pendant dix-huit mois, une vieille patiente d’asile. Elle lui remettait cérémonieusement un morceau de carton sur lequel était collée une petite figurine. Il la prend, dit merci, et le lui rend. La figurine est entourée de légendes avec des flèches indica­trices : « La figure, précise-t-elle, est faite avec mes larmes, ma salive, mes crachats… Le corps est fait avec mes excréments, ma sueur, et mon sang. »

R. Laing ajoute, avec contrition : « Pour ne pas l’antagoniser (sic), j’ai tenu mon rôle dans ce rituel avec une cer­taine condescendance et un certain embarras. J’aurais pu lui prendre la paume de la main et en lécher la sueur. J’aurais pu boire son sang, avaler ses larmes. Seulement, j’étais un psy­chiatre. »

L’esprit de politesse, en profondeur, de R. Laing a fait, depuis, des progrès. De psychiatre, R. Laing est devenu anti-psychiatre, c’est-à-dire un homme qui ne croit plus que les fous sont plus fous que ceux qui ne sont pas fous. Il serait peut-être capable, nous dit-il, aujourd’hui, de montrer à sa patiente « combien il avait besoin, lui aussi, d’être accepté… Elle avait choisi de s’exprimer à sa manière. Et nous, comment nous exprimons-nous? En lisant et en écrivant des articles pour la Royal Society, peut-être [2]? »

C’est sublime et, dans la circonstance, c’est humain. Mais R. Laing note aussi que la politesse exprimée du psychiatre suscite très souvent chez les patients l’insolence et la rupture impolie et subversive des rituels de politesse.

Un de ses malades, l’ayant invité à dîner, lui dit, à son arrivée, « qu’il supposait qu’il n’était quand même pas assez futile pour vouloir manger à l’heure du déjeuner ». Là-dessus, il l’obligea à ouïr une critique virulente de ses travaux.

Un autre malade entre avec désinvolture dans le bureau de Laing, s’assied sur sa chaise, croise ses jambes, joint les mains et lui dit : « Et alors, docteur Laing, qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui? »

Récemment, le président de la République, lors de la visite d’une prison, a serré la main à un détenu. On aimerait connaître la réaction psychologique du prisonnier ainsi traité. Je parierais pour « l’insolence interne ». Il a dû croire que le Président lui avouait : « Je ne vaux pas mieux que vous! »

L’antipsychiatrie sociale ou politique ne paraît pas promise à de plus grands succès que l’antipsychiatrie médi­cale.

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1 Cf. par exemple, W. I. Thompson, Devant nous, l’histoire, « Libertés 2000 », Robert Laffont.

2 In Le comportement rituel chez l’homme et l’animal, direction Julian Huxley, Gallimard, 1971, p. 134.