Pascal Ruga
Prendre congé de l'illusion, c'est un peu prendre congé des hommes

Mourir à soi, à son art, à sa famille, à ses amis, c’est aussi abandonner toute raison de vivre, toute justification, toute mentalisation de cette justification ; c’est laisser à chaque mouve­ment la transparence de sa présence dans l’im­médiat, c’est le laisser naître d’une source intem­porelle, où la mort et la vie sont les fleurs d’un même bouquet.

(Extrait de Pascal Ruga – Au temps des anges. Éditions Être Libre & Aux sources du présent. 2e édition 1976) 

C’est à Rio que j’ai appris à me méfier de la logique. Vivre est un acte magique. L’œil est-il à gauche ou à droite de la main ? demande un proverbe nègre. Ce n’est pas une énig­me. C’est une recette de sorcellerie sous forme de devinette, il faut répondre. C’est le papillon ! cela vous apprend à mieux regarder et à pénétrer l’essence mysté­rieuse des choses.

Blaise Cendrars

La vie a passé, continue de passer. Elle passe comme un songe dont il est difficile de s’éveil­ler, et rares sont les instants où l’homme vit réellement. L’homme souffre de la maigreur de son esprit, non qu’il ne puisse l’alimenter, mais il préfère besogner à de petites tâches ; en fait, c’est un besogneux, et ses problèmes sont plus d’ordre économique que spirituel, – même lorsqu’il « roule sur l’or », surtout lorsqu’il « roule sur l’or » !… Ce qui lui répugne le plus, c’est de voir sa misère. Ce qui lui arrive de plus courant, c’est de se construire un refuge et d’en faire sa prison. Il aime les prisons, les barrières, tout ce qui limite la vie d’une façon ou d’une autre. Il doit protéger ce qu’il s’est mis en tête de sauvegarder : lui-même bien sûr !… et lorsque l’on veut sauver quelque chose, fût-ce soi-même, c’est que l’on s’est exilé de la grande patrie cosmique pour s’enfermer dans la sordide cellule de notre personne. L’enfer commence ici !…

Certes, la souffrance est notre lot, et nous ne serions pas loin de penser que la vie est une absurdité ; mais issue de notre angoisse, com­mence alors l’aventure prodigieuse de l’homme religieux. Dès que nous regardons au-delà des barreaux de notre ego, nous savons et sentons sourdement que quelque chose se dépasse en nous. Le vent frais de l’esprit nous traverse alors avec la violence d’une puissance inconnue, et nous voilà prêts à repartir de zéro, prêts à tout reconsidérer. Le tunnel des expériences nous transmue, nous captive sur les voies les plus diverses et les plus folles. Enfin, le mot vivre prend toute son intensité dramatique. Nous émergeons d’un fatras de lois et de fausses civilisations ; autour de nous, des modes de vie séculaires et même millénaires s’écroulent à la lueur des incendies, des révolutions et des guer­res. Tout cela nous est familier, trop familier !… Les hommes vont-ils s’éveiller à l’approche des temps apocalyptiques ? Cesseront-ils de s’évader ­et de s’amalgamer autour de leurs pernicieuses fanfares-suicides ? Chacun découvrira-t-il à temps l’ordre de sa solitude à laquelle il ne sau­rait échapper, et qui seule lui permettra de se trouver ?

Nous découvrons que les plus subtiles cons­tructions de la pensée perdent leur éclat, que les livres ne sont que drogue, que nous sommes lassés, blessés de toutes parts. Les multiples contra­dictions au sein desquelles se débattent théories, doctrines, et autres connaissances, ne font qu’ac­cuser la crise de ce monde. Dans ce grand cirque, chacun veut modifier quelque chose, soit pour garder des privilèges soit pour en acquérir ; l’univers ne leur apparaît plus que semblable à un objet qu’ils utilisent sans vergogne. Il est incontestable que si nous ne concevons l’uni­vers que de cette façon, nous le faussons, le limi­tons, le réduisons à n’être plus qu’une erreur dans notre esprit, nous l’établissons dans une séparation dont nous portons la responsabilité. Dès lors, nous construisons le domaine de notre illusion à l’intérieur de notre sensation, en fai­sons le seul critère de notre existence ; et comme dirait monsieur de La Palisse : en nous séparant, nous nous sommes séparés !… faisant fi de notre infinie relation aux choses, et délibérément, nous nous coupons de la seule source qui alimentait notre esprit.

Notre avidité est devenue une protubérance qui à la périphérie de notre être nous a rendus aveugles. Toute la complexion de l’homme se trouve dans le dépassement ou le non-dépasse­ment de son avidité. C’est là le problème fonda­mental où chacun ne peut être que le seul répondant. La misère nous tenaille, et pour compenser les maux qu’elle nous donne, tout ce qui est en dehors de la puissance du moi affectif ne nous paraît que néant. Nous ignorons la détente, notre sommeil devient de plus en plus agité. Par l’utilisation outrancière de ce monde, nous avons établi l’empire du bruit, empoisonné l’air des vil­les, nous nous détériorons, détournons des grands rythmes universels, notre vie devient de plus en plus artificielle, et bientôt nous aurons des âmes en plastique !… Nous aurons avili ce monde, et peut-être que dans notre démence nous ne manquerons pas de le faire sauter avec nous !… Voilà où nous en sommes, ces images sont le résultat de notre souffrance et de notre impuis­sance.

Cependant, paradoxalement, nous n’avons pas à nous préoccuper du devenir de notre espèce !… Chaque fois que nous lançons nos filets sur l’ave­nir, nous n’en retirons que notre espoir accro­ché comme une pieuvre à une chimère ! Rien n’est en dehors de ce qui est MAINTENANT, et nous savons bien que toute spéculation sur l’être est déjà fausse. Quoi que nous désirions pour lui, l’être n’est situable en aucun point de l’es­pace, il ne se circonscrit à aucun mouvement particulier. Si nous donnons forme à l’être, pour l’établir dans son absolu, nous en faisons déjà un mythe ; et si nous souffrons de ne pouvoir vivre sans ce mythe, c’est que déjà notre désir d’affirmation nous domine, que nous projetons au dehors de nous une image idéale afin de pou­voir nous identifier à elle tout en gardant la complexion de notre avidité. C’est une formule de paresse, une subtilité de la dialectique de notre ego ; cela a donné naissance aux religions organisées. Cortège de rites lénifiants, lourde niasse d’imageries cristallisatrices.

Tout avenir ne peut être que supposé, et nous devrions nous rendre à l’évidence qu’il est vain de vouloir l’hypothéquer. Quoi que nous fas­sions dans ce domaine, nous corrompons l’éter­nel présent des choses, « Le bel aujourd’hui », nous ternissons la transparence du « Il y a » (selon l’expression de Carlo Suarès). La com­plexion avide de l’homme se projette au-delà de sa réalité propre au bénéfice d’une accumula­tion sous le poids de laquelle, tôt ou tard, il finira par être écrasé. Toute spéculation sur un devenir, même probable, est fausse au départ, car elle subit les morsures de notre imagination aux dépens de l’authentique réalité qui n’existe que dans l’instant de l’instant, qui ne s’accom­plit que dans la vie et la mort de chaque instant sans être préoccupée par la moindre échelle de valeur. Dès que l’homme établit un plus et un moins, il se crucifie dans l’étendue de la durée. Toute recherche nous arrache au réel ; nous devons trouver sans chercher. Accepter ce que nous sommes, voir au cœur de nous-mêmes, nous rendre aux mille provocations de la vie qui nous assaillent ; mais vivre avec demain est folie.

Au long de cette vie qui s’écoule et dont nous avons déjà mesuré les innombrables victoires et défaites, se pose en nous plus insistant que ja­mais, le problème de notre réalisation. Quand sommes-nous vraiment nous-mêmes ? Le désir de lucidité envers soi, le désir de ne point se leur­rer n’a fait que grandir dans les multiples aven­tures de notre vie. Pendant des décades nous avons poursuivi la réalité, et aujourd’hui nous mesurons notre illusion ! Le temps de la matu­rité, c’est aussi le temps de l’écroulement de tou­tes nos super-structures théoriques. Aucun appui ne s’offre, nous avons parcouru toutes les filières qui aboutissent fatalement à ce grand vide. Nous déprendre de tout ce qui nous a tenus si long­temps accrochés semble impossible à première vue, mais quoi que nous fassions, nous nous trouvons toujours devant l’impérieuse et subtile nécessité que nous avons appelée ; liberté. Ce mot qui a présidé aux plus grandes illusions de l’histoire, ce mot mal compris, bafoué, adoré, ce mot qui est à l’origine de toutes nos turpitudes, comme de toutes nos joies les plus rares et les plus secrètes, ce mot demande à être compris selon sa teneur propre. Ce mot qui charme et qui apeure, nous ne pouvons pas ne pas sentir sa puissance ; il s’inscrit dans nos luttes, abat nos limites, et constamment nous place en face de ce que nous sommes. Dès que nous voulons l’introduire dans une philosophie ou une doc­trine, il nous échappe et nous place devant un impondérable qui détruit sans pitié les plus logi­ques constructions de notre intelligence.

La liberté est à l’origine de toutes les relations, elle est le seul joint entre nous et l’univers, en elle se trouve la grâce de notre réalisation. Libé­ration et réalisation sont synonymes.

Je n’ai aucune mélancolie de ma jeunesse envolée, la révérence envers le pouvoir charmeur de la jeunesse n’est qu’un préjugé de plus. Il suffit de se souvenir ! C’est l’âge où l’on rêve d’un monde meilleur avec des fins de non-rece­voir à tous les coins de rue. Ce sont les tristes derniers sursauts de l’enfance et de sa candeur rêveuse, c’est la période de notre vie où chacun prend sa place ; on pourrait dire aussi, que souvent c’est le moment où chacun se fait mettre à sa place !… C’est le temps des poussées idéa­listes, ou de ce faux cynisme dont la naïveté ne révèle que trop bien cette complexité où l’adulte et l’enfant s’unissent en une étrange dualité : d’une part, le désir de jouer un rôle, de s’imposer à un monde que l’on condamne avec la superbe de quelques théories toutes faites et, d’autre part, la révolte de la dernière enfance frustrée de ses rêves.

Puis, lentement, la vie nous prend dans ses engrenages. Les années passent ; peu à peu, insi­dieusement, un indéfinissable sentiment de fata­lité envahit notre être. Nous constatons que l’homme ne change guère. Ce que nous appelons nos naïvetés, ne fait que traduire notre confu­sion. Sans trop bien s’en rendre compte, la ma­jorité de nos semblables se rallie à des havres de sécurité politique ou religieuse ; on se con­forme à l’esprit grégaire de la tribu, celle-ci nous ramène à ses normes, à ses prudentes estimations, à la durée ; l’avidité propre à chacun est soi­gneusement canalisée, et ainsi l’on crée des for­mes de civilisations où notre vie n’est qu’une routine équilibrée par des compromis continuels. Des groupes sociaux se forment, s’opposent, se combattent, se supportent ou se détruisent au gré de l’histoire. Les siècles s’enchaînent aux siècles, les millénaires se suivent, mais l’homme change peu.

Nous devons bien nous dire qu’il y a quelques irréductibles, qu’il serait vain de classer en ennemis ou en amis de la société ; mais il est certain qu’ils sont dangereux pour l’ordre établi. On en a peur, ils empêchent de tourner à sa guise le triste commerce des relations humaines qui se satisfait trop vite de ses limites. Ces êtres, on les jette souvent en prison, parfois même, selon certaines conjonctures historiques, on les fusille ; jadis, on les mettait en croix ; ou alors, on essaye de les amener à l’ordre de leur temps, de les corrompre en falsifiant leurs enseignements après leur mort, ou en les comblant d’honneurs !… Parmi ces irréductibles, il y a également ceux qui vivent ignorés de leurs semblables, ceux qui ont dépassé toute compassion, ceux qui ne mé­prisent pas, ceux qui ont mesuré la vanité de vouloir transformer les hommes malgré eux, ceux qui ont oublié leur je, ceux pour qui influencer est encore exploiter, ceux qui laissent à chacun l’heureuse découverte de sa profonde solitude, et lui permettent ainsi d’accéder aux transmuta­tions réalisatrices, ceux pour qui le « royaume n’est pas de ce monde ». Il y a les simples aussi, que nous ne devons pas oublier, et qui nous émeuvent par leur pureté ; mais au bout de tout cela, il y a la mort unificatrice où toutes nos clowneries, nos agitations et nos misérables pré­séances se dissolvent en un secret et grand silence.

Voilà pourquoi, à cinquante ans j’aime le désert, – et le désert peut être partout !… C’est
un haut plateau où l’air est vif, où tout n’est que ciel et solitude. Ici, aucune valeur ne se super­pose à une autre valeur. Regarder un caillou, c’est aussi voir le visage de CE QUI EST. L’esprit n’est plus tenté de faire quelque chose ! Ici, il n’y a rien à faire ! On ne refait pas l’éternité ! On peut quelquefois y rencontrer quelques dieux en méditation, mais est-ce bien encore de la méditation, cette impersonnalité solaire, ce re­gard intérieur où tout objet perd de sa signifi­cation parce qu’il est projeté au-delà de ses fron­tières ?

Est-ce à dire que je suis un homme détaché, que tout m’indiffère ? Ce serait mal me comprendre, et par surcroît méconnaître ce qu’il est convenu d’appeler la nature humaine. Celui qui veut réduire le réel à être ceci ou cela, en un tour de l’esprit, en sera pour ses frais. Nous ne sommes pas dans le domaine des définitions, et ce qu’il est convenu d’appeler vérité, est la plus chatoyante et la plus versatile des déesses ! Le poursuivant n’est jamais lassé de se sentir être, il veut sans cesse être plus, et encore plus !… Il collectionne les mille et une facettes de son pré­cieux moi, comme un avare accumule son or. Jamais il ne s’abandonne à l’instant ; il veut sans cesse devenir, et en devenant, jamais il n’est !… c’est clair. L’homme en général est constam­ment dans l’illusion qu’il va devenir quelque chose : riche, sage, saint, courageux, dangereux même ! Il s’isole du contexte de l’univers pour tenter d’occuper une situation privilégiée. Il joue avec l’ombre de lui-même, Il se dit réaliste (faussement d’ailleurs), afin de mieux s’enfer­mer dans une forme. Je ne repousse pas la forme, au contraire, je m’y adapte en sachant qu’elle n’est qu’un jeu, je m’installe en elle comme sur un cheval de bois dans un manège, c’est mieux que de courir à côté comme un dératé ! Ce n’est pas un acte volontaire, c’est du bon sens.

Trop d’artistes ont fait de la forme leur uni­que problème, alors qu’elle n’est qu’un aspect transitoire de ce que secrètement ils poursui­vent vainement. Encore une fois, on ne poursuit pas la réalité, on l’assume, – tout est là. L’œuvre d’art ne sera toujours qu’un symbole de notre propre réalisation, et sans cette réalisa­tion, il n’y aura aucune plénitude artistique. Ce que demande une telle réalisation implique un tel abandon de soi, que rares sont les artistes qui peuvent s’y résoudre. En fait, la notion de génie contredit déjà cette réalisation. Les fan­fares de la gloire sont un opium par lequel cha­cun se laisse encore trop bien circonvenir !…

L’expression la plus dépouillée rejoint l’expres­sion la plus simple, ce sont de vertigineux abîmes d’innocence. Seuls quelques rares artistes, les enfants, les « pauvres en esprit », quelques sages et quelques saints, peuvent se sentir visités hors du vacarme de la foire du monde dit : artistique, littéraire, politique ou religieux.

Qui suis-je ? En marge du temps des hommes, je sais que je n’ai plus à prendre ou à déprendre, ou si peu !… mais simplement à constater l’al­chimie intérieure de l’esprit qui m’anime, et dont je me sens de plus en plus l’instrument. Les avenues de la connaissance étaient diverses et si, dans des milliers de livres, mon âme chercha sa provende, elle ne fut guérie de sa quête que du jour où elle comprit que toute poursuite de la réalité n’exprimait que notre démence. J’en suis là.

Je n’ai plus à chercher si je suis différent ou non des autres, le déroulement de ma nécessité frôle d’une aile sa fatalité, et de l’autre sa grâce. La plus humble besogne me révèle à moi-même, me cheville au plus près de cette âme universelle que je sens au cœur de toutes les choses et dont ne m’étonnent plus les innombrables manifes­tations.

Chaque temps a son regard, et rares sont les moments qui n’aient point leur glu sur laquelle notre destin semble se débattre comme une mou­che dans un pot de miel ! La vie est plus que du miel, et de n’avoir su ce simple précepte qui décanterait nos désirs, nous mourons sur le lieu même où nos ailes se sont enlisées ; nous con­sommons notre damnation. Nous avons chu de quelques ciels lointains, comme un ange blessé ; et maintenant, lorsque parfois nous relevons la tête, ce n’est que pour mieux prendre conscience de notre esclavage, ou tout au moins, de ce que nous croyons être notre esclavage. Notre drame, c’est d’aimer notre servitude, même le saint qui regarde le ciel et supplie Dieu de le garder sous sa protection, est esclave. Hélas ! presque toujours en nous l’esprit encombre la réalisation. La compréhension de notre condition semble si bien nous satisfaire, que nous ne remarquons pas combien vite nous sommes emprisonnés par nos raisonnements. Comment réaliser notre na­ture ? C’est là une grande difficulté, très peu d’hommes l’ont surmontée ! Que nous reste-t-il alors, hors de cette chère connaissance ? C’est tout un programme : ne nous en effrayons point…

Il nous reste déjà notre misère ; qui n’est notre misère que parce que nous le voulons bien, car la souffrance est toujours à la mesure de la fer­meté de nos désirs. Mais vivre sans désirs nous semble de folle condition, en effet, en dehors d’eux, qu’avons-nous de positif à notre compte ? De telles questions mettent mal à l’aise, nous nous sentons à l’étroit dans notre condition humaine. Le néant nous angoisse, vite, peuplons-le, même n’aurions-nous que des ombres pour nous donner la sensation d’exister malgré tout. Nous pourrions diriger mille théâtres, pourvu que tout cela s’agite, nous n’en demandons guère plus, nous nuancerons à l’infini le spectacle que nous nous donnerons, et même notre souci de transcendance ne sera qu’un tableau de plus. Celui que les Écritures nomme le malin a plus de mille tours dans son sac pour que nous regardions toujours en bas, et nous attendrissions sur nous-mêmes.

Mais il y a l’irréductible !… L’irréductible, lui, refuse le théâtre, ne s’y complaît point, bien qu’il soit de nature inconstante et qu’un rien le distraie. Mais ne nous formalisons pas de ses distractions, qu’allons-nous donc demander à l’homme ? Le commencement de la sagesse n’est-il point de ne jamais trop lui demander ? Pre­nons plutôt notre flûte, et le thym refleurira, quoi que nous fassions de nos inquiètes agi­tations. L’irréductible est rarement un volon­taire, ou un phraseur, ou un prêchi-prêcha ; peut-être est-il un germe perdu, égaré par la main de Dieu, un ferment que nul temps ne peut réduire ; un élément de relation universelle branché sur l’infini, ni ange ni bête. Il est dans une position inconfortable. En fait, il n’a rien d’exceptionnel, n’est qu’une incidence parmi tant d’autres, un produit de la nature, à la dif­férence toutefois qu’il ne se réduit pas à la seule forme de son expression dont il se méfie à juste titre. Différence qui n’est qu’artifice d’ailleurs, car la nature propre des choses ne se modifie pas selon une différence. L’irréductible est celui qui ne se réduit pas à ce qu’il est, ou tout au moins à ce qu’il croit être. Ce n’est pas une mesure de sagesse, c’est sa nécessité, un accom­plissement de la relation au-delà du temps et de l’espace. L’irréductible est un grand voyageur, mais ce n’est pas la lune qui l’intéresse !…

Et à chaque page je me trouve devant la même faim, devant la même indécision. Tout semble recommencer, et pourtant au plus profond de moi-même, je sais que rien n’existe en son com­mencement ou sa fin, chaque instant porte son éternité, la mort et la vie ne sont peut-être que les deux faces d’un préjugé. Nulle réalité ne peut se limiter à cette continuité dans l’espace et dans le temps qui va de la naissance à la mort. En ce moment, le vent qui fait bruire le vieux noyer qui ombrage la terrasse, n’est point le vent d’hier ou de demain, mais le vent d’au­jourd’hui qui me traverse et me lie à sa pré­sence. Cette écriture n’a aucune raison de se poursuivre, n’a aucun but, si ce n’est l’immédiat de ma réalité qui s’inscrit comme ces nuages passent dans le ciel. Ce paysage, ces pierres, cette verdure, le chant des cigales, ces montagnes, dont la patience défie les millénaires, ne sont que les relations de cet instant dont la tendresse secrète me tient immobile. Je n’ai rien à donner en ces moments, où je ne distingue plus très bien ce qui contemple de ce qui est contemplé.

Jadis tout semblait partir à la conquête des visages aimés. Dans le diamant des rosées, déjà les premiers chars emportaient la ronde, déjà les premières cités de l’âme surgissaient dans la joie des formes, la vie était un don des dieux pour l’homme, et les toisons d’or flottaient aux oriflammes des passions. Mon adolescence tour­nait les pages de mon cœur. Un chant de guerre montait sourdement de mes entrailles, ensevelis­sant la mort dans un frémissement de puis­sance, l’ivresse du matin enluminait le monde, l’homme était le roi d’une création sans mélange où ma jeunesse criait son avenir et l’orgueil de sa foi ! Tout cela s’est écroulé comme un châ­teau de cartes ; au lyrisme des poursuites et des conquêtes, succéda le calme visage du Bouddha. L’ivresse des mots fut annihilée, les chants de l’avenir cessèrent de se faire entendre, l’espoir, cette sirène de l’illusion, fut démasqué sans pitié, toutes les compensations qui font que l’homme se console d’être ce qu’il est, disparu­rent les unes après les autres, et s’il en reste quelques-unes, l’esprit en sourit déjà. Ce fut une étrange bataille en vérité, où la mort sem­blait être la seule triomphatrice, s’imposant peu à peu au gré des exclusions successives. Cepen­dant que chaque instant était une souffrance, du fait qu’il était arraché à son avenir, il était également en puissance d’amour puisqu’il se dépossé­dait de son avidité en cessant enfin de se pour­suivre au-delà de lui-même. Chaque instant est accepté comme l’offrande que l’on donne et que l’on reçoit en même temps. Que cet instant soit fait de tristesse ou de joie, peu importe, il ne m’appartient plus de le changer, on ne change pas ce que l’on est, si l’on est honnête et lucide devant les motivations qui font se mouvoir notre nature propre. La nuit ne choisit pas d’être la nuit, comme le jour ne choisit pas d’être le jour ; ainsi je puis fermer les yeux sur mes désirs, com­me je puis les ouvrir sur mes appétits les plus féroces, sans que je m’identifie entièrement à l’une ou à l’autre de ces actions. Ce que j’af­firme ici est plus qu’une déclaration, c’est le témoignage d’un état qui s’est affermi presque malgré moi. Je ne pouvais plus me trouver au creux de ces ambivalences, qui semblaient si naturellement convenir à l’homme, que je les considérais comme faisant partie intégrante de la condition humaine. Je ne crois plus à l’ac­tion pour la conquête d’un but, rien n’est à conquérir, car tout ce qui se conquiert devient cendre !… C’est ainsi que l’homme agite les gre­lots de sa folie. L’action réelle n’a pas de fruit, ou du moins n’en attend point, elle se suffit dans sa gratuité, et sainte Pauvreté l’auréole de sa grâce. De même que nous n’avons pas à devenir quoi que ce soit en regard de notre réalité, nous n’ajouterons rien à cette dernière, elle est assez riche pour se suffire. Chaque instant de notre vie a la lucidité de sa relation communiant sans se perdre dans le labyrinthe des justifications ; chaque instant est neuf, puisque aucune identification ne l’emprisonne.

Je ne fais qu’épuiser l’expression qui m’habite. À tout prix vouloir s’exprimer, conduit à per­dre pied, car en vérité, QUI veut s’exprimer en nous ? et pourquoi ce « qui » veut-il s’expri­mer ? J’assure à qui veut entendre, qu’avec un peu de franchise, nous aurons vite fait le tour de ces deux questions. Nous ne connaissons que trop notre peur du néant et, en fin de compte, pour tenter de lui échapper, nous ne faisons que nous agiter dans le vide, c’est comme si nous voulions nous mordre à la nuque pour nous prouver que nous existons. Aucune expression n’est immortelle. Plus l’on s’exprime, plus l’on se situe dans un état de transition où l’on ne fait qu’épuiser une peur, la grande peur de n’être rien. Il est rare que nous acceptions ce que nous sommes en toute innocence, et sans prolonger quoi que ce soit de notre être particulier. Nous nous démenons, et plus nous nous démenons, plus nous nous accrochons à notre vision parti­culière, (même, et surtout, si elle n’est que la projection d’une discipline sociale ou religieuse). C’est ainsi que nous altérons notre vision et obstruons l’horizon de notre vraie nature, que nous sommes amenés à mordre les barreaux de notre prison.

Secrètement, il est possible que je me repro­che de donner ce livre en pâture, de livrer tous les éléments d’un témoignage qui rend encore hommage à mon désir d’être compris. Ultime et dernier désir en lequel je m’allonge en long et en large, c’est un peu comme un adieu avant que la transformation d’une secrète conversion me possède et m’arrache au monde familier qui si longtemps fut le mien. Au fond de tout cela, pour faire acte de sincérité, il me semble que je suis plus avide d’être compris par moi-même que par les autres. J’essaie de me convaincre de m’ap­pliquer à être ce que je suis au plus profond de l’abîme de ma psyché. En écrivant ces pages, je me clarifie, je me décante, j’expulse les déchets. Je ne puis me satisfaire des demi-mesures de ces multiples compromis sociaux qui ne sont que lâcheté, paresse et complaisance dans la mé­diocrité. Une grande faim me tient éveillé, je veux me rassasier de solitude, de méditation, de joie étonnée et calme ; je veux épeler les choses comme le petit enfant les épelle, c’est ainsi peut-être que la chenille tisse le cocon de sa chrysalide.

En surface, rien ne semble changer, et pour­tant un pressentiment de gestation silencieuse enveloppe mon cœur. Sans impatience, j’attends que s’accomplisse ce qui me possède. De repren­dre ici ce livre, me replonge dans le rêve de la chrysalide. De ce rêve, la vie de tous les jours m’éloigne. Les impératifs de la vie quotidienne sont des gouffres, des monstres, si l’on se laisse investir par la croyance à leur urgence. Mais il faut bien s’en accommoder, transmuter l’ennui qu’ils diluent, il n’y a pas d’autre voie.

Tous les matins, nous nous éveillons avec no­tre vieille âme, avec le sentiment désespéré que rien ne change, que tout recommence selon un rythme qui nous lasse et nous écrase lentement ; c’est une plaie très ancienne qui pourrit et ne veut pas se refermer, une préoccupation obsé­dante, une fatigue de vivre à faire pleurer. Et voici que tout d’un coup l’on se questionne pourquoi ce corps, qu’il faut nourrir, sans comp­ter nos lourdes responsabilités envers nos pro­ches., pourquoi tant de besoins, tant de désirs insatisfaits ? Il semble alors que nous allons enfin savoir, que nous sommes près d’une solu­tion, qu’il suffirait d’un geste, d’un abandon, d’une prière peut-être, mais notre souffrance reste sans réponse et nous mesurons la vanité de nos questions. Nous abandonnons tous ces points d’interrogation, et acceptons notre sort. Oui, c’est cela, accepter son sort. À cette pensée, voilà qu’une chaude liqueur coule dans nos veines, la souffrance s’éloigne, et marcher dans le matin n’accuse plus cet harassement de faire et refaire la mécanique du quotidien.

Cette pétulance qui nous anime est assez forte pour que nous nous demandions quelles sont les raisons exactes et presque inopinées dans notre esprit, d’un tel changement à vue dans l’expression de nos sentiments. Accepter son sort, disions-nous, et il a suffi d’une phrase aussi banale pour que le soleil brille d’un autre éclat ! Accepter son sort en toute gaîté de cœur, accueil­lir chaque minute comme étant la meilleure, être passivement présent en chacun de nos actes, voilà ce qui importe, voilà ce que nous ne recon­naîtrons jamais assez.

Le désir ne chante plus qu’en sourdine, nous sommes surpris par des gestes nouveaux et pour­ tant familièrement joyeux, nous sentons que l’ornière des relations habituelles est subite­ment effacée ; il y aura plus de bienveillance envers les êtres et les choses, mais aussi plus d’éloignement ; comme il y aura également plus de compréhension, plus d’ouverture envers au­trui, mais moins de désir de se faire comprendre. La plus juste voie pour aimer les hommes, c’est de n’en rien attendre !… Tout cela donne beau­coup de solitude et de silence. Nous ne sommes pas obsédés par l’engagement, nous ne sommes pas les défenseurs d’une vérité particulière, et le monde est accepté tel qu’il est, car chacun incarne à sa mesure les nécessités qui lui sont propres. Tout devient simple, la vie et la mort ne sont que des incidences ; nous ne cherchons plus à être distraits, car le plus humble de nos actes est accepté à l’égal des actions qui nous paraissent les plus nobles. En définitive, nous ne différencions plus.

Un décollement s’est opéré, je ne suis plus à la recherche d’une qualification, je ne désire plus me considérer comme écrivain, poète ou quoi que ce soit de ce genre. La vérité est tou­jours au fond d’un puits, jamais sur la place publique. Chacun ne peut œuvrer que dans l’in­timité de lui-même. Ceux que l’on nomme des artistes, sauf quelques rares exceptions, sont presque tous dominés par l’ambition, et comme il va de soi, par la vanité de cette ambition. Ils se sentent trop différents des autres hommes pour ne pas se complaire à s’en distinguer. Ce sentiment de supériorité est cultivé en secret, il faut étonner à tout prix. Quoi que fasse un artiste, il sera toujours à la poursuite d’une per­fectibilité qui l’emprisonnera dans les méandres de la forme. Son écueil, c’est l’esthétisme. Cer­tains esthètes sont les damnés de la forme.

L’art dégagé de sa poursuite, c’est l’art sans art ! C’est donc la fin d’une qualification artistique quelconque. Ce qui est simple n’est jamais soumis au processus de la création artistique, parce que ce qui est simple n’est jamais créé volontairement ! Ce qui est simple se détache nettement de notre désir de création qui n’est que la projection d’une peur ! Quoi que puis­sent en penser les artistes, le désir de création nie notre nature propre, il est une non accepta­tion de ce que nous sommes. L’acte créateur est une compensation à notre angoisse, il manifeste une volupté de l’affirmation, il multiplie à l’in­fini les facettes de notre moi pour notre très particulière satisfaction ; il ne se lassera jamais maintenant que le mystère de toute relation se dénoue dans de cette prolifération par laquelle nous cachons notre faiblesse.

Mourir à soi, à son art, à sa famille, à ses amis, c’est aussi abandonner toute raison de vivre, toute justification, toute mentalisation de cette justification ; c’est laisser à chaque mouve­ment la transparence de sa présence dans l’im­médiat, c’est le laisser naître d’une source intem­porelle, où la mort et la vie sont les fleurs d’un même bouquet.

Aucune forme, et aucun instant ne sont pri­vilégiés ; ils accomplissent ce qu’ils sont sans que nous intervenions, et nous savons que tout accomplissement contient déjà sa mort. Ainsi le temps passe dans le plus strict dépouillement, au silence succède le silence, on n’échappe pas à soi-même ; les conversations se font rares, nous avons de moins en moins le désir de nous expri­mer ! Ah ! si l’expression de l’homme pouvait avoir l’innocence de l’eau qui passe !… mais d’avoir exprimé cette image dans la mélancolie d’un regret, cette eau en est déjà troublée.

Il faudra bien cesser d’écrire, terminer la parade, surmonter la nausée ; d’humbles tâches que ma vanité d’homme avait négligées, m’appellent comme si tout ne devait commencer qu’aujourd’hui. Que la mort ou la vie vienne, j’ai tout à apprendre. Je m’incline devant cha­que chose qui me révèle ma juste relation, me révèle le silence d’où elle a surgi. Ma vie est devenue une sorte de prière impersonnelle, un abandon plus qu’une demande, une réception passive plus qu’une exigence. Si je ne demande rien, je n’en demanderai pas plus aux hommes ; les choses ont à être ce qu’elles sont, et accepter cela dans l’esprit humain, est plus difficile qu’on ne le pense.

Comme l’arbre ou le fleuve, je n’ai pas de morale, je m’incurve au creux du monde, et telle une mouche morte, je n’attends rien. Les extases et les auréoles ne sont encore que les excédents de la souffrance. Pour moi, souffrir ou ne pas souffrir n’est plus un problème. Je ne repousse ni la souffrance ni la joie, je suis L’ACCEP­TANT. Je sais cette marge de solitude qui est le nid de notre âme. Si j’utilise encore ce monde, ce ne le sera que dans la juste proportion que ma condition humaine exige ; exactement comme l’hirondelle nourrit ses petits, ou le nuage donne sa pluie. En vérité, au-delà de mon apparence, je ne suis que le simple élément naturel d’une masse homogène que j’appelle avec beaucoup de difficulté (il y faudrait aussi de la discré­tion !…) : Réalité. Réalité que la folie des hom­mes a toujours voulu nommer de façons diverses selon les multiples fixations de leurs désirs. À la mesure de cet élément naturel, je puis être autant pierre que fétu de paille. Quelle impor­tance cela aurait-il que je sois quelque chose de plus, si ce n’est que de m’enivrer une fois de plus aux ardentes illusions qui sont le « vade-mecum » de la grande majorité de nos sembla­bles ? Pourtant je ne prétends pas à la sagesse ! La sagesse n’est souvent que le « statu quo » par lequel il semble que nous limitions notre avidité de connaître. La sagesse pour la plupart des hom­mes est une sorte de tempérance, un équilibre de l’appétit, une prudence. Chaque instant peut remettre en question l’instant précédent, l’équi­libre de la vie n’est pas à la merci d’une pru­dence !

Où que nous nous trouvions, l’éternité peut surgir et nous libérer du temps, mais nous som­mes trop préoccupés de nous-mêmes pour nous en apercevoir, trop préoccupés par les nécessités que demande notre vie, pour nous décrocher des conditions qui nous tiennent en esclavage. L’éter­nité est toujours présence, jamais attente ; niais presque tous les hommes sont un troupeau de songe-creux ; un troupeau qui ne se satisfait jamais de ce qui est, un troupeau qui bêle sans discontinuer vers les fantômes de l’avenir. Pour­tant, les vraies richesses sont à portée d’âme, nous n’aurions qu’à laisser là notre avidité, ouvrir largement notre cœur ; mais en nous gémit le désir de la possession, nous refusons de nous intégrer au monde parce que nous vou­lons le dominer (collectivement ou individuellement, sur le plan politique ou religieux). Nous ne voulons pas être au monde. Nous refusons ce que nous croyons être notre sujétion, pour accroî­tre notre volonté agressive de conquête ; ainsi s’entretient la grande illusion qui nous ballotte de plaisir en douleur, et vice-versa, comme des créatures condamnées à tourner perpétuellement dans le même cercle. Lorsque l’homme consen­tira à n’être rien, à ne se prévaloir d’aucun titre, qu’il consentira à croître simplement, pareil à un brin d’herbe, alors il y aura communion, inté­gration, réalisation. Il y aura ce qu’aucune ima­gination ne pourra donner, car la réalité n’est jamais imaginée. L’imagination est souvent sœur de l’illusion, elle compense nos misères, elle est notre théâtre intérieur, et notre erreur la plus fréquente, c’est de confondre la richesse de l’ima­gination avec la richesse de l’âme. L’homme se meut entre l’agitation et l’ennui, et il réussit très rarement à se dégager de cette balance infer­nale ; s’il s’en décroche, c’est qu’il a épuisé le battement de cette dualité, qu’il consent à mou­rir aux désirs qui entretenaient en lui l’illusion d’exister. Bref, il consent enfin à ne se prévaloir d’aucune qualification, non par l’acte de sa volonté (ce serait une illusion de plus), mais simplement parce que les écailles de l’illusion sont tombées comme les feuilles d’un arbre tom­bent en automne, ou repoussent au printemps.

Nous nous trouvons ici devant une alchimie de l’âme qu’il faut aborder avec précaution. Ce qui nous bloque est toujours un processus égo­tiste ; le nœud, c’est le moi qui envahit l’horizon de notre vision, c’est une forme d’obsession très puissante qui nous obnubile et nous paralyse. Le moi est une masse de plomb sur l’esprit ; n’est-il pas étrange que de le constater, nous libère déjà dans une certaine mesure de sa pesanteur ? Quelle est donc cette force ? Et voilà la première question que se posera l’irréductible. Vérité ! réalité ! diront les uns, Dieu ! diront les autres ; mais ce n’est pas un mot qui nous sortira d’embarras. Il nous faut plus qu’un symbole ; un concept de plus ne pourra que nous enliser da­vantage. Nous ne les connaissons que trop, ces grands intellectuels pour qui l’intelligence ou le talent ne deviendra qu’un brillant, et l’on ne brille que pour hypnotiser les autres… ou soi-même…

L’irréductible, lui, ne connaît que trop bien ce que contient le désir de briller, une compensa­tion de plus et pas davantage. L’irréductible sait qu’il doit y aller de toute sa chair et de tout son esprit, il sait aussi qu’entre ces deux valeurs il n’y a aucune opposition il sait que son irréduc­tibilité épouse une expérience dont l’aboutisse­ment bouleverse son être. Ce qui le meut et le transforme malgré lui, est une nécessité dont il éprouve la puissance plus qu’il ne la dirige ; et ce qui est certain, c’est qu’elle ne participe pas des problèmes limités de sa personne, elle le traverse comme le courant électrique parvient à l’ampoule et l’éclaire ; et pourtant cette force ne s’oppose pas au moi, au contraire, elle le pénètre dans la mesure où il s’ouvre à elle, où il abandonne ses résistances de privilégié qu’il croyait être. Il y a là une union où le moi (le faux moi, le moi illusoire) se dissout en une force qui n’est pas lui tout en étant lui, et nous voilà dans le paradoxe une fois de plus. Le moi quitte son microcosme pour se fondre dans son macrocosme. Désormais il n’y a plus de blocage, et l’homme porte l’empreinte de Dieu ou du réel, comme on voudra, au fond ce ne sont que des mots ; ce qui importe, c’est ce que l’on sent.

Le tourment ou le souci d’une réalisation à effectuer va à l’encontre de cette dernière. Ainsi d’ailleurs que toutes les disciplines qui veulent nous la donner comme but. On ne doit pour­suivre la réalisation à aucun prix. Il faut épuiser ce qui est, il n’y a pas d’autre chemin ; même en se soumettant à des disciplines : toujours l’inévitable paradoxe ! Seul ce qui est a valeur d’enseignement. Vouloir autre chose que sa nature propre est folie.

À tout prix nous voulons habiller notre misère, et notre mental nous y aide avec entrain ! Nous refusons de voir notre misère, nous préférons la recouvrir des oripeaux les plus variés de la culture, alors qu’elle est si belle dans sa tragique nudité. Le temps des maîtres est passé pour l’irréductible, et le temps de la grande solitude est proche.

L’homme a horreur d’être seul. Le plus grand solitaire, c’est Dieu. Dieu n’a pas de semblables Il ne peut être aimé et compris que par et dans sa solitude ; mais l’homme aime le troupeau, et ses croyances se développent surtout au sein du groupe, à l’intérieur d’innombrables temples. L’enseignement des autres peut nous aider, nous ne le nions pas (ce serait idiot), mais nous savons qu’en dernier ressort, il faut être seul, tout réin­venter, redécouvrir, n’être plus suiveur, disciple, apôtre ou quoi que ce soit, mais seul ! seul ! au départ de notre misère, avec notre seule misère. Autour de nous sont les ruines de toutes les théories, de tous les enseignements, de toutes les morales ! Ce sont nos béquilles que l’on vient enfin de jeter ! Il faut marcher par ses propres moyens, peu importe que nous soyons faibles, peu importe que nous trébuchions, notre réalité a trouvé sa norme au sein de sa solitude.

On cherche toujours ce que l’on croit ne pas avoir, pourtant tout est en nous. Le désespoir est une forme de l’illusion, le désespoir espère tou­jours !… C’est autre chose, que d’être vraiment désespéré dans le vrai sens de ce mot. L’homme vraiment désespéré n’a plus rien à craindre, il est au bout de sa démence, il n’a plus rien à être ou à paraître, il n’est ni au commencement ni au bout de la route, il réintègre le monde dans sa texture authentique, les choses perdent de leur opacité et s’ouvrent à la transparence. Les concordances retrouvées exultent et s’imbri­quent aux musiques les plus subtiles de l’esprit.

Ce qui voit et ce qui est vu s’épousent en une seule valeur, c’est un mouvement continu, sans poursuites, toujours accompli à l’instant même de son expression. Une fraternisation sans dua­lité.

Les grands prêcheurs dont la compassion pour leurs semblables était plus forte que l’accep­tation intégrale du monde, eurent tous le cœur ulcéré devant l’incompréhension de leurs pro­chains, à part peut-être le Bouddha. Les mou­tons suivront le berger, mais le berger ne pourra jamais faire que les moutons deviennent des ber­gers, et s’il ne devait plus y avoir de moutons, il n’y aurait plus de berger. C’est un peu une histoire de fou !… Lorsque l’homme compren­dra et sentira avec tout le feu de son être qu’il ne devient pas, mais qu’il est en potentialité d’être pleinement ce qu’il est à chaque instant de sa vie, il aura retrouvé l’or de son éternité ; non plus ce maigre individu qui s’agite dans le temps et l’espace pareil à un singe inquiet, mais la présence du Dieu Vivant, l’Intraduisible, l’Impersonnel.