Mohammad Iqbal
Prière

Nous Te cherchons et Tu es loin de nos yeux ; mais non, nous sommes aveugles, et Tu es présent. Ou bien écarte ce voile du mystère, ou bien enlève-nous cette âme privée de vision. L’arbre de mon esprit désespère de porter des feuilles et des fruits : envoie donc une hache, ou alors la brise du matin. Tu m’as donné la raison, donne-moi aussi la folie, montre-moi la voie de l’extase intérieure. La science demeure dans la pensée ; l’amour fait son nid dans le cœur vigilant. Si la science ne bénéficie pas de l’amour, elle n’est qu’un théâtre d’idées : ce spectacle n’est qu’une magie…

Sir Muhammad Iqbal né en 1877 à Sialkot dans le Pendjab en Inde britannique (Pakistan actuel) et mort le 21 avril 1938 à Lahore, est un poète et philosophe. Allama Iqbal est considéré comme un des poètes musulmans les plus influents du XXe siècle. Il est aussi vu comme le père spirituel du Pakistan…

(Revue Être. No 1. 15e année. 1987)

Heureux l’homme dont l’âme ignore le repos
Il est le cavalier du coursier du temps ;
La robe de la vie est faite à sa mesure,
Car il est le dernier-né de la création, et devant lui s’ouvrent les âges.

L’homme, dans ce monde aux multiples couleurs, à chaque instant, se lamente, comme le luth. Le désir de trouver un ami qui le comprenne le consume, et lui inspire un chant qui déchire le cœur. Mais ce monde fait d’eau et d’argile, comment pourrait-on dire qu’il possède un cœur ? L’océan et la terre, la montagne et la brindille, tout est sourd et silencieux ; sourds et muets sont le ciel, le soleil et la lune. Bien qu’au firmament il y ait des multitudes d’étoiles, chacune est plus solitaire que l’autre ; comme nous, chacune est impuissante et comme nous errante dans l’immensité azurée. C’est comme une caravane qui n’a pas pris suffisamment de provisions pour son voyage : les cieux lui paraissent illimités et les nuits trop longues. Ce monde est-il une proie, dont nous serions les chasseurs ? Ou ne sommes-nous que des prisonniers oubliés ? À mes gémissements, aucune voix n’a répondu. Où donc l’homme peut-il trouver un ami qui le comprenne ?

J’ai vu que le jour de cet univers qui s’étend dans les quatre directions, dont la lumière illumine le palais et la cabane, tire son existence de la révolution d’une planète et ne dure que le temps de dire : il était là, il est parti. O heureux le jour qui n’appartient pas au temps, dont le matin n’a ni midi ni soir, un jour dont la lumière rend l’âme lumineuse, et grâce auquel on peut voir le son comme la couleur ! Par son éclat, toutes les choses absentes deviennent présentes ; il dure éternellement. O Seigneur ! fais-moi la grâce d’un tel jour, libère-moi de ce jour sans ardeur !

Ce verset de Tasrir 1, pour qui fut-il révélé ? Cette sphère azurée, pour qui donc erre-telle ? Celui qui connaît le secret de « Dieu enseigne les noms » 2, qui donc est-il Qui donc a été enivré par cet échanson et par cette coupe ? Qui as-Tu choisi entre tous les gens du monde ? Qui as-Tu rendu confident des secrets cachés ? O Toi dont la flèche nous a percé le cœur, qui a dit « Appelle-Moi », et à qui l’a-t-on dit ? 3. Ton Visage est ma foi et mon Qoran ; refuseras-tu à mon âme une de Tes manifestations ? Par la perte de cent de ses rayons n’est pas diminuée la substance du soleil !

Pour notre époque, la sagesse est comme une chaîne au pied. Où est cette âme impatiente que je possède ? Pendant des âges, l’existence tourne autour d’elle-même jusqu’à ce que descende ici-bas une âme impatiente. Si tu ne tourmentes pas cette terre aride, elle ne deviendra pas favorable à la semence du désir. Si de cette terre infertile sort parfois un cœur, considère-le comme une grâce de Dieu ! Tu es ma Lune : pénètre dans ma nuit obscure, regarde un instant les ténèbres de mon âme ! Pourquoi la flamme éviterait-elle les brindilles sèches ? Pourquoi l’éclair craindrait-il de tomber ?

J’ai vécu dans la séparation d’avec Toi : montre-moi l’au-delà de cette voûte azurée ; ouvre-moi les portes fermées, fais de la terre la confidente des saints du ciel ! Allume dans mon sein un feu ; laisse l’encens et brûle le bois, puis mets-y de nouveau mon encens et répands-en sur le monde la fumée : attise la chaleur de ma coupe, jette un regard sur moi. Nous Te cherchons et Tu es loin de nos yeux ; mais non, nous sommes aveugles, et Tu es présent. Ou bien écarte ce voile du mystère, ou bien enlève-nous cette âme privée de vision. L’arbre de mon esprit désespère de porter des feuilles et des fruits : envoie donc une hache, ou alors la brise du matin. Tu m’as donné la raison, donne-moi aussi la folie, montre-moi la voie de l’extase intérieure. La science demeure dans la pensée ; l’amour fait son nid dans le cœur vigilant. Si la science ne bénéficie pas de l’amour, elle n’est qu’un théâtre d’idées : ce spectacle n’est qu’une magie, comme celle de Sâmirî 4, la science sans l’Esprit Saint (Rûh-ul-Qudus) n’est que sorcel­lerie. Sans la Lumière divine (Tajalli), le sage ne trouve pas la voie, et meurt écrasé sous le poids de ses propres imaginations. Sans la Lumière de Dieu, la vie n’est que souffrance, la raison insensée, la religion une tyrannie. À ce monde de montagnes et de plaines, de mers et de déserts, nous demandons la Vision, il nous répond : « Tradition » ! Accorde une halte à ce cœur errant, redonne à la lune la plénitude de son éclat. Bien que de ma terre ne fleurissent que des discours, le langage de la nostalgie n’a jamais de fin ! Sous cette voûte céleste, je me sens étranger, d’au-delà du firmament, redis-moi : « En vérité, je suis tout près de toi » 5, afin que, comme le soleil et la lune, s’évanouissent les quatre directions de l’espace, ce nord, ce midi, que j’échappe à cet ensorcellement de l’hier et du demain, et que je dépasse le soleil, la lune et les Pléiades !

Tu es la splendeur éternelle et nous, pareils à des étin­celles, nous ne durons qu’un ou deux instants, et encore nous sont-ils prêtés ! O toi qui ne connais pas la lutte de la mort et de la vie, quel est ce serviteur qui jalouse Dieu ! Esclave impatient, qui conquiert les horizons et qui ne se satisfait ni de présence ni d’absence ! Je suis éphémère, rends-moi éternel ; je suis de la terre, rends-moi du ciel. Rends-moi ferme dans la parole et dans l’action ; les routes sont visibles, accorde-moi d’y marcher. Ce que je dis vient d’un autre monde, ce livre appartient à un autre ciel. Je suis un océan et la torpeur est indigne de moi : où donc est celui qui descendra dans mes profondeurs ? Un monde s’est arrêté sur ma rive, mais sur ces bords, il n’a pu voir que le reflux des vagues. Moi, je désespère des maîtres de l’ancien temps, je parle pour les jours qui viendront. Facilite à la jeunesse la compréhen­sion de mes paroles, pour que les profondeurs de mon océan leur soient accessibles.

Extrait du « Livre de l’éternité » Éditions Albin Michel. Traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et le Dr Mohammad Mokri

1 Qoran, XXXI, 19. « Ne voyez-vous pas que Dieu vous a soumit tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ?… ».
2 Qoran, Il, 29. « Dieu a enseigné à Adam les noms de toutes les créatures… ». Ce verset a fait l’objet d’innombrables commentaires, aussi bien de la part des philosophes que des philologues et des mystiques.
3 Qoran, XL, 62. « Invoquez-moi, dit le Seigneur. Je vous exaucerai. »
4 Sâmirî, d’après la tradition musulmane, a fabriqué un veau d’or et égare les Hébreux pendant que Moïse était absent (cf. Qoran, XX, 87).
5 Qoran, L, 5. « Nous avons créé l’homme, et nous savons tout ce qui se passe dans son cœur, et nous sommes plus proches de lui que sa veine jugulaire. » Verset médité par tous les mystiques de l’Islam (cf. P. Claudel traduisant saint Augustin : « Celui qui est en moi plus moi-même que moi ».