René Fouéré
Psychologiquement, ce n'est pas autrui qui me fait mal, c'est moi qui me fais mal avec autrui

Si nos contacts avec le monde n’ont pas le caractère irrémédiable, implacable, des phénomènes objectifs, si c’est la manière dont nous accueillons les incidents de notre destinée qui décide si, après les avoir traversés, nous nous retrouverons enrichis ou appauvris, libérés ou asservis ; si c’est, en dernière analyse, notre attitude intérieure qui déterminera le caractère que ces incidents auront finalement pour nous, alors, nous pouvons à tout le moins concevoir qu’emprisonnés par notre interprétation actuelle de notre expérience, nous pourrions être libérés par une interprétation neuve et insolite

(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)

Si nos contacts avec le monde n’ont pas le caractère irrémédiable, implacable, des phénomènes objectifs, si c’est la manière dont nous accueillons les incidents de notre destinée qui décide si, après les avoir traversés, nous nous retrouverons enrichis ou appauvris, libérés ou asservis ; si c’est, en dernière analyse, notre attitude intérieure qui déterminera le caractère que ces incidents auront finalement pour nous, alors, nous pouvons à tout le moins concevoir qu’emprisonnés par notre interprétation actuelle de notre expérience, nous pourrions être libérés par une interprétation neuve et insolite [1].

« Dans « La Machine à explorer le temps », Wells nous montre son héros dévalant, sur sa mystérieuse machine, les pentes du futur, et atterrissant, après un fantastique clignotement des jours et des nuits, dans un monde crépusculaire et angoissant.

« Or, pendant que, sorti de sa machine, il poursuit ses investigations dans cet univers oppressant qui n’est que la déchéance du nôtre, les Morlocks blêmes et sanguinaires, s’emparent de la machine et la dissimulent dans le socle d’une gigantesque statue. Ces Morlocks, au retour du héros de Wells, lui ouvrent perfidement la porte de la cachette et, au moment où il s’installe sur le siège de son engin retrouvé, se précipitent sur lui pour l’anéantir, après avoir refermé toutes issues. Ils ont pour eux le nombre, l’espace est muré. Ils sont bien tranquilles. Leur ennemi sera, cette fois, défait.

Mais, bien qu’assailli par une multitude furieuse, l’explorateur du temps parvient à remettre en place et à manœuvrer les leviers essentiels de son extraordinaire machine. Et, soudain, reprend le clignotement hallucinant des jours et des nuits. La machine, ranimée, remonte vertigineusement le cours des siècles. Les yeux immenses et phosphorescents des Morlocks, leurs faces livides, leurs bras visqueux, tout cela s’est évanoui comme une vapeur. Le prisonnier de l’Espace s’est enfui par la porte du Temps, frappant de stupeur — du moins peut-on l’imaginer — ses adversaires impuissants.

« Il est permis de voir, dans cet épisode imaginé par Wells, le symbole de la puissance libératrice d’une intelligence capable de renouveler sa vision des choses. Enfermé, si l’on s’en tient à la commune conception de l’existence, le héros de Wells est libre dans cette conception supérieure du monde qu’il a eu le génie de se forger. Vaincu, selon la logique de ceux qui sont eux-mêmes captifs des notions banales, des habitudes sensorielles, il est victorieux par l’issue qu’il sait s’ouvrir sur des perspectives inaccoutumées.

« Ainsi interprétée, la fiction de Wells, qui reste fiction sur son propre plan, peut devenir, par transposition, la matière d’un enseignement précieux. De même que, dans le récit de Wells, les cadenas de l’Espace se trouvent fracturés par le moyen du Temps, de même aussi les circonstances matérielles ou sociales les plus oppressives comportent un échappement psychologique, se révèlent susceptibles d’une interprétation libératrice.

« Aux situations les plus contraignantes, les plus accablantes, on peut découvrir, si l’on a quelque courage intellectuel, quelque audace de pensée, des solutions actives. Seul se résigne aux léthargies, aux stagnations mortelles, l’homme qui ne sait pas détourner ses regards des sentiers battus, des pistes devenues impossibles, et qui croupit dans l’adoration des formules périmées. A qui daigne élever assez haut son cœur et sa pensée, l’horizon humain n’est jamais complètement fermé.

Dans la nuit la plus épaisse, les ténèbres les plus adhérentes, s’ouvre toujours, pour le pionnier hardi, un lumineux passage. Et dans le plus terrible désastre, un noble esprit perçoit encore l’occasion d’une secrète beauté.

« Ceci n’est pas seulement une image littéraire, mais une évidence philosophique et pratique. En nous-mêmes, nous n’avons pas affaire à des événements-en-soi, saisis dans leur objectivité absolue, que l’actualité nous jette à la face, mais, encore une fois, à l’interprétation que nous nous donnons de ces événements.

« Ces derniers nous sont seuls imposés et, selon la manière dont nous les accueillerons, selon l’interprétation que nous nous en donnerons, nous sortirons intérieurement libres ou intérieurement enchaînés de notre rencontre avec eux.

« C’est la qualité, la généreuse intelligence de la réponse que fera l’individu à l’assaut des événements extérieurs qui sera pour lui la source profonde de toute liberté sans illusion.

« Si notre interprétation est étroite, mesquine et routinière, nous serons empêtrés comme un insecte dans la glu. Mais si nous savons traduire les circonstances avec grandeur, avec audace, elles nous seront une source d’enrichissement et de libération. Ainsi sera-t-il vrai pour nous que, fût-ce dans le plus extrême confinement, une clarté toujours subsiste. Cette clarté, toutefois, il nous faut le génie de la découvrir. Il nous faut avoir, au sein des plus terribles épreuves, la force de repenser notre vie, de la reconsidérer avec des yeux neufs. Alors, si nous avons ce haut courage, si nous avons la générosité nécessaire, si nous maintenons notre intelligence à son plus haut point de vivacité, une issue radieuse nous apparaîtra ; et cette issue sera simple, comme tout ce qui est grand » [2].

Ce texte suggère la notion d’une intelligence tellement souple que celui qui la posséderait serait libre du milieu, quel qu’il fût, parce qu’il se serait rendu compte que nous ne sommes prisonniers que des limitations, des obstinations de notre esprit, et que le milieu n’a pas le pouvoir de nous contraindre automatiquement, fatalement [3], mais dans la seule mesure où nos propres contradictions internes, qui sont à la source de nos insuffisances et de nos esclavages consécutifs à l’égard d’autrui, ouvrent la voie à cette contrainte, de la même manière que, dans une nation, les divisions intestines ouvrent la voie à l’invasion, à l’occupation étrangères.

Percevoir que la signification ultime des éléments objectifs de notre destinée dépend de nous seuls, que nous sommes au principe même des contraintes que nous avons l’illusion de subir, et dont nous pensons qu’elles sont le résultat inévitable, automatique, d’initiatives qui échappent entièrement à notre contrôle, voilà, me semble-t-il, l’unique point de départ possible d’une libération de notre être qui ne soit ni échappement de rêve à la présence des choses, ni désertion d’un monde qui nous inspire une peur insurmontable, mais transformation radicale de notre réaction à l’égard des choses et du monde, bouleversement total de notre appréciation intime des êtres et des événements. Une telle libération n’exige pas, encore qu’elle tende inévitablement à la promouvoir, la transformation du milieu mais seulement la nôtre.

Certes, concevoir qu’existe, dans les pires circonstances, la possibilité d’une interprétation qui nous délivrerait du cauchemar que sont pour nous ces circonstances, ce n’est pas pour autant devenir capable de vivre à la hauteur de cette interprétation libératrice [4]. Il n’en est pas moins essentiel d’envisager, ne fût-ce qu’intellectuellement, sa possibilité. Avoir le sentiment qu’on souffre d’une manière fatale, qu’on n’est qu’un pauvre jouet dont dispose à son gré un sort aveugle, c’est une chose. Etre conscient, au contraire, que c’est nous-mêmes qui créons notre malheur par la pauvreté, l’étroitesse de notre vision ; par notre consentement à notre médiocrité même ; par notre absurde refus d’accepter que les choses soient, en effet, ce qu’elles sont, c’est une tout autre chose. Et si, dans les pires épreuves qui nous adviennent, au sein des plus atroces déchirements auxquels nous puissions être « soumis », nous gardons la notion précise que nos tourments ne sont pas, en soi, inévitables mais résultent de notre propre obstination à suivre des sentiers absurdes, le caractère même de nos expériences les plus douloureuses se trouve subtilement mais nécessairement modifié. Une telle « présence d’esprit », une telle amorce intellectuelle de lucidité peut ne pas produire des fruits immédiats. Elle n’en va pas moins à transformer, avec le temps, toute notre attitude.

Particulièrement à l’égard d’autrui. Nous découvrons que nous créons nous-mêmes tous les problèmes que les autres paraissent nous poser ; que nous ne faisons que projeter au-dehors nos propres incertitudes et nos propres ténèbres ; qu’en un mot, ce n’est pas autrui qui nous fait mal, mais nous qui nous faisons mal avec autrui. Nous comprenons que, par les valeurs que nous lui attribuons, il devient l’illustration objective de nos états intérieurs, le symbole matériel de nos tendances contradictoires, le point où la ligne de nos désirs rencontre l’horizon du monde et par lequel elle se révèle à elle-même sa propre direction. Dès lors, à travers cet autrui, qui s’efface en quelque sorte, nous sommes ramenés à la pénible contemplation de nous-mêmes.

En d’autres termes, prenant conscience que je suis l’auteur de ma propre souffrance et que, après tout, « l’autre » n’est qu’un prétexte que j’ai pris pour me tourmenter, me torturer, je cesse de m’occuper de lui en tant qu’il serait l’auteur de mes maux et toute mon attention se reporte sur ma propre contradiction intime. Ainsi donc, à mesure que l’individu acquiert un sens plus pénétrant de ses propres responsabilités, à mesure qu’il découvre qu’il est, en définitive, l’unique sculpteur du visage intime de son existence, le sentiment de « l’autre » s’atténue en lui. Et cela, d’ailleurs, sans que s’accroisse sa propre soi-conscience, sa conscience oppositionnelle de soi. Car il ne se voit plus comme l’opposé de l’autre. Il a purement et simplement conscience de ses propres incohérences. Quand il adoptait, pour contempler ses rapports avec autrui, le point de vue commun, il était très conscient de lui-même, en tant que victime ou obligé de l’autre, et, corrélativement, il était constamment préoccupé de connaître la personne et les intentions de l’autre, en fonction de ses propres intérêts, plutôt que de chercher à se découvrir lui-même. A la limite, quand il y a total effacement de l’autre, en tant qu’obstacle ou moyen, il y a, du même coup, effacement du milieu (qui n’est que la collection des « autres ») en tant que distinct de et opposé à soi. Il y a, réciproquement (puisque conscience du moi et conscience du non-moi ne peuvent subsister l’une sans l’autre), abolition de la conscience oppositionnelle de soi. On parvient à cette intelligence qui est libre du milieu parce que, pour elle, le milieu s’est effacé ou, tout au moins, n’a plus que la fonction d’un miroir vide.

D’aucuns seront tentés de penser que, même si les considérations que je viens d’exposer sont exactes, elles offrent l’inconvénient de nous conduire, semble-t-il, à une sorte d’abdication résignée devant les agissements d’autrui. Quel recours pouvons-nous avoir contre lui si, en « droit psychologique », nous sommes, en définitive, seuls coupables des souffrances dont ses actes sont ou pourraient être pour nous l’occasion ? Ne devons-nous pas adopter à l’égard de ses initiatives, une passivité complète ?

Il n’en est rien car si nous sommes, en effet, l’auteur véritable des maux qu’autrui paraît nous infliger, il est réciproquement exact que lui-même est à la source des maux qu’en apparence nous lui faisons subir. La parfaite symétrie de la formule interdit qu’elle nous impose, dans nos rapports avec autrui, une attitude spéciale. On pourrait dire qu’elle est purement destinée à l’usage intime.

D’ailleurs, même si, en dernière analyse, c’est moi-même qui me fais mal avec les actes d’autrui, il ne s’ensuit pas, pour autant, qu’autrui soit animé envers moi de bonnes intentions. Il se peut fort bien qu’il veuille me faire mal. Mais, c’est là le point essentiel, le point crucial, je ne souffrirai effectivement que si mon attitude intérieure est celle qu’escompte ou m’attribue d’emblée sa malice ; que si, littéralement, je prête le flanc au coup qui m’est porté. Si je m’efface, pour ainsi dire, devant ce coup, il se perd dans le vide et son auteur s’est évertué en vain. Je pourrais dire : autrui, à strictement parler, ne peut pas nous faire mal, il ne peut que mettre en œuvre les moyens qui, à son jugement, devraient nous faire mal. C’est nous qui déciderons, en dernier ressort, de l’efficacité de ces moyens.

Si, par exemple, quelqu’un m’insulte, c’est évidemment avec l’intention de me blesser. Toutefois, il ne dépend pas de lui, mais de moi seul, que je sois effectivement blessé. Je le serai s’il existe en moi un orgueil qu’une insulte puisse atteindre, si une image de moi-même est présente en moi et que j’y sois attaché. Si cette image et l’orgueil de cette image n’existent pas, il devient impossible que je sois blessé. Je considère mon insulteur en soi, comme si son insulte ne s’adressait pas à moi-même. Et, si je suis capable d’affectueuse intelligence, je me mettrai à penser qu’il doit éprouver quelque souffrance secrète ou être victime d’un triste aveuglement pour en venir à proférer de semblables insultes. Ces dernières, sans être vulnérantes pour moi-même, me révèleront l’état de pauvreté, de détresse intime de leur auteur, et n’éveilleront en moi que la plus humaine des compassions.

Bien entendu, sous peine de devenir absurde, perverse et, finalement, méprisante, cette compassion ne saurait me conduire à féliciter mon insulteur : ce serait l’encourager dans son aveuglement. Elle ne saurait, non plus, s’opposer à une conception juste et paisible, à une conception en quelque sorte impersonnelle de ma propre défense.

Je me défendrai comme je défendrais quelqu’un d’autre, auquel je ne serais pas lié, et qui serait injustement accusé. Je rétablirai les faits avec une objectivité tranquille. Je défendrai mon attitude parce qu’elle sera juste — si elle l’est en effet — et non parce qu’elle sera mienne. Ainsi, ni l’assaut d’autrui, ni ma réponse à cet assaut ne troubleront vraiment ma sérénité. A aucun moment je ne me sentirai blessé ni amer.

On notera qu’il importe que je me défende, au sens où me défendre c’est défendre non ma personne mais celles de mes attitudes qui méritent d’être défendues. Je ne sais pas pourquoi je suis précisément ce que je suis. En se défendant, tout homme défend donc l’humanité, car il défend cet autrui qu’il aurait pu être pour lui-même si, à la grande loterie de l’existence, ses caractéristiques personnelles avaient été attribuées à quelqu’un d’autre. Mais le fait que l’on puisse se défendre comme si l’on était l’autre implique, en retour, que l’on doive défendre l’autre comme s’il était soi. Cela revient à ne plus distinguer entre soi-même et autrui.

Il convient de remarquer que, dans l’hypothèse où je souffre d’être insulté, c’est mon orgueil qui me rend vulnérable. Il peut m’apparaître, sottement, comme une expression de ma puissance. Il n’en est pas moins, en réalité, le défaut même de ma cuirasse. C’est parce que je veux défendre une certaine notion de moi-même que le coup qui m’est porté m’atteint réellement. Si je cessais de vouloir me protéger, en tant que personnage, je ne me sentirais plus menacé [5]. C’est là le plus admirable des paradoxes, l’un des faits les plus simples et les plus lumineux que nous puissions saisir. La véritable sécurité échoit en partage à celui qui n’a plus, en lui-même, de personnage à protéger — encore qu’il lui soit loisible et recommandable de défendre objectivement ses actions. En définitive, la seule sécurité qui vaille réside dans une intelligence si ouverte, si insoucieuse de soi et si affectueuse qu’elle n’est qu’un autre nom de l’amour. Ainsi donc, la formule de libération psychologique que j’ai exposée n’implique aucunement, en elle-même, une conception passive de l’existence.

On m’objectera, il est vrai, qu’un homme emprisonné ne paraîtrait atteindre à la liberté intérieure qu’au prix d’une totale passivité, d’une complète résignation à son sort. Une telle conclusion n’a rien d’obligatoire. Notre captif a reconnu l’inutilité de certains gestes, la futilité d’une frénésie aveugle. Et voici qu’il s’est tranquillement assis dans sa cellule, renonçant à dépenser en pure perte son énergie. Cette énergie, rien ne l’empêche, maintenant qu’il en dispose de façon sereine, de l’utiliser à ourdir minutieusement, et sans cette hâte qui conduit aux pires imprévoyances, un projet d’évasion. Tant qu’il sera pris par cette tâche, il n’aura pas conscience de son emprisonnement et restera donc en état de libération psychologique. Supposons qu’après un examen attentif, tout projet d’évasion se révèle impraticable. L’homme, alors, pourra rester, psychologiquement, le prisonnier de son propre ennui, c’est-à-dire de son vide intérieur, de son incapacité profonde à vivre solitaire. Mais, à y regarder de près, il resterait encore emprisonné de la sorte si on lui ouvrait toutes grandes les portes de son cachot. Il n’aurait, en recouvrant la faculté d’aller à sa guise, qu’une illusion de liberté. Autrement, il lui reste possible, en principe, comme le fit Aurobindo Ghose, de transformer en une sorte de cellule monacale sa cellule d’incarcéré. Dès lors, sa passivité apparente ne sera que le revers d’une activité intime [6]. Un homme moins intelligent que lui ne pourrait pas plus que lui renverser les murs de sa geôle et son incarcération de fait se doublerait d’une incarcération psychologique. Des deux, le prisonnier lucide et intérieurement riche serait celui qui tirerait le meilleur parti, le parti le plus « artistique » des circonstances oppressives qui leur seraient communes.

16 mai 1983

(Extrait, pour l’essentiel, du volume 4, écrit vers la fin de 1962 et encore inédit, de mon ouvrage « Du Temporel d L’Intemporel »)

Il me paraît intéressant de reproduire ici une note du 25.5.1979, qui n’est pas sans rapport avec le texte ci-dessus :
« J’ai souvent dit que nous ne devions pas aider les autres « à se damner ». C’est-à-dire que nous ne devions pas répondre à la violence par la violence, à la haine par la haine, à l’orgueil par l’orgueil, au mépris par le mépris.
« Ces sentiments inhumains ont été créés chez ceux qui les éprouvent, comme en nous-mêmes, par une éducation faussée, par l’exemple collectif.
« Si nous répondons à l’assaut qui nous est livré par quelqu’un qui les professe et se veut notre adversaire, nous l’endurcirons dans son attitude, c’est-à-dire que, selon l’expression dont je me suis servi, « nous l’aiderons à se damner », nous lui donnerons prétexte à s’enfoncer davantage dans les chemins fâcheux où il s’est engagé, au lieu de l’aider à en sortir.
« Si, au contraire, nous gardons devant ses attaques une sérénité, un désintéressement auxquels il ne s’attend pas, nous lui donnerons, par notre exemple, une occasion de réfléchir, de se dégager de ces voies mauvaises dans lesquelles il s’est laissé entraîner — au lieu de l’encourager à y persévérer, à s’y enliser plus encore. »

27.5.1983

[1] « Le monde n’aura jamais pour toi d’autre sens que celui que tu lui attribueras… Puisque tu ne sortiras pas de l’illusion que tu te feras de l’univers, choisis la plus divine. (Villiers de l’Isle-Adam, « Axel »).

[2] Extrait, quelque peu remanié, d’une étude personnelle.

[3] La notion de liberté est psychologique avant d’être matérielle. Si, étant matériellement contraint, je comprends qu’il m’est impossible de briser mes liens, je ne m’efforce plus de m’en délivrer.
Ne faisant plus effort contre cet obstacle, je cesse de le ressentir. J’en deviens psychologiquement libre.
Le sentiment de contrainte résulte d’une contradiction entre le vouloir et le pouvoir. En admettant que le second terme soit irrémédiablement fixé, je dispose, en revanche, du premier. Il dépend donc de moi — c’est une œuvre d’intelligence — de réaliser entre les deux termes cet ajustement qui me libère. J’ai dit « œuvre d’intelligence », car c’est l’intelligence exacte de ma situation qui me révèle l’étendue de mon pouvoir, et c’est encore cette intelligence qui discerne — l’étendue de mon pouvoir étant mesurée — ce que doit être la nature de mon vouloir. L’intelligence est ce qui découvre, en toute circonstance, la meilleure attitude possible. Elle est donc indépendante des circonstances. Si terrible que soit la condition dans laquelle on se trouve, il y a toujours une manière supérieure, on pourrait dire « artistique », de l’interpréter. C’est cela qui est l’intelligence et, en y réfléchissant, on voit aussi que c’est cela qui consiste à être soi-même. Car, faisant ce que l’on tient pour le meilleur, la plus haute action dont on soit capable, on ne peut rien vouloir faire d’autre que ce que l’on fait. Une telle action, ne créant pas de contradiction intérieure, réalise tout à la fois la liberté et l’unité de l’être. Autrement dit, dans ces conditions, on est soi-même.

[4] Ce n’est même pas découvrir ce que serait, dans son expression concrète, cette interprétation. Une telle expression concrète, une telle réponse en acte au « défi » des événements (à ce « challenge » dont parle Krishnamurti) ne peut jaillir que dans un esprit parvenu à cette « tension juste » — semblable, dit Krishnamurti, à la tension correcte des cordes d’un violon — qui le rend apte à affronter efficacement et d’emblée les impacts de l’extérieur.

[5] C’est pourquoi Krishnamurti disait avec raison à ses auditeurs que s’ils cessaient de se protéger ils ne devraient pas, pour autant, se croire perdus.

[6] Krishnamurti dirait qu’il ne faut pas confondre l’action avec une « tapageuse inaction ».