Robert Linssen
Que reste-t-il ?

Telle est la question que se pose inévitablement l’occidental : que reste-t-il lorsque l’esprit s’est affranchi de tous ses symboles, de toutes ses formules, de toutes ses croyances, de toutes ses mémoires, de toutes ses illusions ? Que reste-t-il lorsqu’ayant compris l’impermanence des biens matériels et la vanité des mondanités, l’homme réalise le détachement ? Que reste-t-il lorsqu’après avoir perçu l’évanescence des biens matériels, l’homme a compris la vanité des accumulations intellectuelles ?

(Revue Être Libre Numéros 142-144, Janvier-Février 1958)

Telle est la question que se pose inévitablement l’occidental : que reste-t-il lorsque l’esprit s’est affranchi de tous ses symboles, de toutes ses formules, de toutes ses croyances, de toutes ses mémoires, de toutes ses illusions ?

Que reste-t-il lorsqu’ayant compris l’impermanence des biens matériels et la vanité des mondanités, l’homme réalise le détachement ?

Que reste-t-il lorsqu’après avoir perçu l’évanescence des biens matériels, l’homme a compris la vanité des accumulations intellectuelles ?

Que reste-t-il enfin, lorsque le « moi », le support de toutes les vertus et de tous les vices, le centre de toutes les acquisitions matérielles et intellectuelles se trouve dissout ?

Un sentiment d’effroi nous étreint ou nous frôle suivant notre maturité intérieure. Le  « Vieil homme» en nous fait surgir la peur, la peur de n’être rien, la peur de ne plus continuer.

Au terme de ces négations successives apparait l’ultime affirmation. Elle resplendit de Sa propre lumière. Elle n’a jamais cessé d’être nous. Nous n’avons jamais cessé d’être Elle, car Elle demeure non affectée par les mirages qu’ont engendré nos pensées.

Que reste-t-il ? Mais tout reste, absolument tout, puisque rien n’a été enlevé.

Nous posons la question sans cesse répétée : Que reste-t-il ? Pourquoi ? Parce que la Sagesse nous suggère de nous séparer de l’ensemble de nos attachements, de nos fausses valeurs.

Nous perdons de vue que l’ensemble des éléments dont le Zen nous demande de nous affranchir, possède la nature d’un véritable mirage. Très malheureusement pour nous, le mirage est tout.

Lorsque nous spéculons intellectuellement sur l’opportunité éventuelle d’un affranchissement du mirage, nous nous posons avec effroi la question « Que reste-t-il ? » Lorsque nous nous engageons courageusement dans la réalisation effective de l’expérience, plus aucune question n’apparait.

La réponse suprême est la. Elle est l’ultime et prestigieuse certitude, le fait par excellence, toujours renouvelé.

Répétons-le, tout reste donc, comme de toute éternité. Seul le mirage a disparu. Mais la vision qui s’installe en nous est Celle de l’éternité de création au cœur du temps. Elle est l’élément suprêmement positif dont rien ne peut être dit.

Comprenons donc que la question « Que reste-t-il ? » n’est qu’un réflexe-morbide de la ruse de notre esprit. Reconnaissons le caractère négatif des éléments d’ignorance et d’attachement dont l’affranchissement nous est suggéré par la Sagesse.

Ainsi que l’exprime Lao-Tzu, dans le Tao Te King (1) :

« En s’adonnant à l’étude on augmente chaque jour…
En se consacrant au Tao, on diminue chaque jour…
On ne cesse de diminuer… jusqu’a ce qu’on atteigne le Non-Agir…
Par le Non-Agir, il n’est rien que l’on ne puisse faire… »

Dans la réalisation de cette passivité, nous ne devenons pas seulement créatifs… Nous intégrons au processus même de la Création qui nourrit et soutient les mondes.

Que reste-t-il donc lorsque cesse le « moi » ?

La réponse est tellement riche, tellement impérieuse, que tous les mots sont à la fois impuissants et inutiles.

Ainsi que l’exprimait Krishnamurti (2) :

« Il n’y a possibilité de création que lorsque l’esprit est vide.  Je ne parle pas du vide superficiel que connaissent la plupart d’entre nous et qui se manifeste dans le désir de nous distraire.  Etant toujours en quête de divertissements, nous avons des livres, des radios, nous allons écouter des conférenciers et des autorités spirituelles. L’esprit passe son temps à se remplir, et ce vide-là, n’est qu’irréflexion. Je parle au contraire du vide qui accompagne l’extraordinaire état d’attention d’un esprit qui connait son pouvoir de créer des illusions et qui va au delà. Ce vide ne peut jamais se produire tant qu’un penseur est là, qui attend, qui guette, qui observe afin d’amasser de l’expérience et de se consolider…
L’esprit peut-il jamais être vide de symboles, vide de  paroles et des sensations qu’elles procurent, de telle sorte que n’existe pas d’entité en état d’expérience, occupée à accumuler ?… Vous ne pourrez pas répondre à cette question, naturellement, parce que vous ne savez pas, vous n’avez jamais essayé.. »

Alors, vous qui lisez ces choses depuis dix ou quarante ans, qu’attendez-vous pour vous jeter corps et âme dans le feu vivant de l’expérience ?

C’était l’ultime appel de Krishnamurti avant que nous le quittions — peut-être pour bien longtemps — l’an dernier. Que faites-vous? Que faisons-nous effectivement, en dehors de nos lectures, de nos mots ?

C’est à lui-même que chacun doit répondre a cet émouvant appel et ne plus se poser la question sinistre, la question qui tue l’âme : Que reste-t-il ?

Robert LINSSEN.

(1)    Lao Tzu : Tao Te King, p. 72 (Ed. Derain, Lyon, 1951).
(2)    Première et dernière liberté, p. 148 (Ed. Stock).