le Pr Jacques Ruffié
Quelle évolution pour l'homme

L’évolution biologique — si tant est qu’elle puisse nous toucher encore, ne nous prépare aucune ère nouvelle. Nous avons quitté — en grande partie — la prison de l’ADN. Notre domaine se situe ailleurs : la technique et le culturel. C’est ce qui donne aux hommes une place privilégiée dans le monde vivant. Nous sommes conscients et libres d’inventer et d’innover mais aussi de démolir et de détruire. Nous étant affranchi du carcan de l’ADN et de ses programmes rigides, nous avons accédé à la liberté, mais aussi à la responsabilité. Nous n’avons plus comme l’animal, la garantie des comportements innés ; nous pouvons tout perdre et savons désormais que nos cultures sont fragiles et nos civilisations mortelles…

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 14. 1984)

Professeur titulaire de la chaire d’anthropologie physique au Collège de France, Jacques Ruffié (1921-2004) est l’un de nos biologistes les plus importants. À la recherche des mécanismes de l’évolution, il sillonne le monde pour étudier des populations qui n’ont pas subi de brassages à la suite d’invasion, de guerres ou de contacts avec d’autres ethnies (Indiens de l’Altiplano, Noirs du Sud Sahara, peuplades à l’abri des profondes forêts, etc.). Directeur de l’unité d’hémotypologie humaine et comparée du Centre national de transfusion sanguine, c’est à travers les informations que livre le sang qu’il appuie ses recherches sur les originalités génétiques de telle ou telle population. Pourquoi le sang ? Parce qu’il est un liquide (plus facile à prélever que de la peau ou du muscle) qu’il est facilement transportable et qu’il se conserve facilement. Ses travaux, portant sur le processus évolutif de l’homme depuis des millénaires, l’amènent aujourd’hui à réfléchir sur l’orientation que peut encore prendre cette évolution inachevée.

Libéré de ses entraves organiques, es -il devenu conscient de son avenir biologique ?

Il y a plusieurs manières d’envisager le monde vivant. La première – qui fut longtemps la seule utilisée – consiste à observer un individu donné considéré d’emblée comme le prototype d’un groupe, à rechercher toutes ses caractéristiques (morphologiques, physiologiques, éthologiques) et à définir ainsi une sorte de « canon classificatoire ». Feront partie du même ensemble (de la même espèce par exemple, ou de la même race) tous les sujets portant les mêmes caractères et donc conformes au modèle appelé holotype. Cette vision typologique de la nature – au terme de laquelle tout individu entre, obligatoirement, dans une catégorie parfaitement identifiée – est commode pour notre esprit qui aime les points de repère et s’accorde bien avec l’idée créationniste du monde, qui a prévalu, au moins en Occident, pendant des millénaires.

Pour les créationnistes, toutes les espèces vivantes sont l’œuvre directe de Dieu qui les fit dans l’état de perfection où nous les connaissons aujourd’hui. Il faudra attendre l’avènement en France du Siècle des Lumières pour que les Encyclopédistes (et en particulier Diderot) osent remettre en cause la croyance officielle (dans un pays où l’Église est encore toute puissante et inféodée au pouvoir séculier) et admettent la vraisemblance d’une évolution des espèces. L’idée fera son chemin. Elle se concrétisera, quelques décennies plus tard, par la fondation, sous la Convention, du Muséum d’Histoire Naturelle (à partir de l’ancien Jardin royal des Herbes médicinales). L’histoire est, par définition, un processus dynamique, une succession de faits et le terme même d’Histoire naturelle implique l’idée d’évolution.

Désormais, on ose abandonner le fixisme traditionnel lié à la croyance en la création divine et l’on cherche quels processus naturels auraient donné naissance aux plantes et aux animaux qui nous entourent. Il serait faux de dire que toute la communauté scientifique se rallie massivement au transformisme. La pesanteur des habitudes de pensée est telle que beaucoup hésitèrent à adopter une idée qui leur semblait très révolution­naire, et renverser tout ce que l’on avait enseigné pendant des siècles. En outre, ceux qui admettaient la réalité du processus évolutif recherchaient en vain quel mécanisme avait pu le soutenir. Lamarck, qui occupa la chaire des animaux invertébrés créée dans le nouveau Muséum, sera le premier à proposer une explication, développée en 1809, dans sa « philosophie zoologique ». Pour lui, toute espèce tend à une complexifica­tion croissante et à un meilleur ajustement à son environnement. Cet ajustement est lié à l’usage ou au non-usage des organes. Quand le milieu provoque l’utilisation fréquente d’un organe, celui-ci tend à s’hypertro­phier. S’il n’est pas sollicité, il risque au contraire de disparaître. Si la même « exigence » se fait sentir sur plusieurs générations, la lignée peut être profondément modifiée.

De Lamarck à Darwin…

L’exemple classique est celui du cou de la girafe : c’est parce que l’animal devait aller brouter des feuilles de plus en plus hautes (au fur et à mesure que les branches basses étaient épuisées) que son cou s’est allongé. La théorie de Lamarck implique donc l’inclusion, dans le patrimoine héréditaire, de caractères acquis. On sait aujourd’hui que cela ne correspond pas à la réalité. Mais dès le début du dernier siècle, les insuffisances évidentes apparurent dans la théorie de Lamarck, au point que personne – ou presque – ne la prit au sérieux. Cuvier, universitaire et politique puissant et redouté, n’hésita pas à ridiculiser son infortuné collègue qui mourut dans la pauvreté et l’oubli. Il faudra attendre un demi-siècle – exactement 1859 – pour qu’un Anglais, Charles Darwin, propose une théorie plus crédible sur le mécanisme de l’évolution. Sortant à peine de l’université, Darwin entreprend — un peu par hasard —, une longue croisière autour du monde (décembre 1831 octobre 1836) sur un bateau océanographique, le Beagle. Il ramasse une énorme quantité de matériel, multiplie les observations (en particulier sur les faunes et les flores des archipels, qui peuvent varier d’une île à l’autre). Rentré en Angleterre, il se marie, s’installe bientôt à la campagne et, pendant plus de 20 ans, étudie tout ce qu’il a récolté. Peu à peu se fait jour dans son esprit, un schéma explicatif de l’évolution — fortement inspiré on le verra, de l’idéologie régnante alors en Angleterre et dans toute l’Europe en pleine révolution industrielle. L’observation des élevages d’animaux domestiques — qui connaissent alors un grand succès dans son pays — conforte Darwin dans ses opinions. Pour lui, les choses sont claires. Dans toutes les populations, même les plus homogènes, apparaît de temps à autre un variant. Si le variant est avantagé par rapport aux « normaux », lui-même et sa descendance tendront à les supplanter. Dans le cas contraire, c’est le variant lui-même qui disparaîtra. Le choix, par l’éleveur, de variants jugés comme désirables et répété à chaque génération, permet de développer le caractère souhaité. Cette méthode fournit à l’Angleterre les meilleurs chevaux coursiers, moutons lainiers, poules pondeuses, vaches laitières, etc. Le même processus doit faire varier les espèces sauvages. Dès lors, quel est, dans la nature, le « grand éleveur » qui trie les meilleurs des moins bons ?

Darwin trouve la réponse chez Malthus, pasteur et démographe qui vivait au temps de Lamarck, soit un demi-siècle plus tôt. Pour Malthus, une population tend, par sa descendance, à accroître son effectif de façon géométrique, alors que ses ressources restent constantes (ou augmentent tout au plus en progression arithmétique). Il importe donc, pour que chacun ait durant sa vie des ressources suffisantes, que l’effectif demeure stable au fil des générations. Cette régulation est rendue possible par la destruction massive d’une partie des nouveaux venus qui se livrent une lutte sans merci pour s’attribuer les ressources, lutte qui ne laissera persister que les meilleurs (c’est-à-dire les plus aptes). On comprend dès lors que l’évolution entraîne toujours une complexité et une efficacité croissante des individus, de mieux en mieux armés pour exploiter leur milieu.

La théorie darwinienne remet en cause un certain nombre d’idées encore fort répandues dans l’Angleterre conservatrice — ou même libérale du milieu — du XIXe siècle. Si beaucoup sont prêts à accepter que les animaux — ou les plantes — sont le fruit d’une longue évolution, ils tiennent l’homme pour un être à part, une « créature » de Dieu.

La reine Victoria cousine des singes du zoo !

L’hypothèse de descendre d’ancêtres communs aux grands singes est vraiment trop choquante pour cette société traditionnelle. Conscient des remous que risque de provoquer la publication de sa théorie, Darwin hésite et attend. Il consulte ses amis. Les années passent. Finalement, en juin 1858, il reçoit une longue lettre d’un autre naturaliste, Alfred Russel Wallace, qui travaille dans l’archipel malais. D’une façon tout à fait indépendante, et à partir de ses propres observations, Wallace a élaboré un schéma identique à celui de Darwin et lui demande de publier son texte. Dès lors, Darwin n’hésite plus. Il présente à la Linnean Society de Londres la communication envoyée par Wallace, suivie d’un résumé de ses propres travaux. Et il se met aussitôt à rédiger son ouvrage célèbre, L’origine des espèces, qui paraîtra un an plus tard, le 24 novembre 1859. Le succès est immense : scandale pour les uns — comme l’avait prévu Darwin (l’Homme ne serait que le résultat d’une évolution biologique fondée sur la sélection et la reine Victoria elle-même devient une cousine » des singes du zoo de Londres !) ; mais aussi approbation chaleureuse pour les autres — qui trouvent enfin, dans l’hypothèse darwinienne, la première explication cohérente d’un transformisme dont ils ne doutent pas. En outre, en faisant partir tout progrès de la lutte et de l’élimination (ou le refoulement, ou l’exploitation) des plus faibles par les plus forts, la théorie de Darwin semble, apporter une justification « scientifique » à la situation sociale et politique qui règne alors dans les pays développés. L’industrie anglaise connaît un immense succès ; elle fait du pays la première puissance mondiale, à la tête d’un empire qui est le plus vaste depuis celui de Charles Quint. Mais ce succès n’est pas gratuit. Il repose, à l’intérieur, sur l’exploitation d’un sous-prolétariat misérable, se situant aux limites même de la survie. À l’extérieur, sur la mise en valeur de colonies, dans lesquelles l’esclavage règne encore. Cette situation donne mauvaise conscience à bien des moralistes, que Darwin vient soulager en affirmant que la variation, la lutte, la sélection constituent les lois fondamentales de la vie.

Quant à la compétition qui élimine les plus faibles, elle est la condition même de tout progrès.

Un modeste moine morave nommé Mendel

Si Darwin remet en cause le fixisme et fait entrer — définitivement — l’idée transformiste dans les sciences de la nature, il n’en demeure pas moins typologiste. En effet, le schéma darwinien part bien de la variation sur laquelle « accroche » la sélection naturelle, mais il débouche sur l’uniformité : puisque entre le normal et le variant la sélection va faire un choix. De sorte, qu’en bout de course, tous les sujets d’un même groupe seront identiques au type qui est le mieux adapté. Il n’y a pas de place pour les autres. Quand Darwin écrit son livre, les lois de l’hérédité sont encore inconnues. Mendel, qui les décrit à peu près au même moment, est un modeste moine morave, qui n’a guère d’audience.

Et il faudra attendre le début de notre siècle, pour que ses découvertes soient mises au grand jour. Mais leur génial auteur est mort depuis vingt-six ans ! Les lois de l’hérédité amènent Mendel à postuler l’existence de particules matérielles (aujourd’hui appelées gènes), qui contrôlent l’apparition des caractères héréditaires. Une même particule peut exister sous plusieurs formes, une forme normale dite « sauvage », la plus fréquemment rencontrée dans la nature, et une ou plusieurs formes différentes, appelées mutations, qui se traduisent par une variation du caractère considéré. Un gène et ses mutations constituent une série d’allèles (ou allélomorphes). Dès lors, il paraît clair que les variations observées par Darwin dans toutes les populations sont des mutations, et que le tri sélectif se fait entre allèles différents, par porteurs interposés. Autrement dit, entre A et sa mutation A’, la sélection devra choisir A ou A’. En fin de compte, le seul allèle qui persistera dans la population considérée sera le plus capable de répondre à la pression sélective (ou, si l’on veut, le mieux adapté aux conditions d’environnement).

Le darwinisme, revu à la lumière des découvertes de Mendel, a reçu le nom de néo-darwinisme. En principe, les sujets capables de se croiser, vivant à la même époque dans un même lieu (et donc soumis aux mêmes conditions sélectives) porteront tous les mêmes allèles c’est-à-dire le même patrimoine génétique. Jusqu’à une date récente, beaucoup de naturalistes ont vécu sur cette conception transformiste et typologique.

C’est à partir des années 1930 que l’on a commencé à soupçonner l’existence d’une forte hétérogénéité génétique des populations naturelles. Déjà, au début du siècle, la découverte des premiers groupes sanguins ABO chez l’homme par Landsteiner avait montré que les différents facteurs héréditaires du sang se retrouvaient dans tous les groupes raciaux, considérés jusque-là comme intangibles (en particulier, aucune race n’avait l’apanage du gène O, du gène A ou du gène B, mais tous se retrouvaient chez les Blancs comme chez les Noirs ou les Jaunes), avec, il est vrai, des fréquences valables.

La description — ultérieure — d’autres systèmes sanguins à contrôle génétique strict montre que le polymorphisme était un phénomène constant. Mais c’est surtout à partir de 1960, avec la généralisation des méthodes d’électrophorèse qui permettent d’identifier la « forme » des protéines (et en particulier des enzymes) présentes chez les animaux et les végétaux, que l’on put évaluer l’étendue et la profondeur de ce que Georges Pasteur a appelé avec raison un « multipolymorphisme colossal ».

Ainsi nous savons désormais que toutes les populations naturelles, végétales ou animales, terrestres ou marines, quelles que soient leurs conditions d’ambiance (c’est-à-dire les pressions sélectives auxquelles elles sont soumises), conservent toujours de multiples allèles différents dans leur patrimoine héréditaire. Tout se passe comme si la sélection naturelle, au lieu de choisir entre A ou A’, faisait en sorte de conserver A et A’. Ainsi, loin d’uniformiser les individus appartenant à une même popula­tion, comme on pouvait le penser, la sélection tend au contraire à les différencier. D’où vient cette attraction, de prime abord paradoxale, pour la variété permanente ?

Si le fait du polymorphisme génétique lui-même n’est plus contesté, son origine donne encore lieu à bien des discussions.

La première explication, dite neutraliste, est due au généticien japonais Motoo Kimura. Elle postule que la plupart des mutations sont neutres et qu’elles ont, vis-à-vis de la pression sélective, la même valeur.

Kimura s’appuie sur des arguments solides. Il montre, par exemple, en étudiant une même chaîne protéique présente dans une série d’espèces, que les mutations surviennent à intervalles réguliers, toujours les mêmes, aussi bien dans les moments où la lignée donne de grandes marques d’évolution que dans les périodes d’immobilisme. De plus, les molécules qui mutent le plus souvent sont celles dont le rôle physiologique (et donc la valeur sélective) est faible ou nul. À l’opposé, les molécules dont l’activité est vitale pour la cellule ne changent guère. Ici, la sélection apparaît comme un processus bien plus conservateur qu’innovateur. Prenons deux exemples :

L’histone IV est fait d’une chaîne de 102 acides aminés dont le rôle est d’assurer la compaction des filaments d’ADN de plusieurs décimètres de long qui se trouvent dans le noyau des eucaryotes [1]. Dans cette action, la chaîne d’histone travaille sur toute sa longueur. Or, l’histone IV du pois de senteur et celle du bœuf ne diffèrent que par deux substitutions d’acides aminés. L’ancêtre commun aux deux groupes (animaux/végétaux) re­monte au moins à un milliard et demi d’années. Ainsi, pendant tout ce temps la sélection n’a retenu que deux mutations, ce qui semble bien insuffisant pour passer du stade plantes à fleurs au stade mammifère.

Au contraire, le fibrinopeptide A du cheval et de l’âne (espèces très voisines qui durent se séparer il y a seulement quelques dizaines de millions d’années et peuvent encore s’hybrider) est représenté par une courte séquence de 16 acides aminés : mais elle diffère entre les deux espèces par 4 substitutions — ce qui est énorme pour une chaîne aussi
courte, chez deux groupes clivés depuis un temps aussi bref. Mais cette molécule est peu active : elle consiste, au moment voulu, à se couper au niveau de l’arginine pour donner une fibrine active qui déclenche le processus de coagulation.

La sélection n’élimine que les mutations défavorables

Certes, Kimura ne récuse pas entièrement la sélection ; sans elle, comment expliquer l’adaptation — souvent merveilleuse — des organismes à leur milieu. Mais il lui confère un rôle essentiellement passif qui consisterait à éliminer, de loin en loin, des mutations vraiment très défavorables.

Beaucoup d’autres auteurs font jouer à la sélection un rôle plus important et expliquent, de la manière suivante, comment la pression sélective peut aboutir à la variété, non à l’uniformité. Pour les com­prendre, un postulat fondamental doit être avancé : l’unité vivante, celle sur qui s’exerce la sélection naturelle, n’est pas l’individu lui-même, comme le donnait à penser la vision typologique du monde, mais l’ensemble de la population à laquelle il appartient, c’est-à-dire le groupe des individus qui vivent au même endroit à la même époque et qui peuvent se croiser (on dit qu’ils participent au même pool génique, dont chaque sujet représente un fragment visible).

Considérons une population faite de n individus, portant tous le même patrimoine, selon la définition typologique. Tous auront les mêmes aptitudes, seront actifs aux mêmes moments (dans la journée, dans l’année), rechercheront le même type de nourriture, voudront s’installer dans les mêmes lieux, désireront le même partenaire sexuel… Ainsi, une compétition sévère régnera au sein d’une niche écologique étroite et surpeuplée. Une telle situation n’est pas favorable à la persistance et au développement du groupe. Envisageons une autre population de taille comparable, faite elle aussi de n individus, mais qui diffèrent largement par leur patrimoine. Certains seront actifs aux heures chaudes, d’autres aux heures tempérées ou froides. Les uns préféreront un site sec, d’autres un site humide. Il en est qui seront plutôt carnivores, d’autres omnivores ou végétariens… Les goûts se révéleront tout aussi variés en matière sexuelle, de sorte que chacun trouvera « chaussure à son pied » sans risque de dispute avec son voisin. Dans une telle population génétiquement polymorphe, les limites de la niche écologique reculent (la niche n’est, en définitive, que la projection matérielle des possibilités conférées par le stock héréditaire). La quantité de ressources accessibles s’accroît. Chacun est mieux pourvu, sans avoir à se battre. Il est évident que cette situation est, du point de vue de l’avenir du groupe, bien plus avantageuse que la précédente, caractérisée par le monomorphisme. Dès lors, comment s’étonner que la sélection l’ait retenue ?

L’organisation des populations

Mais il y a plus. La structure populationnelle, qui implique une vaste variété génétique, est seule compatible avec l’évolution d’un groupe. Chaque espèce possède son aire de répartition. S’il s’agit de groupes à répartition du type insulaire (archipels, lacs, clairières, oasis), les frontières correspondent à des limites physiques bien tranchées. Dans les groupes continentaux, la frontière est moins brutale car il s’agit souvent de limites écologiques. Ici, une espèce donnée va aussi loin que le lui permet son équipement génétique. Elle s’arrête là où le patrimoine ne peut plus faire face aux conditions du milieu. Ces facteurs limitants seront très variables : ce pourra, par exemple, être le climat froid au Nord, la sécheresse (ou la présence d’un prédateur) au Sud ; une endémie parasitaire à l’Ouest, un manque de nourriture indispensable à l’Est, etc. Dans chaque cas, on trouvera aux confins de l’aire, des sous-populations portant le patrimoine le mieux adapté aux exigences locales. C’est pourquoi ce patrimoine peut varier avec la zone étudiée. Mais l’espèce demeure homogène tant que les populations — même très disparates — qui la composent échangent entre elles suffisamment de gènes (flux géniques interpopulationnels). Il peut arriver qu’une population particu­lièrement excentrique (et survivant aux limites mêmes des possibilités génétiques de l’espèce) soit accidentellement coupée du groupe dont elle est issue. Si l’isolement sexuel dure assez longtemps et que la pression sélective qui s’exerce sur cette population est assez forte, la divergence peut devenir telle que cet isolat ne pourra plus se croiser avec l’espèce dont il est issu. Il constitue alors une espèce nouvelle, qui va exploiter désormais sa propre niche écologique, en dehors des limites de la niche précédente. Ces groupes « pionniers », qui sont à l’origine de la spéciation, naissent le plus souvent (mais non toujours) à la périphérie de l’aire de répartition, là où les conditions sont extrêmes. C’est donc en termes de populations et de variétés, non en termes d’individus et de types, qu’il faut désormais considérer le monde vivant.

L’homme a inventé des civilisations

Le cas de l’espèce humaine est particulier. Très tôt, grâce au développement de leurs facultés mentales, les pré-hominiens puis les hominiens surent rétablir un peu partout sur la terre émergée le microclimat tropical humide (berges des grands lacs d’Afrique orientale sur lesquelles ils étaient nés). Désormais ils n’avaient plus pour quitter leur berceau à attendre une série de mutations favorables qui leur aurait donné les moyens biologiques de s’adapter à une nouvelle écologie. Prenons un exemple simple. Tous les renards descendent d’une lignée commune, bien identifiée par les paléontologistes et qui a éclaté en plusieurs rameaux spécialisés. Citons entre autres le renard roux (Vulpes vulpes) commun dans l’Europe et l’Asie tempérée, qui fut longtemps la terreur des poulaillers et est accusé aujourd’hui de véhiculer la rage. Il se nourrit de petits mammifères, d’oiseaux et chasse volontiers la nuit, guidé par son odorat.

Plus au Nord, on rencontre le renard polaire (Alopex lagopus) de taille plus petite, qui présente en hiver une belle fourrure blanche le rendant presque invisible dans la neige ou sur la banquise. Physiologique­ment, il est parfaitement adapté au climat froid. À l’opposé, les terres arides et chaudes du Sahara ou de la péninsule arabique sont peuplées par le fennec (Fennecus zerda), petit renard de couleur sable présentant de grands pavillons auditifs. De jour, il vit au frais dans des terriers relativement profonds qu’il a creusés. Il en sort la nuit pour se nourrir d’insectes qu’il détecte surtout au bruit. Ainsi, pour peupler trois régions à écologies très différentes une même lignée de canidés a dû se scinder en trois branches qui ont donné non seulement des espèces mais des genres autonomes, spécialisés chacun à leur environnement.

Or, les mêmes zones sont habitées par des hommes qui sont les Eskimo au Nord, les Européens au Centre, les Twareg au Sud. Tous appartiennent à la même espèce Homo sapiens et ne présentent guère de spécialisation organique. Ils sont demeurés interféconds mais ont, dans chaque cas, adopté une culture convenant au milieu. Il n’y a aucune chance de faire vivre un renard polaire au Sahara, alors qu’une famille eskimo peut très bien y prospérer, à condition de prendre les mœurs des Twareg.

Face aux « défis écologiques », l’homme n’a pas créé de nouvelles espèces : il a inventé des civilisations. Et ce mouvement qui a permis de relayer l’évolution biologique par l’évolution culturelle remonte loin dans le passé. Grâce à la confection de vêtures appropriées à la construction d’abris adaptés puis à la domestication du feu, nos lointains ancêtres purent pénétrer dans les zones tempérées et froides où la compétition était moins sévère que dans les zones humides et chaudes grouillantes de vie et souvent malsaines. Plus tard, leur industrie devait les amener à conquérir le monde, avant de le mettre au pillage. Très modeste en ses débuts, la niche écologique humaine a pris aujourd’hui les dimensions de toute la terre.

Elle les dépasse même depuis que les premiers astronautes américains marchèrent sur la Lune. Ce succès — sans précédent — rencontré par une espèce qui, du point de vue biologique, n’est pas particulièrement favorisée (nous sommes moins forts, moins rapides, moins résistants que bien des grands mammifères) tient, nous l’avons dit, au développement de notre psychisme et à nos facultés de communication. L’invention biologique — mutation singulière ou réarrangement des gènes — est individuelle. Il lui faut des générations pour qu’elle diffuse dans tout le groupe. L’invention culturelle ou technologique, tend de plus en plus à être une œuvre collective. Et dès qu’elle a vu le jour, elle est colportée très vite à l’ensemble de l’humanité. Même les inventions les plus secrètes n’échappent pas longtemps à leur « publication ». Aujourd’hui, le monde est confronté à d’immenses défis peut-être au-dessus des ressources de la nature.

Depuis la préhistoire, nous avons brûlé les étapes et brisé la chaîne de la co-évolution qui nous intégrait à l’ensemble du règne vivant, et faisait de nous une espèce comme les autres. Nous nous sommes libérés de nos entraves organiques et avons accédé au palier psycho-social. Nous avons conquis la liberté, mais perdu « la protection » que confèrent tous les processus organiques contrôlés par les programmes génétiques.

L’évolution biologique — si tant est qu’elle puisse nous toucher encore, ne nous prépare aucune ère nouvelle. Nous avons quitté — en grande partie — la prison de l’ADN. Notre domaine se situe ailleurs : la technique et le culturel. C’est ce qui donne aux hommes une place privilégiée dans le monde vivant. Nous sommes conscients et libres d’inventer et d’innover mais aussi de démolir et de détruire. Nous étant affranchi du carcan de l’ADN et de ses programmes rigides, nous avons accédé à la liberté, mais aussi à la responsabilité. Nous n’avons plus comme l’animal, la garantie des comportements innés ; nous pouvons tout perdre et savons désormais que nos cultures sont fragiles et nos civilisations mortelles. C’est à nous de construire l’avenir, en considérant l’humanité comme un ensemble varié mais unique. Cette variété, mise au service de tous, constitue notre plus grande richesse. Nous devons l’exploiter en pleine conscience, en toute responsabilité, c’est par elle que passent nos chances de survie et de progrès.

Pour plus de détails sur les thèmes développés dans cet article, le lecteur pourra se référer aux ouvrages suivants de l’auteur :

Le traité du vivant, Fayard, 1982.

De la Biologie à la culture, Flammarion (collection Champs), 1983.

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1 Eucaryote : cellule ayant une membrane autour du noyau.