Robert Linssen
Quelques souvenirs: Wei Wu Wei (1896-1988)

Il est étrange d’évoquer cinquante ans plus tard, des contacts vécus avec des personnages exceptionnels. Commenter la vie et les œuvres de Wei Wu Wei, un ami, pseudonyme de Terence Gray, m’oblige à cette rétrospective. Je pense à Alexandra David-Neel, la célèbre exploratrice du Tibet, pour qui j’ai organisé une conférence remarquable à Bruxelles, à la salle Akarova en janvier 1949, et avec laquelle je rendis visite chez Wei Wu Wei à Monaco en 1968.

Vivre Nouménalement parmi les Phénomènes est la Seule Pratique

Il est étrange d’évoquer cinquante ans plus tard, des contacts vécus avec des personnages exceptionnels. Commenter la vie et les œuvres de Wei Wu Wei, un ami, pseudonyme de Terence Gray, m’oblige à cette rétrospective.

Je pense à Alexandra David-Neel, la célèbre exploratrice du Tibet, pour qui j’ai organisé une conférence remarquable à Bruxelles, à la salle Akarova en janvier 1949, et avec laquelle je rendis visite chez Wei Wu Wei à Monaco en 1968. J’ajoute, qu’en 1949, la Reine Elisabeth de Belgique invita Alexandra David-Neel à donner une conférence au siège de l’Institut des Hautes Études bouddhiques et lui décerna la médaille d’or de la Société Nationale Belge de Géographie en l’honneur de son voyage extraordinaire au Tibet, arrivant au pied de la Chine traversant les hautes montagnes à 6500 m. d’altitude.

C’est à Gretz, près de Paris, au Centre de la Ramakrishna Mission que je rencontrai le Swami Siddeshwarananda, Wei Wu Wei, le maître japonais D.T. Suzuki, avec lesquels je me liai d’amitié. Ils prirent la parole au Palais des Beaux Arts de Bruxelles en 1957 en présence de la Reine Elisabeth de Belgique lorsque je fus président de l’Institut de Sciences et Philosophie. Je rencontrai l’écrivain indianiste Jean Herbert, ami de Wei Wu Wei, qui devint mon collaborateur jusqu’en 1980.

En 1953, mes rencontres avec Wei Wu Wei conduisirent à la traduction et publication en anglais du livre « Essais sur le Bouddhisme Zen ». Il fut publié avec une préface de l’écrivain Humphrys et du docteur Roger Godel. L’édition fut reprise par la « Grove Press » à New York en 1965.

C’est dans l’ouvrage « All Else is Bondage » que Wei Wu Wei exposa clairement la vision fondamentale du Zen, dont l’origine se trouve dans « Les Voies Abruptes, Non-Duelles du Ch’an Taoisme ». Nous en extrayons quelques fragments, publiés en traduction libre et partielle. (Source « All Else is Bondage », Non-Volitional Living, Wei Wu Wei, Hong Kong University Press, Cathay Press Ltd., 1970).

Pour Wei Wu Wei, le vécu intérieur ne peut être le résultat d’un acte de la volonté égoïste ni de recherche mentale. Il résulte d’une écoute passive et silencieuse dans laquelle se révèle l’Intelligence suprême de l’Amour.

Wei Wu Wei se présente comme Taoïste et déclare que :

« La Doctrine est la doctrine de la « non-doctrine ».
La Pratique véritable est la pratique de la « non-pratique ».
La Pensée véritable est une pensée qui est « Wu-nien » ou négation.
La Présence véritable est l’absence de volition qui est Tao.
L’Action véritable est « non-action », qui est Wu-Wei.
»

Selon Wei Wu Wei, le taoïsme originel est le Ch’an Tsung, l’école du « non-faire ». Il doit être considéré comme le développement du « Véhicule Suprême ». Les Maîtres le présentent également comme le Ch’an Taoïsme, de Lao Tzu, de Ch’ang Tzû, et de Lieh Tzû.

Wei Wu Wei insiste sur le caractère illusoire du monde extérieur. La nature véritable du monde et des « causes et effets » est clairement exposée par lui. Il déclare dans « All Else is Bondage » (p.54) :

« Les causes et effets » sont des manifestations temporelles considérées dans la temporalité, elles sont UNE. Temporellement,  la volition est un facteur causal. Elle est elle-même un effet. »

En bref, dans ses travaux, Wei Wu Wei détruit en dehors de tout compromis possible, les vestiges de ce que nous ne sommes pas. Il le fait dans le développement d’une vision intérieure qui nous révèlera ce que nous sommes réellement.

Wei Wu Wei considère que le Tao est la voie libre de l’action contraignante de sentiers privilégiés. Il sépare l’Équateur des Hémisphères Sud, comme les illusions séparent et unissent le phénoménal et le nouménal, le samsara et le nirvana.

Il est la route ouverte qui nous libère de l’emprisonnement de l’individualité. C’est la voie de l’intégration dans ce que nous sommes réellement. Elle est pure dans son être profond.

Dans un commentaire sur l’affranchissement des servitudes (All Else is Bondage, p.54) Wei Wu Wei déclare que :

La chaîne des « causes et effets » continue à opérer lors du dépassement de l’égo, mais l’aspect phénoménal de l’esprit est libre de la dépendance de la volition effectivement ou intellectuellement. En conséquence, et paradoxalement, le corps de l’Éveillé est libéré des entraves du mental dualistique et de ses aspects contradictoires.

L’insistance avec laquelle Wei Wu Wei dénonça les contradictions apparentes du Ch’an taoïsme conduit les chercheurs à considérer chez l’auteur une attitude trop conceptuelle des Voies Abruptes.

La clarté sur cette question se trouverait révélée dans un texte de Wei Wu Wei intitulé « L’Ultime Illusion » (All Else is Bondage, p.52). Ce texte met en évidence le caractère illusoire de l’action volontaire. Il insiste sur le caractère illusoire de l’objet phénoménal, par le fait que celui-ci ne peut avoir aucun attribut tel que la volonté. Les entités apparentes sont vécues de la façon d’un rêve, elles ont un rôle joué comme acteur.  La personnalité est dramatique à certains égards. Elle n’a pas de volonté à sa disposition pour jouer le rôle d’un acteur volitionnel. Le prétendu acteur n’est pas une « entité ». En réalité, sa seule réalité est invisible parce qu’il est, à ce point de vue, l’Esprit.

Wei Wu Wei précise : « Être vécu, comme une « non-entité » est la vie de plénitude dans laquelle la souffrance n’a plus d’existence. Telle est la vie nouménale qui est essentielle. Elle peut être nommée « Ré-intégration. »

Dans « All Else is Bondage », p.50, il cite R. Linssen : “Présence is the now moment is eternal, it is intemporal. Phenomenally, we cannot know it. R. L.’s présent au présent is phenomenally, non volitional living, but noumenally is finding ourselves in the intemporality of awakened being – which is our eternal heritage.”

« Le Présent du moment actuel est éternel, il est intemporel. Phénoménalement, nous ne pouvons pas le connaître. Le Présent au Présent de R. L. est phénoménalement non-volitionnel mais nouménalement, il nous découvre dans l’intemporalité de l’être éveillé qui est notre éternel héritage. »

La réponse aux questions restant en suspens est claire. La phénoménalité ne peut jamais être un « objet ». La solution aux problèmes apparents nous oblige à l’accès aux profondeurs supra-mentales du noumène. Celui-ci forme l’essentialité du monde phénoménal. Nous sommes ici au cœur du transpercement obligatoire d’une Réalité polydimensionnelle. Celle-ci est prioritairement UNE par rapport à son apparente multiplicité. Le langage verbal se trouve ici dépassé.

L’apparente sérénité du langage de Wei Wu Wei diffère cependant du personnage lui-même. Homme simple, spontané, effacé, empreint d’humour mais aussi aristocrate, propriétaire d’hectares de vignobles et des écuries dont les chevaux remportèrent le Prix de la Couronne. Lors de mes séjours dans sa demeure voisine de St. Tropez, nous nous promenions au bord de la Méditerranée. Souvent, je me baignais en sa présence amicale. Souriant en commentant humoristiquement l’état d’être fondamentalement simple, il déclarait « Peut-être y sommes nous à l’instant même naturellement, sans le savoir. »

Dans « All Else is Bondage » (p. 55), il se demandait, « n’avons nous pas réalisé que le « moi » n’est qu’un objet perceptuel et conceptuel et qu’il ne peut être ce que nous sommes réellement. Ne pouvons nous pas jouer notre part dans la vie quotidienne comme l’acteur joue la sienne, vivant hors du rêve, simplement et dignement quoique sans se prendre au sérieux ? »

« L’amour et la haine sont remplacés par une bénédiction universelle manifestée par une bonté envers le monde autour de nous que nous reconnaissons maintenant comme étant nous-mêmes. » (p.55)

Nous pouvons regarder simplement comme étant vivants nouménalement, au lieu de vivre phénoménalement. Nous avons seulement à vivre nouménalement, et ceci n’implique pas le vécu d’une conscience qui n’est pas consciente d’elle-même et qui ne donne pas de place à la conceptualité.

Vivons cela certainement nous sommes libres de le faire. C’est notre seule liberté.  Ce n’est même pas « un faire ». C’est au delà du « faire et non-faire ». C’est être tel que nous sommes. C’est la seule « pratique ». (p.56)

Nous n’avons pas encore commenté la rencontre des œuvres de Wei Wu Wei et de Ramesh Balsekar. Dans son ouvrage, « Consciousness Writes », p. 119, R. Balsekar déclare :

« Une dizaine de jours avant mon départ pour rejoindre Maharaj, je reçu d’un ami le livre de Wei Wu Wei intitulé « The Open Secret ». Je réalisai que ce livre était un réel trésor. Je mis ce livre de côté afin qu’il ne soit pas mélangé à d’autres. »

« Lorsque je lisais une première fois Wei Wu Wei (et je l’ai ultérieurement relu des centaines de fois), certaines phrases et des lignes entières surgissaient dans mes lèvres pendant mes traductions de causeries de Maharaj. Je trouvais merveilleux le langage anglais qu’un chinois avait utilisé. Quelque temps plus tard, j’appris que Wei Wu Wei n’était pas un chinois mais un aristocrate irlandais (Terence Gray), éduqué à l’Université d’Oxford. Malheureusement, peu après, Wei Wu Wei, âgé de plus de 90 ans mourut. Il déclarait que mes écrits avec l’enseignement de Maharaj l’ont énormément aidé. »

Robert Linssen (2000)