Dominique Casterman
Qu’est-ce le moi ?

(extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996) Nous allons prendre pour point de départ l’idée selon laquelle le moi est la conscience individuelle qui adapte l’organisme à la réalité extérieure. D’emblée un avertissement s’impose : nous ne devons pas confondre la notion de réalité extérieure avec le conformisme exigé par toute […]

(extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996)

Nous allons prendre pour point de départ l’idée selon laquelle le moi est la conscience individuelle qui adapte l’organisme à la réalité extérieure. D’emblée un avertissement s’impose : nous ne devons pas confondre la notion de réalité extérieure avec le conformisme exigé par toute société. On peut donc être ajusté à la réalité extérieure sans l’être pour autant aux conventions sociales généralement admises.

Pour donner de l’extension à l’idée de base, nous mettrons en avant le fait qu’on ne peut adapter l’organisme à la réalité extérieure qu’en prenant conscience de sa réalité intérieure. Celle-ci est représentée en surface par la nécessité d’exprimer, au contact du monde, nos pensées, nos émotions, nos sensations, c’est-à-dire nos façons d’être dans le monde.

Le moi serait donc la prise de conscience qu’au contact du monde, des sensations, des émotions, des affects en général et des pensées jaillissent spontanément de notre nature profonde. Notre organisme global (le corps-esprit) est nécessairement orienté vers la réalité extérieure qui en constitue l’aspect complémentaire et donc indispensable. À titre d’exemple, il est évident que pour assouvir la faim, il nous faut aller vers les aliments.

Si pour une raison quelconque (par exemple un sentiment de culpabilité non circonstancié vis-à-vis d’autrui), on refoule sa réalité intérieure, c’est-à-dire au niveau psychologique et social sa façon d’être dans le monde, le moi rompt le contact avec son intériorité ; il se désincarne littéralement et la personne ne parvient plus à se situer justement dans la réalité globale à la fois intérieure et extérieure. Dans ces conditions, le besoin primordial de se sentir ‘‘être au monde’’ reste inassouvi et cela détermine dans l’organisme la sensation d’un vide immense, la sensation de ne pas réellement exister.

Nous sommes en présence d’une situation psychologique où la conscience individuelle (le moi) ne peut plus assumer son rôle essentiel de réceptacle de notre réalité intérieure et des circonstances extérieures. Nous devons bien comprendre que le moi étant le réceptacle du ‘‘dedans’’ et du ‘‘dehors’’, c’est de lui que jaillit l’expression de soi, laquelle est création de conscience et fondamentalement agissante. Quand la nature d’une personne est privée d’expression spontanée, l’énergie refoulée s’accumule sous forme de tension nerveuse car l’action, dirigée vers le dehors, ne correspond pas à la constitution intérieure de l’individu.

On assiste dès lors à l’édification malheureuse d’une personnalité artificielle remplissant tout l’espace, ou presque, de la conscience individuelle ; et n’ayant presque plus de complicité avec l’être intérieur et les sensations, émotions, pensées par lesquelles celui-ci se déploie dans le monde. Dans ces conditions nous pouvons comprendre ce qui pousse certaines personnes à créer des besoins de substitution qu’ils ne peuvent gérer et dont l’objectif est d’apaiser l’angoisse liée au sentiment de ne pas exister vraiment, authentiquement, c’est-à-dire en fonction de leur ressenti.

Par rapport à ce qui précède, le dépassement du moi ne peut en aucun cas consister à abolir le ‘‘vrai’’ moi qui procède de la conscience de notre réalité intérieure impliquée dans la réalité extérieure. Si les circonstances de vie conduisent une personne à se priver du ‘‘vrai’’ moi au profit d’une réplique artificielle, cela équivaut à un suicide psychologique.

Celui qui se sent être ‘‘pleinement au monde’’ à une perception globale de lui-même positive. Loin de lui l’idée d’être quelqu’un de ‘‘spécial’’ : simplement il ressent les pensées, les sensations, les sentiments, les émotions comme autant de reflet de sa nature humaine unie consciemment, dans son moi authentique, au monde. Sa façon de penser et d’agir est certes particulière, mais plus en profondeur elle est l’expression de cette énergie vivante qui est immanente à tout être et à l’ensemble cosmique.

Ne pas être à l’écoute de sa nature profonde, c’est mourir psychologiquement et, à long terme, c’est se faire mourir. Nombre de pathologies ont pour origine ce processus psychologique consistant à nier son authenticité au profit d’une image de soi compensatrice derrière laquelle se cache, curieusement, la peur d’être.

On pourrait, très sommairement, définir deux formes défectueuses du moi : un moi fort rigide et un moi dénué d’unité directionnelle. Le moi fort rigide lutte constamment avec les circonstances afin d’imposer à tout prix ce qui correspond à ses particularismes. L’autre, est caractérisé par une difficulté d’organiser sa vie en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il ressent. En fait, il ne parvient pas, face au monde et aux autres, à exprimer les intentions qui l’habitent.

Ces deux formes défectueuses du moi échouent par excès. Le moi fort rigide ne supporte pas que le monde ne fonctionne pas selon sa raison, tandis que le moi dénué d’unité directionnelle souffre de faiblesse à intégrer sa propre originalité. Le moi mature ressemble au dieu Janus, il a une face tournée vers son intériorité et une autre vers les autres et le monde.

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Avez-vous déjà constaté que l’événement le plus extraordinaire – ou le plus ordinaire – qui puisse nous arriver est l’expérience vécue de l’instant. Cette expérience de l’instant, tout en s’éloignant de la conscience coutumière, a cependant quelque chose de vraiment évident et aussi de tellement insolite. Notons que la conscience coutumière se confond avec l’ego s’exécutant sur le plan horizontal passé, présent, futur où le présent subit le pouvoir du passé et l’imaginaire d’un futur encore à venir. La verticalité d’un présent vécu intensément est généralement secondaire par rapport aux projets qu’hier n’a pas résolus.

Voyons d’abord l’aspect évident. Le vécu conscient de l’instant, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus concret dans notre vie, ce que nous ressentons ici et maintenant, ne serait pas chose possible s’il n’y avait que moi tout seul, mais devient chose possible dès qu’il y a rencontre entre moi et le monde extérieur.

Dans son livre La création de conscience, Edward Edinger dit : « Nous savons maintenant, grâce aux recherches inlassables de Jung, que le processus alchimique symbolise le processus d’individuation et que la pierre philosophale représente la réalisation du soi, c’est-à-dire la conscience de la totalité. La pierre philosophale est une union d’opposés, c’est là un de ses traits essentiels. Elle est le produit d’une conjunctio, symbolisé souvent par l’union du roi rouge et de la reine blanche, le roi et la reine représentant toutes les paires d’opposés possibles. »

« Le mythe alchimique nous dit que la conscience est le produit de la conjonction des opposés (…) L’union des opposés dans le vase du moi est le trait essentiel de la création de conscience. La conscience et le troisième terme, qui émerge du conflit entre deux (…) L’image d’un moi-réceptacle conduit à cette idée capitale : le moi est porteur de conscience, c’est-à-dire une incarnation du sens transpersonnel. »

Voyons maintenant l’aspect insolite de l’expérience de l’instant, qui n’est au fond qu’une prolongation de l’évident. L’expérience de l’instant ressemble à une réalité ‘‘entre’’, entre le monde extérieur et moi, elle est à la fois le monde et moi sans être ni l’un ni l’autre en particulier. Elle est ce que nous ressentons, ce que nous vivons, c’est-à-dire le produit de notre rencontre avec l’autre, avec le monde. Ce lieu de rencontre est jaillissement de conscience transpersonnelle par l’union des opposés qui sont des complémentaires.

Le moi, ou encore la conscience individuelle, a pour fonction première d’observer, de manifester vigilance et lucidité à l’égard ‘‘de ce qui est’’, c’est donc une conscience observatrice ; et ‘‘ce qui est’’, nous l’avons souligné, c’est la réalité ‘‘entre’’.

Dans La danse de l’esprit de D. Bohm, on peut lire à ce propos : « J’ai donné une définition psychologique de l’ego, comme étant le système construit par l’esprit pour traiter avec l’environnement immédiat. C’est l’espèce de point de mire que Jung a mis en lumière. L’ego est vraiment une des fonctions de l’esprit. Et ce qui est important, c’est le soi, qui désigne la totalité des fonctions de l’esprit, si on peut dire. Mais l’ego est l’instrument par lequel l’individu, dans son unicité et avec son capital propre de possibles, s’installe dans l’environnement. »

Dès l’instant où la conscience individuelle s’identifie aux objets de ses observations, elle s’hypertrophie, elle se sclérose en identifiant notre totalité aux images particulières censées nous définir aux yeux des autres et de nous-mêmes.

Dans La danse de l’esprit, on peut lire encore : « L’ego c’est l’organisation fonctionnelle de la partie consciente de notre monde intérieur. L’égotisme, c’est identifier nos images – celles qui ont été acceptées par la conscience – et nos intérêts particuliers au tout, au point que ça devient l’affaire suprême, à quoi tout le reste est soumis. Il faudrait que cette distinction reste toujours claire à l’esprit pour avoir cette forme d’ego individuel sans donner dans l’inflation et l’identification, qui viennent de l’égotisme. »

Dans le même ordre d’idée, on peut suggérer que la pensée naît de l’inconscient et la conscience ne fait, en réalité, qu’observer ces pensées naissantes à partir d’un processus totalement spontané ou mécanisé. On pourrait dire encore que la conscience individuelle perçoit et cette perception, par simple présence, déclenche un travail spontané sur les mémoires personnelles et collectives contenant la totalité des potentialités humaines et plus encore.

Cependant, ce potentiel de créativité est généralement perturbé par un ego hypertrophié, par des complexes autonomes, etc. Et cela explique, partiellement, la maladie mentale comme un envahissement du moi par les contenus de la psyché et notamment ceux de l’inconscient personnel (les refoulements, les frustrations, les souffrances…) liés à notre biographie ; mais encore par les contenus de l’inconscient collectif réagissant dynamiquement aux informations contraignantes de la conscience et de l’inconscient personnel agissant par simple présence.

Ce qui précède me fait songer à cette parole de Jung : « L’homme est le miroir que Dieu tient devant lui, ou encore l’organe des sens qui lui sert à appréhender son être. »

Toujours dans cette même perspective, la guérison mentale, puisque j’ai évoqué précédemment la maladie, serait déterminée par la suspension du processus d’invasion du moi par les contenus de la psyché au profit de l’expérience de l’instant consistant simplement à voir ce qui est, sans juger ni discriminer, sans intervenir, sans chercher à analyser, à retenir ou à repousser. Plus on voit clairement la nature de la psyché avec ses contenus émotionnels, ses sensations, ses pensées, ses symboles, etc., plus on est apte à se défaire de leur emprise dans le moment présent, en ce lieu énigmatique, qui est création de conscience transpersonnelle entre moi et le monde.

Quand la conscience est envahie par les contenus de la psyché, il n’y a pas d’expérience de l’instant mais conflit psychologique entre des entités séparées à travers lesquelles un passé résiduel exerce son pouvoir sur notre présent. C’est ce que Krishnamurti appelait ‘‘le fardeau du passé’’.

Jung a montré que les contenus indéterminés (archétypes) de l’inconscient profond pouvaient s’incarner dans toutes sortes d’images personnifiées. Pour lui, les archétypes sont en eux-mêmes vides, ils sont des possibilités de préformation échappant à toute représentation. Ils sont un ensemble de possible s’insérant dans l’unité directionnelle de la nature humaine, du monde vivant et de l’univers. Les archétypes – puisqu’ils n’acquièrent un contenu déterminé qu’à partir du moment où ils se manifestent sous forme d’image à la conscience – ressemble peut-être à la fonction d’onde de la physique quantique se manifestant singulièrement seulement si elle est observée. Les images archétypiques, imprégnées par le matériel de l’expérience consciente, sont porteuses de contenus déterminés et pas toujours reconnus par la conscience. Germe alors l’identification inconscience avec l’image et projection de celle-ci sur le monde extérieur qui devient le support fascinant ou répugnant, par le détour des objets, des personnes ou des dogmes, par lesquels nous essayons de saisir, de reconnaître ou de fuir ce qui en nous n’a pu être exprimé.

Ces images sont puissamment suggestives pour l’individu qui en subit l’influence, car elles sont signifiantes, c’est-à-dire chargées de sens au regard de la collectivité et empruntées à la mémoire collective de l’humanité, à la niche socioculturelle, passée et présente, d’un environnement donné (l’homme héros, la femme idéale, les coupables, les chargés de missions, l’étranger, les idéaux, etc.). Si par bonheur la conscience ne se laisse pas submerger par ces images symboliques, celles-ci deviennent des passerelles vers les archétypes, vers les forces de la nature qui nous habitent, vers les fondements de la condition humaine. Ainsi, la conscience, au lieu d’être possédée, elle s’élargit et réalise progressivement sa destinée en s’ouvrant au Soi qui est les centres de cette multitude de forces et d’aspects contradictoires (mais complémentaire) qui font l’être humain.

Jung dit à ce propos : « Le Soi comprend infiniment plus qu’un simple moi (…) Le Soi est non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois le conscient et l’inconscient ; il est le centre de cette totalité comme le moi est le centre de la conscience (…) L’individuation, c’est la réalisation de son Soi et l’individuation n’exclut pas l’univers, elle l’inclut. » (Ma vie, éd. Gallimard).

Nous pouvons maintenant légitimement poser la question de savoir comment, en effet, la conscience individuelle, limitée à l’intégration des données issues de nos fonctions de perception, pourrait s’approprier un centre de conscience en même temps qu’une totalité plus vaste qu’elle-même. La partie ne peut saisir le tout ! La conscience individuelle est une fonction limitée dont l’objectif essentiel est de mettre en relation le monde de notre intériorité et le monde extérieur afin que nous puissions, éventuellement, nous éveiller à la conscience globale, à l’expérience subjective de la non-séparation. Le rôle de la conscience individuelle est de rendre vraisemblable l’expression de la conscience absolue, inconditionnée, dans les conditions limitées de l’existence phénoménale. Le moi entrevoit alors la possibilité qu’il n’est pas une entité séparée, qu’il peut en confiance cesser de s’identifier aux objets de la conscience. Tous les opposés tombent dans le ‘‘moi réceptacle’’ qui est l’expérience de l’instant, création de conscience et union des contraires. L’expérience de l’instant est holographique, c’est la totalité en puissance, c’est la source numineuse et intemporelle de tous les êtres et de toutes les choses. Entre le temps et l’éternité il y a l’instant. Le moi authentique n’est pas une région inaccessible, il est ce ‘‘vase’’ quelque peu magique où s’opère l’union consciente des opposés comme un reflet vécu du Soi originel.

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Auteur essayiste et chercheur autodidacte, mes premiers écrits, qui datent de presque 30 ans, furent d’emblée une tentative en vue d’indiquer une complémentarité possible entre science et spiritualité, sans perdre de vue les conditionnements à la base des comportements de l’être humain. L’objectif étant d’entrevoir l’avènement possible d’un nouvel humanisme débarrassé, progressivement, des habitudes de penser selon les seules règles du dualisme.

Donner une vue d’ensemble ne va pas sans difficulté car il s’agit de tirer la substance d’un certain nombre de disciplines de façon à aboutir à un système cohérent et utile d’où émerge l’idée d’une unité fondamentale.

La réflexion sur les relations entre science et spiritualité est un domaine très évolutif. Tandis que le comportement humain est complexe, imprévisible, conflictuel et égotiste mais, heureusement, améliorable. Je reste convaincu, avec la même foi qu’il y a 30 ans, qu’une approche complémentaire entre raison et intuition, entre physique et métaphysique, voire entre science et mystique, se renforcera dans le futur, et projettera quelques lumières nouvelles sur notre condition humaine.

Les développements récents des sciences, y compris les sciences humaines, n’indiquent rien qui soit, à mon sens, en contradiction avec une vision globale de la nature de la réalité.

Très tôt dans la vie, je me suis intéressé aux questions fondamentales que l’existence pose à la Conscience humaine en proie à l’incertitude, ainsi qu’à la nature de la réalité. Ma première rencontre avec Robert Linssen date de 1975. Il m’initie à une vision globale de l’univers et à l’idée d’une unité fondamentale présente et agissante à la base de toute chose. Depuis lors, j’approche quotidiennement les philosophies et disciplines spirituelles non-dualistes confrontées aux modèles scientifiques éprouvés par des décennies de recherches. L’objectif est d’intégrer, autant que possible, en une seule vision, l’Homme, l’Esprit et la Matière.