Robert Linssen
Qu'est-ce que la méditation?

Existerait-il une technique capable de délivrer l’immense majorité du genre humain de la paresse et de l’inertie inhérentes à cette sorte de « pachydermisme » spirituel ? A un niveau aussi « périphérique » conditionné par tant de facteurs extérieurs, des techniques sont adéquates afin de déblayer le terrain au niveau le plus extérieur.

(Revue Être Libre, Numéro 280, Juillet-Décembre 1979)

La plupart des dictionnaires définissent la méditation comme une attitude de pensée profondément concentrée sur un sujet particulier.

Une telle définition n’envisage nullement ce qu’est la pensée ni quel est le rôle exact de la fonction mentale.

On ne se pose évidemment pas la question de savoir quelle est la nature du « sujet-pensant ». Le « moi », ou du moins celui qui se présente et se conçoit comme tel, est-il une réalité ou un mirage ? S’il en était ainsi, le problème de la méditation devrait être résolu par le moyen d’approches complètement différentes et toutes les définitions de la méditation, de son rôle, devraient être complétées.

En fait, pour les Eveillés, c’est-à-dire pour les êtres humains accomplis qui vivent la réalité et non le rêve, la méditation est une attitude d’attention vigilante et claire au cours de laquelle se réalise une non-identification tant aux apparences extérieures qu’à la notion d’être une entité séparée.

Telle est la mission profonde de la pleine connaissance de soi.

La méditation, telle que nous l’envisageons est une attitude constante d’esprit au cours de laquelle se révèle le caractère illusoire de l’ego. Elle aboutit à la mise en évidence du caractère de priorité de la Totalité-Une de l’Univers par rapport aux parties.

Par la méditation, nous n’acquérons pas de nouveaux biens, pour la raison très simple et fondamentale qu’elle a pour mission de dissoudre le « moi » qui prétendrait être le bénéficiaire de tout effort en vue d’acquérir. Nous n’avons d’ailleurs aucun bien à acquérir. Tout est là. Une cécité, à la fois individuelle et collective, résultant de fausses valeurs enseignées depuis des siècles, masque à nos yeux, le bien le plus précieux, le plus irremplaçable, le Souverain Bien que nous sommes en « profondeur ».

Je dis bien que « nous sommes » et non que « nous » possédons car la méditation aboutit à l’élimination des pronoms possessifs.

Que pourrait en effet réellement posséder un « moi » qui est psychologiquement inexistant ? En fait, lorsqu’il est complètement identifié à lui-même et centré exclusivement à l’intérieur de ses limites artificielles, il est possédé par les objets ou les êtres dont il croit avoir la possession.

Est-il possible de le faire comprendre de façon efficace, c’est-à-dire de telle façon que cette compréhension soit vivante et se traduise par une transformation de notre approche des êtres, des choses et de ce que nous croyions être nous-mêmes ?

Mais pour qu’une compréhension soit vivante, elle implique une perception globale immédiate, non mentale et comportant un état d’amour. Elle ne peut malheureusement pas être communiquée.

Ainsi que l’exprime Wei Wu Wei (la Voie Négative, p. 20) :
« La vérité ne peut être communiquée : elle ne peut être que mise à nu. »

Le rôle de ceux qui tentent d’enseigner l’essentiel se borne à formuler un avertissement ou à dénoncer le caractère illusoire d’une situation que nous croyons vraie alors qu’elle est fausse et génératrice de souffrances.

Le rôle de l’Eveillé consiste à nous suggérer une attitude de méditation très différente de ce que l’on entend généralement par ce terme et qui n’est en aucun cas conditionnée par un processus d’imitation ou d’obéissance à quoi que ce soit.

Selon Krishnamurti, par exemple, le terme « Guru » évoque le rôle de celui qui montre la voie Il n’est qu’un poteau indicateur mais il importe que nous marchions nous-mêmes sur cette voie. Certains partisans d’un langage encore plus strict diraient avec raison qu’en fait il n’existe pas de « voie ». Le concept de « voie » implique l’idée d’aller ailleurs. Il s’agit simplement de découvrir CE que nous sommes.

En résumé, la méditation est une prise de conscience en profondeur des conditionnements qui font obstacle à un fonctionnement naturel, harmonieux, global et non divisé de la pensée et du sentiment.
Parmi les éléments principaux de ces obstacles figurent en première ligne l’action paralysante de la mémoire, l’inertie des habitudes mentales intimement liées aux identifications mémorielles, la mécanicité de la vie psychique, c’est-à-dire son caractère répétitif et mécanique.

Cette prise de conscience nous révélera inévitablement la situation d’exil (c’est-à-dire d’existence) et de rêve dans laquelle se trouve la vie personnelle. Elle mettra surtout en lumière l’action permanente et toute puissante de l’image de soi qui s’interpose entre les faits et l’observateur. Les faits sont toujours neufs, l’observateur, prisonnier de l’image qu’il a de lui-même et de l’ensemble des êtres et des choses, reste dépendant de l’énorme réseau de mémoires accumulées dont il est en grande partie l’incarnation ou la matérialisation.

L’homme, prisonnier de son ego, identifié à l’image de lui-même formée par le réseau des accumulations de mémoires, est incapable d’être « neuf dans l’instant neuf ». Il n’est jamais « présent au Présent ».

Il ne conjugue jamais le verbe « ETRE ». Consciemment ou  inconsciemment, il ne conjugue que le verbe « avoir », « avoir plus », grandir, « aller-vers », devenir. Tous ces verbes l’enchaînent dans le processus horizontal de l’ego, du temps et de l’espace, de la causalité ou du « karma » individuel et collectif, sources de toutes les servitudes, de toutes les tensions conflictuelles, de toutes les souffrances individuelles ou collectives.

Ainsi que l’écrit admirablement Wei Wu Wei dans la « Voie Négative » (p. 25) :
« On peut dire que la vie phénoménale, ou rêve éveillé, se déroule sur une surface plane — non pas perçue de manière visuelle mais de manière temporelle. Sur cette surface plane, toute action est suivie de manière temporelle. Sur cette surface plane, toute action est suivie de sa réaction, chaque cause a son effet ; ceci constitue le monde du karma, de l’influence des circonstances, et de ce que constitue notre vie. Mais le Sage éveillé vit et pense verticalement. Si son corps et le reste de l’humanité est placé horizontalement dans le courant (le « devenir ») du Temps, son mental a acquis la dimension verticale qui s’élève à angle droit à chaque moment de ce courant temporel. »

A ceux qui, ayant lu ce qui précède, voudraient s’entraîner à pratiquer la « vision verticale » en vue d’obtenir ou d’atteindre quoi que ce soit, Wei Wu Wei donne très sagement le conseil suivant :
« La vision verticale est une conséquence, non pas une méthode. Elle ne peut être « pratiquée ». (op. cit. p. 25).

Cette mise au point est très importante. Elle nous permet d’éviter une erreur très répandue parmi ceux qui pratiquent la méditation.

Nous avons toujours insisté sur le fait que l’Eveil intérieur est un processus intemporel, irréversible. La pratique des conséquences de l’Eveil intérieur n’apporte pas automatiquement l’Eveil. Le Sage demande immédiatement dans ce cas : « Qui » veut pratiquer ? « Qui » veut obtenir ? « Que » voulez-vous atteindre ? En répondant honnêtement à cette question, l’ego se retrouvera face à face avec lui-même, conscient du piège qu’il s’était inconsciemment tendu.

Ceci prouve, une fois de plus, le rôle important que doit jouer dans la méditation, la prise de conscience du caractère illusoire de l’ego et, par voie de conséquence, l’importance de la découverte des vices de fonctionnement du mental, responsable de la croyance en l’existence absolue de cet ego.

Parmi les conséquences de l’Eveil intérieur, on peut noter une simplicité psychologique, une certaine sobriété dans les domaines alimentaires et sexuels, une attitude de non-violence fondamentale, une disposition permanente d’accueil aux autres et de générosité sans être inféodé aux autres, une acuité très grande d’attention ainsi qu’une certaine austérité et l’abandon des mondanités. Il serait absurde de s’imaginer qu’en « pratiquant » progressivement l’une ou l’autre de ces conséquences, l’on puisse aboutir à l’Eveil. Que l’on comprenne bien, une fois pour toutes, que, sous-jacent aux acquisitions progressives de toutes ces qualités ou vertus, demeure le courant central de l’ego qui leur sert à la fois de support et se nourrit d’elles.

La « verticalité » de la vie intérieure (c’est-à-dire la présence au Présent) évoquée par Wei Wu Wei et Krishnamurti résulte d’une intensité extraordinaire et naturelle de la conscience en chaque instant. Cette intensité résulte de la puissance d’un état d’amour impersonnel intimement lié à une qualité d’attention non-mentale. Pour l’Eveillé, chaque instant est vécu pleinement et possède une qualité de plénitude, telle qu’il est comblé. Etant comblé, il n’attend plus rien. N’attendant plus rien, il vit pleinement le présent. Etant comblé, il ne désire plus rien. Ne désirant plus rien, il ne conjugue plus les verbes « avoir, devenir, espérer », IL EST.

A beaucoup d’égard, rien n’est plus simple. Mais les êtres humains sont à tel point compliqués et déformés que la tâche est ardue.

Rien n’est plus simple, parce qu’il n’y « a rien à faire » au sens habituel et accumulatif du terme. Il y a plutôt à défaire. Les premiers pas de la méditation doivent se résumer à cela : comprendre et sentir qu’il n’y a rien à « faire », qu’il n’y a pas de biens mystérieux à acquérir. Il faut démasquer immédiatement la nature maléfique des pulsions qui nous suggèrent d’acquérir quoi que ce soit.

Il est peut-être utile de rappeler ici le « Koan » ou le « Huat’ou » du Ch’an cité par Wei Wu Wei (op. cit. p. 165) :
« Entrant dans la grande salle, Sa Révérence dit : La connaissance de maintes choses ne peut être comparée en excellence à l’abandon de la recherche de quoi que ce soit… Il n’y a pas différentes sortes de mental, et il n’y a nulle doctrine qui puisse être rendue par des mots. Puisqu’il n’y a rien à ajouter, l’Assemblée est levée. (Huang-Po). »

Ceci ne doit pas être compris négativement dans le sens d’une inertie ou incohérence totale ! La compréhension globale du fait qu’il n’y a rien à « atteindre » entraîne au contraire un état de disponibilité résultant du « lâcher prise » qu’elle implique.

Tout est là : ici et maintenant. Mais nous avons des yeux et nous ne voyons point.

Ainsi que l’écrit Wei Wu Wei (La Voie Négative, p. 185) :
« L’Eveil n’est pas l’atteinte de quoi que ce soit : Il n’est que l’élimination d’une barrière : celle du concept du « je » sujet… Rien de tel que l’Eveil ou le Satori n’existe en tant que fait objectif ou événement hors du temps.     Rien d’autre ne se produit dans le mental que l’éclipse du « je-notion » qui entravait la vision. On ne peut donc, ni les étudier ni les rechercher. Toute action semblable reviendrait à accomplir un acte chirurgical sur une image. Il est par conséquent de la plus grande importance que la méditation consiste avant tout à la prise de conscience du caractère illusoire de la « notion-du-je-entité ».

La « notion-du-je-entité » est le faux point de départ, la base sans aucun fondement sur laquelle s’établiront toutes les expériences du chercheur. Toute initiative ayant pour point de départ le mirage de la soi-conscience limitée de l’ego n’aboutira qu’au renforcement de la continuité illusoire de cette soi-conscience. Krishnamurti ne cesse de le répéter.

Le chercheur se rend souvent compte du fait qu’il tourne en « rond » et qu’il est prisonnier d’un cercle vicieux, faute d’être informé de ce qui vient d’être dit. Désespéré, il se dit ou se confie à ses amis en déclarant « qu’il n’avance pas ». Pour lui, la méditation devrait se concentrer sur le problème essentiel : quelle est la nature exacte de ce « Il » qui n’avance pas, de ce « moi » qui ne « fait pas de progrès dans la voie »…

Trop souvent, la prise de conscience de l’échec passager qui vient d’être évoqué suggère la pratique d’autres techniques plus simples et plus extérieures. Le chercheur tombera dans le piège facile que lui tendent les conseillers, victimes d’une attitude d’esprit pragmatique. Ceux-ci lui diront que la « pratique » est toute autre chose que les spéculations trop intellectuelles et abstraites que lui conseillent les « soi-disant Eveillés ». La pratique disent certains : c’est la posture, la respiration, les asanas, la rectitude de la position assise. Il n’entre pas ici dans nos intentions de nier le caractère bénéfique de ces pratiques du point de vue physique et nerveux. Elles peuvent apporter la santé, l’équilibre, une plus grande capacité d’attention et de profondeur de perception mais elles sont incapables, à elles seules, de délivrer l’ego du mirage de ses identifications avec lui-même.

Les progrès réalisés dans les postures, la maîtrise du corps, l’équilibre physique et nerveux sont importants mais ils ne doivent nullement être interprétés comme des progrès spirituels. Cela ne signifie nullement qu’ils doivent être dédaignés. La plupart des Eveillés que nous avons rencontrés pratiquent une forme de Yoga.

Signalons cependant qu’aussi longtemps que la notion de « l’égo-entité » n’est pas éliminée, les tensions conflictuelles inévitables qu’engendreront tôt ou tard l’identification à l’ego pourront entraîner des tensions nerveuses et psychiques génératrices de troubles de santé physique. L’affranchissement de l’identification à l’ego est le seul garant de l’élimination de toute cause nouvelle de désordres psychosomatiques. On ne pourra jamais assez souligner l’importance de cet affranchissement.

L’enseignement de Bodhidharma commenté par Wei Wu Wei déclare (op. cit. p. 168) :
« Ceux qui cherchent l’illumination par l’entremise de leur propre ego, ceux qui essaient de perdre leur « moi » en passant par eux-mêmes, sont pareils à celui qui cherche à s’oublier lui-même en se regardant dans un miroir. Dans l’ancienne analogie, ils essaient précisément de se soulever eux-mêmes en tirant sur leurs bottes. »

* * *

Tout ce qui vient d’être écrit s’adresse surtout à ceux qui sont déjà « informés » et qui sont sur le point de pressentir la nécessité d’un dépassement de la phase centrée uniquement sur la recherche d’informations concernant la méditation, le silence mental et la connaissance de soi.

Mais avant d’en arriver là, il est nécessaire d’examiner comment s’est constituée la prison mentale des fausses valeurs dans laquelle nous sommes enfermés.

Comment peut-on arriver à faire comprendre et admettre aux chercheurs conditionnés par les nombreux systèmes de méditation, que « méditer » ne consiste pas à concentrer sa pensée sur quelque chose ou sur quelqu’un ? Méditer ce n’est pas copier un modèle suggéré par un guide, ni réciter indéfiniment quelques formules magiques ou « mantras » (très souvent vendus par les nombreux escrocs spirituels qui font fortune).

L’outil de travail de la méditation est la pensée. Comment peut-on utiliser cet outil sans en connaître la nature ni la fonction véritable ?

Le début de la méditation doit consister en une prise de conscience du fonctionnement de la pensée, des images, des mots, des automatismes de la mémoire qui la constituent. Ceci est très différent de l’acte de penser « sur » quelque chose ou d’obéir aveuglément à quelqu’un érigé en modèle à imiter.

C’est l’absence de toute étude préalable sur la nature de la pensée, sur son fonctionnement, sur son rôle réel, qui nous empêche de prendre conscience de l’origine de nos fausses valeurs, de l’attitude d’esprit incorrecte responsable de toutes nos erreurs qui sont à l’origine de toutes nos souffrances, de nos conflits affectifs, de nos servitudes, de nos maladies physiques autant que psychiques.

QUELQUES CONSEILS PRATIQUES ET UTILES.

La conclusion pratique la plus importante qui s’adresse à tous les chercheurs (aussi bien aux débutants qu’à ceux qui sont déjà informés) est la suivante : une méditation correcte et révélatrice nécessite l’exercice d’une faculté d’attention infiniment plus profonde que celle effectivement réalisée par l’immense majorité.

Une vigilance constante est nécessaire afin de permettre aux profondeurs de notre conscience de dépister quelles sont les origines de nos erreurs mentales, quelles sont les causes de notre identification aux mirages extérieurs ainsi qu’à ceux qui se présentent en nous. Nous sommes la plupart trop superficiels et distraits. Les énergies de nos facultés d’attention sont gaspillées par l’incohérence de tensions conflictuelles. L’exercice d’une méditation révélatrice au sens où l’entendent les Eveillés requiert une certaine finesse, une forme supérieure de sensibilité et une profondeur de caractère incompatibles avec la lourdeur d’esprit prédominante chez la plupart. La plus grande partie de cette lourdeur résulte de facteurs héréditaires, de conditionnements psychosociaux.

Existerait-il une technique capable de délivrer l’immense majorité du genre humain de la paresse et de l’inertie inhérentes à cette sorte de « pachydermisme » spirituel ?

A un niveau aussi « périphérique » conditionné par tant de facteurs extérieurs, des techniques sont adéquates afin de déblayer le terrain au niveau le plus extérieur. Ce qui vient d’être dit n’infirme nullement le fait, qu’aux niveaux psychologiques et spirituels, les « techniques » ou attitudes d’« entraînement » traditionnelles restent inadéquates. L’exercice de la vigilance constante d’attention impliquée dans la méditation véritable requiert un équilibre physique, une santé nerveuse aussi parfaite que possible et surtout, un fonctionnement impeccable du cerveau.

Ce sont là des facteurs physiques, concrets, bien matériels sur lesquels il est très utile de travailler.

Le yoga est une science plusieurs fois millénaire qui a fait ses preuves. Nous parlons ici d’un yoga équilibré qui exclut toute recherche de pouvoirs, toute incursion dans le domaine dit « paranormal ».

Les éveillés qui pratiquent le yoga ne l’envisagent que d’un point de vue strictement physique. Ils veillent à ce que le corps et plus spécialement le système nerveux soit en parfait équilibre.

Le système nerveux est, en grande partie, le psychisme. Or, c’est au niveau psychique que se situe l’origine première de la plupart des erreurs et fausses valeurs responsables de nos difficultés.

Beaucoup de personnes ont tendance à s’imaginer que le psychisme est entièrement immatériel ou indépendant du système nerveux.

Nous avons montré ailleurs (Au-delà du hasard et de l’anti-hasard) que le psychisme est matériel mais d’un niveau de matière différent et plus subtil que le monde matériel familier quoiqu’en relation intime et constante avec ce dernier. Mais en plus de ce qui vient d’être dit, le psychisme est intimement lié au système nerveux et l’on peut affirmer qu’il est à quatre-vingt-dix pour cent le système nerveux lui-même.

Lorsque nous affirmons que les éveillés ne pratiquent pas le yoga dans un but spirituel, ceci peut être mal compris. Une telle affirmation n’implique nullement qu’ils se désintéressent du point de vue spirituel. Bien au contraire. Mais le domaine spirituel ne peut être l’objet, pour les Eveillés, d’un « entraînement » semblable à l’entraînement physique.

Physiquement, oui, il y a entraînement. Les techniques sont indispensables. Elles ont été codifiées, en ce qui concerne le Yoga, par Patanjali et avant lui, depuis des millénaires, le yoga a fait ses preuves.

Mais le « travail » spirituel est tout autre. Il ne s’agit pas d’un « travail » au sens que nous accordons à ce terme, c’est-à-dire un processus d’action rigoureusement codifié et réalisé par un « ego » prisonnier de ses limites.

Lorsque l’Eveillé pratique son yoga, « il est à son yoga », présent au Présent, réalisant une prise de conscience de son corps, de sa respiration sans aucune projection mentale imaginative en vue d’atteindre ceci ou cela, ou d’aller, grâce à ses postures ou exercices divers, VERS l’illumination, dans un avenir proche ou lointain.

Il ne confondra jamais l’obtention de tel ou tel pouvoirs psychique avec un éveil intérieur quelconque. Pour lui, le Yoga est une technique physique lui permettant le fonctionnement parfait du cerveau et du système nerveux conduisant à une pleine présence au Présent sans ne rien attendre, surtout du point de vue spirituel.

Un fragment du « Hsin-Hsin-Ming », le poème du célèbre Patriarche Sêng-Ts’an du Ch’an, nous enseigne :
« Une différence d’un dixième de pouce et le Ciel et la terre se trouvent séparés… »

La pratique d’un yoga équilibré a pour effet d’intensifier notre capacité d’attention et d’affiner nos perceptions afin de nous épargner les erreurs de jugement responsables de cette « différence » maléfique.

Dans son état actuel de fonctionnement, l’être humain n’utilise que dix pour cent de ses treize milliards de neurones cérébraux. La pratique du yoga a pour effet d’activer divers centres cérébraux encore endormis.

Cette activation donne à notre faculté d’attention une capacité d’investigation naturelle capable de prendre conscience avec beaucoup plus de clarté des contenus profonds de la pensée, de ses processus, et, enfin, de ses conditionnements.

* * *

Parmi les bases d’un yoga à la portée de tous, il faut noter en ordre principal :

a) d’abord la respiration complète, lente, profonde.
b) la relaxation musculaire, nerveuse, psychique, liée à la première.
c) la prise de conscience complète du corps, la revalorisation de la vie végétative souvent dédaignée ou méprisée par les intellectuels ;
d) l’élimination de tous les excès, le respect des rythmes naturels, la redécouverte de la sagesse instinctive du corps.
e) l’exercice d’une attention toujours présente, décontractée

Il n’entre pas dans nos intentions de développer les points énoncés en a, b, c, d. De très nombreux ouvrages spécialisés (tels ceux d’André Van Lysebeth ou de Roger Clerc) fournissent de très amples informations pratiques à ce sujet.

Nous examinerons d’abord le problème de l’attention sous son aspect le plus simple et le plus pratique.
Chacun se souviendra de la réponse paradoxale que donnait un Maitre Zen aux élèves qui lui demandaient quel était le secret de la réalisation de son « Eveil ».

Il répondit : « C’est très simple : quand j’ai faim, je mange, et lorsque je suis fatigué, je me repose. »

Voyant la déception que sa réponse provoqua chez ses élèves, il précisa :
« Lorsque vous mangez, où est votre mental ? Il est ailleurs, réévoquant un plaisir ou une situation passée, ou attendant ou craignant ce qui va vous arriver dans l’avenir. »

Par ceci, le Maître Zen voulait attirer l’attention des élèves sur le fait qu’ils ne sont jamais pleinement présents au moment où ils vivent des circonstances actuelles.

Cette distraction a pour conséquence un affaiblissement considérable de notre qualité d’attention.

Celle-ci est diluée, éparpillée dans la durée. Une partie de notre mental reste littéralement « collée » au passé tandis qu’une autre vit, en « porte-à-faux » sur l’avenir.

Le présent n’est plus réellement vécu. Il n’est qu’un passage.

C’est en cela que réside le facteur principal de l’horizontalité de notre processus de conscience et de vie, évoquée par Wei Wu Wei et Krishnamurti. De ce fait, les profondeurs insoupçonnées et insondables révélées dans la « verticalité » du Présent intemporel nous échappent.

L’imagination est le principal obstacle à l’attention. Krishnamurti l’écrit (Krishnamurti’s Notebook, p. 61) : « L’imagination cesse lorsqu’il y a la Réalité ; l’imagination est dangereuse, elle n’a pas de valeur, seul le fait en a. Les fantaisies de l’imagination sont agréables et décadentes et elles doivent être entièrement bannies. »

Le développement de l’attention dans la momentanéité de chaque instant constitue un auxiliaire important de la méditation.

Du point de vue pratique, les premiers pas consistent à se rendre compte que l’on n’est jamais pleinement attentif.

Si nous étions capables de faire le bilan des pensées adéquates à toutes les circonstances présentes vécues au cours d’une journée, nous constaterions qu’elles sont en grande minorité.

En fait, à tous les moments de notre vie active et peut-être plus encore au repos, notre mental est rempli de pensées qui sont totalement étrangères à la momentanéité des circonstances que nous vivons.

Se surprendre constamment à être distrait est déjà un premier pas vers une certaine qualité d’attention.

Rien n’est plus simple. Mais il faut le faire ! L’application de ce conseil est tellement simple que cette simplicité même nous fait supposer, à tort, qu’elle est inutile.

Si nous sommes de plus en plus présents, à tout ce que nous faisons, nous constaterons que se réalise en nous une attention possédant des qualités d’intensité et de profondeur incomparables.

Nous réaliserons une convergence de toutes nos énergies de conscience dans la momentanéité de chaque instant. Tandis que dans le passé, nos énergies psychiques étaient diluées, éparpillées dans l’horizontalité de la durée, de la continuité du devenir, elles sont maintenant ramassées, concentrées naturellement dans la verticalité du présent.

Ce processus d’attitude mentale n’est correct que dans la mesure où les réajustements constants et les rappels hors des distractions formées par nos rêveries imaginatives ne sont pas « corrompus » par l’attente consciente ou inconsciente d’un résultat ou d’un but à atteindre. Chacun comprendra que toute « attente » est déjà un facteur d’évasion hors du présent et fait partie de l’horizontalité de la durée, de la continuité, du devenir de l’ego.

Le Sage demande, dans ce cas, « Qui » attend, « Qui » veut être attentif. Dans l’attention, dépouillée d’attente, les résistances de l’ego se dissolvent et la qualité d’attention finit par dissoudre ou briser les cadres de l’ego qui prétendait la contenir.

Du point de vue pratique, la qualité d’attention impersonnelle possède une acuité telle, que chaque circonstance est pleinement vécue. Cette intensité du présent a pour effet de donner la capacité de s’affranchir du « collage », de l’identification, de la fixation aux circonstances passées et de ne plus anticiper ou hypothéquer l’avenir.