Robert Linssen
Qu’est-ce que le mal ?

l y a mille façons de répondre à cette question vaste et complexe suivant le point de vue auquel on se place. Il est évidemment indispensable de se situer en dehors des domaines étriqués et conventionnels des morales, des religions et des politiques si l’on souhaite trouver une réponse valable. Mais celle-ci sera toujours partielle et relative. Il serait même nécessaire d’abord de voir si le mal existe réellement, et dans ce cas quelles en sont la nature, les causes, les origines. Certaines sagesses transcendantales affirment que ce que nous considérons comme le mal résulte d’une vision erronée et « surfacielle » du monde provenant de notre ignorance.

(Revue Être Libre, Numéro 318, Juin-Décembre 1989)

Il y a mille façons de répondre à cette question vaste et complexe suivant le point de vue auquel on se place. Il est évidemment indispensable de se situer en dehors des domaines étriqués et conventionnels des morales, des religions et des politiques si l’on souhaite trouver une réponse valable. Mais celle-ci sera toujours partielle et relative.

Il serait même nécessaire d’abord de voir si le mal existe réellement, et dans ce cas quelles en sont la nature, les causes, les origines. Certaines sagesses transcendantales affirment que ce que nous considérons comme le mal résulte d’une vision erronée et « surfacielle » du monde provenant de notre ignorance.
Il est normal que tout être humain attentif au déroulement des événements mondiaux non seulement actuels mais depuis que l’humanité existe se pose cette question. Tant de cruautés, de tortures, d’intrigues, d’injustices, de crimes, de persécutions, de guerres, ont illustré l’histoire.
De toute évidence, il semble que l’humanité ait mal tourné, non seulement depuis le XXe ou le Xe siècle, mais depuis des millénaires. C’est en tout cas ce que pensent les savants tels David Bohm et des Sages tels qu’un Lao Tseu, Jésus Christ, un Bouddha, un Aurobindo, un Krishnamurti, etc.
Alors qu’est-ce que le mal ? Et comment existe-t-il ? Au niveau inférieur étriqué et simpliste de la politique, le mal consiste à manifester son opposition ou son désaccord avec l’idéal du parti opposé, qu’il soit de droite ou de gauche. Le militant d’extrême-gauche qualifie de mal l’idéal de l’extrême-droite et réciproquement. Les personnes entièrement conditionnées par les codes de la morale traditionnelle considèrent qu’il est mal et dangereux de ne pas s’y conformer. Le patriotard nationaliste chauvin qualifiera l’internationalisme ou le fédéralisme mondial de mal. Et ainsi de suite.
Nous ne perdrons pas notre temps à évoquer ces évidentes stupidités.
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Nous estimons qu’il n’existe pas de réponse fixe, statique et définitive à la question de savoir ce qu’est le mal et ceci n’est pas pour nous une façon de « filer par la tangente » ou d’éviter le problème.
Il n’y a pas de réponse fixe aux problèmes du mal, du bien, de ce qui est adéquat ou inutile, car l’univers, les étoiles, les planètes, les espèces animales et l’espèce humaine sont en constante mutation. Et ce qui aurait pu être considéré comme un bien à une époque pourrait être considéré comme un mal au cours d’une phase ultérieure et plus évoluée.
Nous ne pouvons ignorer le fait qu’en 1989 des savants tels que D. Bohm et Prigogine nous montrent un univers qui est en perpétuelle mutation où le processus irréversibles et les instabilités sont en nette prédominance.
Dans un excellent petit livre publié dans la collection des « Trois Lotus » dirigée par notre ami Jean Herbert, Sri Aurobindo a fait un exposé de pensées fondamentales illustrant admirablement la relativité du bien et du mal suivant le degré d’évolution.
Les termes de « bien » et de « mal » ne sont pas utilisés mais la correspondance existant entre le texte de Sri Aurobindo qui se trouve dans « Aperçus et pensées » avec notre façon d’envisager le problème est intéressante. Sri Aurobindo écrit (pp. 19-20):
« Quand nous avons dépassé les savoirs, alors nous avons la connaissance. La raison fut une aide, la raison est l’entrave.
Quand nous avons dépassé les velléités, alors nous avons le pouvoir. L’effort fut une aide, l’effort est l’entrave.
Quand nous avons dépassé les jouissances, alors nous avons la béatitude. Le désir fut une aide, le désir est l’entrave.
Quand nous avons dépassé l’individualité alors nous sommes des personnes réelles. L’ego fut une aide, l’ego est l’entrave.
Quand nous dépasserons l’humanité alors nous serons l’homme. L’animalité fut une aide, l’animalité est l’entrave. »
Ce qui, à un certain moment de l’évolution, était une aide, donc un bien, peut devenir lors d’une phase de maturité évolutive ultérieure, une entrave, donc un mal.
En conséquence de ce qui précède et nous plaçant à un niveau universel élevé, prenant en considération le fait que l’univers n’est pas une mécanique formée de milliards de rouages tournant toujours de la même façon mais est au contraire en perpétuelle mutation, nous pourrions donner une définition dynamique du bien et du mal se résumant comme suit : est « bien » ce qui pour un individu ou une espèce donnée est adéquat et favorable à son évolution, à son équilibre. Est « mal » ce qui pour un individu ou une espèce donnée fait obstacle à son évolution et à son équilibre.
Parlant de l’histoire de l’humanité qui « a mal tourné », on évoque fréquemment l’égoïsme humain comme cause première et fondamentale de cette orientation défavorable et malheureuse. Mais l’histoire de l’évolution psychologique de l’être humain peut être divisée en trois phases. Une phase de naissance où l’être humain ne possède aucune maturité, aucun jugement personnel, aucune créativité. C’est un imitateur. Ensuite, une phase de maturité tendant vers plus d’autonomie, de créativité. Ensuite une phase de dépassement de l’égo. Mais avant que celle-ci se réalise, il est nécessaire de traverser une phase d’affirmation au cours de laquelle l’égo se structure, enrichit son patrimoine informationnel. Finalement il prend conscience de la fragilité et du caractère étriqué de son égoïsme. Lors de cette phase de crise, une prise de conscience des éléments responsables de cette crise ayant été mémorisée, cette crise même sera l’occasion d’accéder à une phase ultérieure.
Ce qui vient d’être exposé concerne très sommairement les liens que nous considérons exister entre l’égoïsme et la notion de « mal ». Mais il existe une approche d’un niveau supérieur. Elle est actuellement envisagée par des savants, tels D. Bohm et Fr. Capra et rejoint l’approche de l’ancienne sagesse.
Il n’est pas inutile de souligner que l’humanité, la planète Terre n’est pas l’univers. Les pessimistes semblent l’oublier. Lorsque l’on déclare que l’humanité a mal tourné, ceci est loin d’impliquer la totalité du Cosmos ! La Terre n’est qu’une petite planète tournant autour du Soleil et le système solaire n’est lui-même qu’une infime petite poussière perdue dans l’infinitude de milliards d’étoiles peuplant les galaxies. A ce niveau global, l’ordre règne en tout cas ainsi qu’une harmonie incomparablement supérieure au désordre des affaires humaines.
Nous ne sommes pas encore ici au niveau supérieur de « l’ordre sans cause » dont parle Krishnamurti. Cependant le problème du mal pourrait être théoriquement élucidé en fonction de nos notions d’ordre et de désordre.
Le mal serait lié au désordre et réciproquement. Selon la morale naturelle, le mal consiste en une désobéissance aux lois de la nature (erreurs de comportement, d’alimentation, de pensées). Cette désobéissance entraîne la maladie, la souffrance, les conflits.
Dans la philosophie Zen, le Satori ou expérience de l’Eveil intérieur est défini comme la « vision de la Soi Nature » résultant de l’obéissance à la Nature profonde des choses qui est unité.

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Selon de nombreux savants, l’origine de toutes les crises dont souffre l’humanité, à tous les niveaux, dans tous les domaines, moraux, sociaux, politiques, psychologiques, écologiques, réside dans une erreur fondamentale de perception. Cette déclaration est certes ambiguë. Il s’agit de préciser d’abord en quoi consiste cette erreur de perception et ensuite de voir la nature de la Réalité dont l’absence de perception est la cause première des souffrances qui déchirent le monde.
La nature profonde de la Réalité est une Unité complète, indivise, dépassant et englobant toutes les dualités. C’est l’Advaïta du Védanta ou l’Intemporel de Krishnamurti.
L’erreur de perception consiste à ne voir que l’aspect obsessionnel de la dualité et du temps. La méditation sur le caractère secondaire de la dualité permet d’élucider le problème du mal. L’erreur de perception n’est-elle pas elle-même le résultat d’un mal antérieur infiniment plus grand et fondamental. On peut se poser la question.
Voyons d’abord en quoi consiste l’erreur de perception ? Celle-ci résulte à la fois d’un vice de fonctionnement du mental, d’une ignorance et d’un manque d’information. En fait, nous sommes tous un peu piégés. Dès la naissance et même avant celle-ci.
Qu’est-ce que le mental ? Qu’est-ce que la pensée ? La pensée n’est que mémoire. Ces mémoires sont indestructibles et cumulatives. Nous sommes tous des milliardaires de la mémoire.
La pensée n’est donc qu’un moyen de communication grâce aux mémoires énormes qui la constitue. Le « mal » est né dès que la pensée a abusé de son rôle et dépassé ses pouvoirs.
Elle s’est prise pour une entité. Tel est le symbole du « péché originel ». L’homme a abusé du fruit de l’arbre de la connaissance. Le péché originel n’est autre que cette tragique méprise au cours de laquelle la pensée, simple instrument, s’est prise pour une entité, pour un ego. Le péché originel, source de tous les maux, est l’illusion de la conscience de soi, prise comme réalité permanente et indestructible. Voilà qui élucide également à un certain niveau le problème du « mal ».
Lorsque la pensée se fixe sur le passé et s’immobilise, elle se dégrade. Elle se dégrade, devient résiduelle, corruptrice et fait figure de matière fécale psychique s’opposant au renouvellement créateur du Vivant.

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L’erreur fondamentale de perception qui résulte de tout ce qui précède nous prive de la « vision pénétrante » dont nous parlent le Bouddhisme et Krishnamurti. Celle-ci nous permet de voir et de sentir, dans une perception globale immédiate l’Unité de l’univers, l’interdépendance et l’interliaison de tous les êtres et toutes les choses. Elle rend évident le caractère illusoire de l’ego.
L’univers matériel visible n’est que l’Envers multiforme d’un Endroit unique et fondamental qui en forme la base essentielle. Ce fondement ultime est de nature spirituelle. Les anciens mystiques et les nouveaux physiciens gnostiques de 1989 le voient sous l’aspect d’un immense océan de Claire Lumière nouménale douée d’une conscience infinie. A ce niveau se trouve le Souverain Bien.
La perception correcte donne une vision holistique d’un univers considéré comme l’Unité organique d’un seul et même Vivant. De ce point de vue rien n’est isolé ni séparé. Tout est dans tout. L’univers est le corps d’un seul et même vivant dont chaque être humain est un membre apparemment séparé.
Quelle est la cause de l’absence généralisée de cette vision juste, simple et naturelle ? Ce n’est pas la pensée mais un abus de celle-ci. L’homme a défié la pensée et la confond avec l’intelligence. Elles n’ont rien de commun.
Un autre aspect, beaucoup plus élevé et subtil du problème du mal, nous est suggéré par l’approche du Bouddhisme à l’égard de la souffrance pour autant que nous considérions que celle-ci est une conséquence du mal et vice-versa.
Le bouddhisme enseigne que deux causes sont responsables de la souffrance. D’abord l’existence et ensuite l’ignorance. Nous venons de voir que l’ignorance nous conduit à une erreur de perception nous privant de la vision holistique d’un univers considéré comme Corps d’une seul et même Vivant. Mais antérieurement à cela existe un problème beaucoup plus fondamental : celui de l’existence. Celle-ci serait-elle le maillon primordial responsable de l’enchaînement des causes et des effets sous le signe de ce que nous appelons le « mal », « la souffrance » ?
Lorsque nous examinons l’origine de l’existence ou du moins celle de l’apparition de notre actuel univers, nous voyons qu’elle est basée sur une dualité fondamentale : l’antagonisme principiel des énergies selon Lupasco, les fluctuations du Vide selon Prigogine.
Le processus se manifeste apparemment sous deux aspects. D’abord celui d’une Vie créatrice intemporelle, a-causale, unique. C’est ce que nous appelons le Vivant. Ensuite le résiduel, l’inerte, le temporel, le mécanique. L’étude du résiduel pourrait également élucider le problème du mal. En ce qui concerne l’être humain, l’aspect prédominant du résiduel est la mémoire. C’est le vieil homme dont il faut se dépouiller. C’est l’inconscient collectif, la cristallisation des milliards de mémoires du passé. Krishnamurti l’appelle « l’ego de l’humanité ».
Son action serait immense à l’insu de tous les êtres humains. Là se situe également un aspect des origines du mal, par la résistance que cette force obscure oppose à notre ouverture à l’Unité et notre disponibilité à la Plénitude toujours renouvelée du Présent.

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Le mal est-il la manifestation d’une entité psychique universelle ? Celle-ci agirait-elle de propos délibéré ? Nous ne le pensons pas en dépit des affirmations de nombreuses traditions anciennes tant occidentales qu’orientales.
En chaque être humain s’opposent constamment des courants psychiques contradictoires responsables de tensions intérieures. Le mal et l’ensemble des événements individuels ou collectifs, matériels ou spirituels, est l’expression d’une force d’inertie et d’habitude intimement liée aux aspects résiduels de l’évolution universelle.
Nous avons intentionnellement mis en évidence les deux aspects de l’univers. D’abord en profondeur l’unité d’un océan de Claire Lumière de Conscience infinie en état de recréativité constante. Les physiciens l’appellent « Champ de création pure ». C’est le domaine du Vivant. Ensuite, l’ensemble des résidus laissés par le processus du Vivant dans les mondes psychiques et physiques. C’est le résiduel. Il est formé par l’énorme réseau de mémoires. Celles-ci sont indestructibles et par conséquent cumulatives.
En résumé et pour les commodités de l’exposé, l’envers comporterait pour nous deux aspects. D’abord le Vivant, éternellement présent et neuf. Ensuite le résiduel formé par les accumulations des mémoires du passé. Au niveau de l’être humain, ces énergies résiduelles sont symbolisées par le « Vieil homme », ce milliardaire du temps et de la mémoire. Ce que l’on nomme le « mal » est intimement impliqué dans l’instinct de conservation de cet énorme réseau de mémoires. Celui-ci s’oppose à toute évolution et se cramponne aux niveaux acquis. Ce qui n’était qu’un simple amas de mémoires s’est pris pour une entité, qui deviendra, par ses développements excessifs, la source de tous les maux.
Il n’y a donc pas réellement d’entités ni individuelles ni universelles qui, de propos délibéré, influencent les êtres ou les choses, dans le sens de ce que l’on appelle le « mal ».
Il existe des « champs de forces résiduelles, impersonnelles », mais celles-ci possèdent une force d’inertie considérable.
En fait, au niveau du psychisme de chaque être humain, ces champs d’énergies résiduelles agissent avec une persistance et une puissance telles que l’on pourrait croire à des influences asservissantes, contraignantes et paralysantes faites de propos délibéré par une entité démoniaque.
Mais une étude et une méditation très approfondie révélera que ces faces négatives résultent en grande partie des profondeurs de l’inconscient de chaque être humain et provient de ses propres actions, pensées et désirs. Nous disons « résultent en grande partie ». Pourquoi ? Parce que ces forces dites du mal émanent également de l’inconscient collectif ou de ce que Krishnamurti appelle « l’ego de l’humanité » et leur puissance est considérable.
LE MAL ET LA NOTION DE PECHE
De tous temps et principalement dans les religions et philosophies judéo-chrétiennes, les notions de « mal » et de « péché » ont été intimement liées. Ceci non seulement pour des raisons morales ou religieuses, mais pour tenter d’instaurer l’ordre au niveau social. Il était nécessaire d’éviter de donner libre cours aux imaginations suggérées par les instincts inférieurs de la nature humaine avec les excès et les abus qui peuvent en résulter. Des « garde-fous » se sont révélés nécessaires. Mais la notion de péché et de nombreux « interdits » ont été utilisés comme moyens d’assurer le pouvoir. L’exercice d’une certaine liberté vécue par des êtres humains qui n’ont pas la maturité nécessaire implique les dangers du désordre.
Tout cela est fort discutable. Les notions de « bien », de mal » et de « péché » furent peut-être nécessaires provisoirement dans des sociétés primitives.
Suivant les époques, les continents, les races et les philosophies ou religions qui ont illustré l’histoire, les notions de bien, de mal et de péché nous présentent une gamme extraordinairement nuancée de valeurs contradictoires.
A l’opposé extrême des morales et religions judéo-chrétiennes se trouvent les enseignements des sagesses Zen et Taoïstes.
Tandis que pour les religions judéo-chrétiennes les perceptions sensorielles sont généralement considérées comme un obstacle, pour le Zen et le Taoïsme, elles peuvent constituer une extension de la prise de conscience du Présent.
Le maître Zen, D.T. Suzuki, déclare à ce propos :
« Les perceptions sensorielles (disent certains) empêchent d’observer les principes qui soutiennent précisément ces phénomènes, aussi s’efforcent-ils souvent d’échapper aux perceptions afin de calmer leur mental, et rejettent-ils les phénomènes dans l’espoir de saisir les principes. Ils ne réalisent pas qu’ils obscurcissent ainsi simultanément les perceptions et le mental, les phénomènes et les principes. On ne devrait pas dénaturer l’usage du mental… L’insensé fuit les objets des sens mais ne fuit pas l’imagination tandis que le Sage fuit l’imagination mais ne fuit pas les objets des sens ». D.T. Suzuki, « Le Non-Mental », p. 18.

R. LINSSEN.