Carlo Suarès
Quoi Israël?

Car telle est notre folie que, sacrifiant toutes nos journées vécues à des idées d’avenir, l’être à un devenir mensonger, notre sécurité à une idée de sécurité future, nous faisons la guerre, voulant la paix, mais ne sachant comment la vouloir. Ces frontières géographiques, hérissées d’armes, servent n’en doutez pas, les intérêts matériels de minorités puissantes. Mais ces puissances ne pourront jamais me contraindre à reproduire ces tracés dans mon cœur et dans ma pensée, et ne me feront pas taire et ne bâillonneront pas ceux qui aujourd’hui m’entendent et ne les feront pas taire et seront vaincues.

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Je voudrais arriver à montrer que les mots « Etat d’Israël » n’ont pas de sens car un Etat tel qu’il est constitué dans le sein d’un pays, d’une nation, d’un peuple, un Etat tel qu’il s’exprime en tant que volonté de puissance et de souveraineté d’on ne sait quelle minorité au pouvoir, un Etat comme tous les Etats modernes, fruits empoisonnés d’intérêts d’argent, sources perpétuelles de conflits et de guerre, est incompatible avec Israël tel qu’il ne sera jamais une « chose » constituée, jamais la personnification de valeurs sensorielles, temporelles et idolâtres, jamais rien s’il n’est la permission accordée à l’Eternel d’affirmer sa seule et unique souveraineté. Et je voudrais le montrer, non pas le démontrer: il y a, en cette incompatibilité, une évidence à la fois et un destin, un fait réel et un but. Aucun Etat n’est viable et il a fallu que des Juifs en fassent la démonstration en créant, en enfantant, parmi tous les Etats non viables, l’Etat le moins viable de tous, le plus absurde, le plus enfermé dans des frontières injustifiables, le plus dépendant de sommes d’argent mendiées. Je ne parle ni des terres ni des maisons, ni des arbres ni des fruits, ni du travail ni des instruments de travail, je parle de l’Etat et désigne cette idole moderne et accuse ce moloch moderne qui tue. Le combat que livrent les Etats, tous les Etats modernes, depuis les géants jusqu’aux nains, contre l’Eternel, contre la souveraineté de l’Incréé, de la Vie telle que nul d’entre nous ne peut la concevoir, les Etats soi-disant souverains et qui, crevant de peur les uns des autres, se suicident sous le poids de leurs armements, ce combat divise les hommes contre la seule valeur qui soit: l’Unité divine et humaine.

L’issue n’est pas à démontrer: chacun voit que c’est Babel, que c’est l’incendie de Sodome et de Gomorrhe. L’Eternel vaincra, et ce sera tant pis. Il a fallu que nos fausses civilisations, atteintes de septicémie généralisée se donnent le spectacle d’experts, d’hommes d’Etat, de généraux, d’une multitude savante et respectée, en train de tracer sur la mappemonde des dizaines de milliers de kilomètres de frontières à la suite d’une guerre mondiale et d’autres dizaines et dizaines de milliers de kilomètres à la suite d’une autre guerre mondiale, fabriquant de toutes pièces des soi-disant Etats, coupant l’Allemagne en deux, Berlin en quatre, la Corée en deux, l’Indochine en deux, Jérusalem en trois, l’Inde en une Inde et deux Pakistans, les Arabes en huit lambeaux avoués et je ne sais combien d’autres secrets, pour que des Juifs en hâte s’inoculent cette maladie.

Il a fallu que les Etats les plus forts révèlent leur faiblesse pour que les Etats les plus faibles aient recours à la force. Il a fallu que les fausses valeurs soient proclamées vraies sous le règne mondial de la police, et que les peuples soient dupés par l’octroi d’un simulacre de souveraineté pour que des Juifs à la remorque s’enthousiasment sur des mots sans contenu et s’égarent.

« Tous les anciens d’Israël s’assemblèrent et vinrent auprès de Samuel à Rama. Ils lui dirent… établis sur nous un roi pour nous juger, comme il y en a chez toutes les nations. Samuel vit avec déplaisir qu’ils disaient: Donne-nous un roi pour nous juger. Et Samuel pria l’Eternel. L’Eternel dit à Samuel: Ecoute la voix du peuple dans tout ce qu’il te dira: car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux ».

Roi souverain, prince souverain, peuple souverain, parlement souverain, dictateur souverain, bourgeoisie souveraine, prolétariat souverain, politique souveraine, argent souverain, haine souveraine, mitrailleuse souveraine, bombe H souveraine. Choisissez votre souverain, vous êtes libres: Ecoute la voix du peuple dans tout ce qu’il te dira! Paroles terribles, liberté terrible, horrible et sanglant rejet de l’Eternel. Voilà les Etats modernes. Voilà l’Etat qui usurpe le nom d’Israël, semblable aux autres, mais plus erroné encore, plus immédiatement condamné à n’être que contradiction, à cause de son usurpation.

De quel droit se donne-t-il ce nom ? Israël n’est pas cela. Israël n’est pas là. Israël est un Nom. C’est le nom que l’ange de l’Eternel octroya à Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham à la suite du célèbre combat mythique que seuls comprennent les rares hommes qui en sont le lien. Et cette bénédiction n’est ni un refuge, ni une certitude, ni une sécurité, ni un havre, ni une chaleur, ni une consolation charnelle, ni une promesse, ni une terre promise, ni un repos, ni un baume, mais une blessure ouverte dans la chair de ceux sur qui l’Eternel se jette pour les tuer, lorsqu’il ne parvient pas à les tuer.

Je sais, je sais qu’ils ont trop souffert, ces nouveaux « Israéliens ». C’est l’explication de leur comportement mais non la justification du prolongement de ce comportement. Je sais: nombre d’entre eux se lèveront pour crier: « et de quel cœur oses-tu parler ainsi, toi qui n’as pas souffert ? ». Je leur demande de bien vouloir me pardonner et de m’écouter, car pendant toute la longue durée de leur impossible agonie chez des tortionnaires déments, moi Suarès et mon père avant moi, et son père, et le père de son père, depuis plusieurs siècles, nous avons vécu dans notre paisible maison, chez Ismaël mon frère, en Egypte.

Et c’est d’Egypte, d’une tranquille banlieue d’Alexandrie où le jasmin de mon jardin embaume les nuits d’été, que je lance, que je dois lancer un appel, un cri urgent (car terribles sont les circonstances qui le provoquent !) aux Juifs du Monde entier, aux juifs de tous les Continents pour, que vous fassiez sauter ces frontières tout de suite, aujourd’hui même.

Je dis: faites sauter ces frontières maintenant, tout de suite, en cet instant même, et que personne n’ose hausser les épaules à cet ordre; Abraham n’a pas de frontières, ni le prophète Jésus, ni le prophète Mohammed. Et que faites-vous ?

Car pour tracer ces lignes stupides sur la surface de la terre et pour s’entr’égorger sur ces lignes stupides, il est bien évident qu’il faut avoir perdu tout contact avec l’Intemporel, béni soit-il en sa puissance créatrice. Il faut avoir enfermé, circonscrit, dans ces mêmes frontières nos cœurs et nos esprits incirconcis. Il faut avoir été subjugué par les pompeuses assertions de chefs, je veux dire d’exploiteurs temporels, assertions entièrement basées sur des contradictions telles que « si vis pacem para bellum » (Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre), opposant les moyens aux fins, comme si l’on disait que pour monter il faut descendre, descendre chaque jour un peu plus, dans l’extravagant espoir que cette descente, qui s’accentue, qui fait boule de neige, qui devient avalanche vers les profondeurs de l’abîme pouvait « un jour », par on ne sait quelle jonglerie de son propre devenir, nous faire débarquer au sommet de l’humain !

Car telle est notre folie que, sacrifiant toutes nos journées vécues à des idées d’avenir, l’être à un devenir mensonger, notre sécurité à une idée de sécurité future, nous faisons la guerre, voulant la paix, mais ne sachant comment la vouloir. Ces frontières géographiques, hérissées d’armes, servent n’en doutez pas, les intérêts matériels de minorités puissantes. Mais ces puissances ne pourront jamais me contraindre à reproduire ces tracés dans mon cœur et dans ma pensée, et ne me feront pas taire et ne bâillonneront pas ceux qui aujourd’hui m’entendent et ne les feront pas taire et seront vaincues.

Je veux une France africaine et sans aucune frontière au sein de la France africaine et sans frontières avec l’Egypte et le Soudan et je veux un monde arabe sans aucune frontière au sein du monde arabe, et sans frontières avec toutes les régions du monde qui n’auraient plus de frontières, et que s’instaure la paix d’Abraham. Que personne ne hausse les épaules en invoquant le contrôle des changes, un immeuble dénommé Pentagone, ou l’ennemi aux aguets de l’autre côté de la frontière. J’ai vu en Egypte comment quelques hommes, neufs et propres, ont débarqué – ou embarqué – des individus décomposés et obèses qui proliféraient dans les retranchements d’un Etat et je vois tous les jours comment cette salutaire révolution hésite et recule devant la formation, la fabrication d’un nouvel Etat. Ces hommes, parce qu’ils sont jeunes et frais, voient ce que leurs aînés ne voient plus, que l’unité est essentielle, et impossible à atteindre par les moyens essayés jusqu’ici: Byzance, puis Saint-Pétersbourg et aujourd’hui Moscou proclament la primauté du pouvoir temporel sur le spirituel: la Rome chrétienne, puis Paris, Londres et Washington, de plus en plus, hypocritement, proclament la primauté d’un « spirituel » qui change de nom à chaque saison.

Que prenne racine un nouvel Etat dans le sol empoisonné des fausses valeurs, et la Révolution sera privée de sève. Je vois ces hommes jeunes et frais se débattre sous les coups, brutaux des puissances qui les cernent de toutes parts, trébucher dans les pièges que leur tendent les fausses démocraties, les fausses libertés, les fausses civilisations de l’Ouest ou de l’Est. Je les entends invoquer l’esprit des Prophètes, d’Abraham à Mohammed, appeler au secours pour éveiller ne serait-ce que l’écho de cette voix qui s’est tue… Je vois, dans ce berceau consacré qu’est l’Egypte, la possibilité, la volonté, la nécessité d’une nouvelle naissance, d’une civilisation d’où l’Eternel ne serait pas rejeté. Et, conjointement, parallèlement, sinistrement face à cette fraîcheur qui se cherche, que répond Israël l’aîné, à son frère Ismaël ? Que lui rapporte-t-il de ses voyages millénaires ? Quelle sagesse ? Quel amour ? Quelle compréhension ? Quelle intelligence ? Quelle somme, quel rejet, quelle perception du réel, quelle ouverture à l’Incréé, béni soit-il en ses créations ? Parce qu’ils ont souffert, ces « Israéliens » se couchent dans le lit contaminé des problèmes les plus absurdes, les plus impossibles, les plus inhumains sous leur apparence humaine, les plus dangereux. Les causes de l’inimitié que leur a voué Ismaël sont nombreuses ; certaines d’entre elles sont, certes, aussi injustes que sont injustes toutes les inimitiés entre hommes, mais j’en connais une pour l’entendre quotidiennement, et celle-là je la connais, elle envahit directement la conscience que j’ai de ma responsabilité en cette effrayante conjoncture où se joue le sort de l’humanité: c’est la déception d’Ismaël, la colère d’un cœur qui saigne. Eh quoi! Où est la Thora ? Où est Israël ? Mais où est Israël ?

Alexandrie, le 12 mai 1954