Michelle Reboul
Raymond Abellio: l'Europe n'est pas une maison de commerce ! interview recueillie

Si la structure absolue permet de comprendre le perpétuel déséquilibre de la politique en général, et la persistance de ses antagonismes, elle ne se donne pas comme le moteur d’une politique « supérieure ». Je n’ai absolument pas de solution politique à proposer. Simplement, je me fais de l’Europe une idée non politique. Et pour le surplus, ce n’est pas mon affaire : je ne me sens pas capable de « choisir ».

(Revue Question De. No 33. Novembre-Décembre 1979)

Louis Pauwels, au moment des élections européennes de 1979, avait vigoureusement rappelé que le vrai débat sur l’Europe ne devait pas se limiter aux questions matérielles et économiques. Hélas, aucune vision de l’homme occidental, de ses racines, des origines de sa culture, n’est apparue dans les propos tenus par les candidats européens. Il est cependant un homme qui, dès 1951, réclamait le droit à l’âme européenne : c’est Raymond Abellio.

Michelle Reboul. — « L’Assomption de l’Europe », que vous venez de rééditer, surprend par son caractère prophétique. Écrite en 1951, votre étude est non seulement actuelle, mais en avance sur l’état de conscience de la plupart de nos contemporains, y compris des hommes politiques.

Raymond Abellio. — Si mes définitions sont justes, il ne peut pas en être autrement, puisque ma vision de l’Europe se veut transhistorique, métaphysique, et, par conséquent, indépendante des conditions de l’époque tout à fait transitoire que nous vivons. J’ajoute qu’au moment où j’écrivais ces lignes, la guerre qui venait de se terminer, n’avait fait qu’approfondir une crise matérielle et morale, dont il était assez évident, à supposer qu’elle ne fût pas définitive, qu’elle devait, au moins, durer longtemps. Enfin, je ne m’intéressais pas spécialement aux événements politiques, plus ou moins « contingents », mais à une trame plus fondamentale, moins sujette aux accidents et même, en un sens, permanente. Cependant, je tiens aussi à dire que ce livre ne pouvait, à l’époque, être qu’un premier essai : il a été réédité à peu près tel quel (j’y ai ajouté un certain nombre de notes) mais je ne disposais pas encore complètement du système de référence de la « structure absolue », et la forme de mon exposé, au début, s’en ressent un peu.

M.R. — Pour vous, les politiques ne pouvant être que partielles et partiales, sont toutes autant d’erreurs. Seule la structure absolue, qui implique l’interdépendance universelle de tous les événements, qui les dissout d’ailleurs en tant que tels dans leurs singularités, permet de réaliser, de rendre cohérente l’idée de l’Europe.

R.A. — Ce mot « erreurs », que vous employez, ne me convient pas. Ces politiques sont ce qu’elles sont, partielles en effet et antagonistes, mais je ne pense pas qu’on puisse imaginer et appliquer une politique « idéale », qui réaliserait par un coup de baguette magique, l’équilibre, la paix et l’unité dans quelque domaine « politique » que ce soit, européen ou mondial. Si la structure absolue permet de comprendre le perpétuel déséquilibre de la politique en général, et la persistance de ses antagonismes, elle ne se donne pas comme le moteur d’une politique « supérieure ». Je n’ai absolument pas de solution politique à proposer. Simplement, je me fais de l’Europe une idée non politique. Et pour le surplus, ce n’est pas mon affaire : je ne me sens pas capable de « choisir ».

M.R. — « L’Assomption de l’Europe » provient-elle alors d’une assomption, d’une réalisation de l’homme intérieur ?

R.A. — C’est en effet le thème central de mon livre. Au-delà de l’Europe des hommes de puissance et de gestion, qui sera ce qu’elle sera, je m’intéresse à celle d’une prêtrise invisible beaucoup plus représentative, selon moi, quant à la spécificité de l’Europe, que celle des militants et des technocrates qui croient diriger le monde. L’Europe est, en ce moment, dans le monde, le lieu privilégié de la formation d’une certaine caste d’hommes de connaissance, qui ne peuvent naître que là, parce qu’ils sont les porteurs, justement, d’une certaine forme actuelle de la connaissance.

Cette forme particulière est liée à la crise de la science et de la philosophie classiques qui sont nées et ont donné leurs fruits en Occident. Elle est le résidu positif de cette crise, son apport en quelque sorte « nuptial » au reste du monde. Mais tout cela, pour le moment, se passe loin en arrière de la scène occupée par les militants et les marchands et s’y passera encore longtemps.

M.R. — Vous ne vous intéressez donc pas spécialement au problème de la « supranationalité » ou à celui du maintien des « souverainetés nationales » ?

R.A. — La connaissance, dont je viens de parler, est par essence supranationale. Elle est même le seul champ possible d’une supranationalité sans partage. Pour ce qui concerne, à l’inverse, ce que vous appelez les « souverainetés nationales », j’avoue ne pas voir ce que cette expression peut, à l’heure actuelle, recouvrir de concret, à part le trésor que je voudrais espérer inaltérable et inaliénable, des langues et des cultures, et notamment, puisque je suis français, de la langue et de la culture françaises, auxquelles je me sens charnellement et, par suite profondément, attaché. Mais, pour le reste, je vois, d’un côté le règne des sociétés multinationales et des centaines de milliards d’eurodollars apatrides fabriqués avec du vent par lesquels les États-Unis font payer au reste du monde leur néocolonialisme, leur gaspillage et leur confort ; de l’autre côté, la dictature des syndicats politisés, d’obédience plus ou moins marxiste. Dans ce jeu d’influences extranationales, les vieilles notions d’autorité, d’indépendance, et de permanence des États nationaux, ne sont plus que de vieilles lunes idéalistes. Le malheur, c’est que la puissance politique, sur laquelle se fondent les « souverainetés » ne se rassemble plus aujourd’hui au niveau des nations mais des empires. Et personne ne peut dire combien de temps il faudra pour que l’Europe devienne à son tour un empire ; j’entends un véritable empire de fait, et pas seulement un simple amalgame de droit, sans consistance et sans vertu. Mais même cet empire européen, en tant que pôle de puissance, relativement indépendant, n’est pas pour moi l’essentiel.

M.R. — Pour vous, aujourd’hui, l’essentiel est donc immatériel ?

R.A. — Si vous voulez. Rien n’est pourtant plus concret que la « gnose » et la communauté gnostique en cours de constitution. N’oubliez pas ce vieux sage que la Kabbale décrit la nuit, dans sa solitude, en train de méditer sur les livres de la Tradition, et dont il est dit : « C’est l’étude de la loi qui soutient le monde. »

M.R. — Mais cette Europe impériale, même s’il faut la projeter dans un avenir encore lointain, rien n’empêche de la préparer dès aujourd’hui?

R.A. — Elle ne manquera jamais de volontaires. C’est un fait. L’action politique ne chôme jamais. Alors ne me reprochez pas de me dire « ailleurs » et ne m’opposez pas l’objection classique : « Et si tout le monde faisait comme vous » ? A chacun son Europe.

EXTRAIT DE « ASSOMPTION DE L’EUROPE » par Raymond Abellio

Ni Charles-Quint ni Louis XIV ne pensaient à l’Europe, mais seulement à leurs patrimoines, dont leurs peuples firent des patries. L’idée européenne ne date que de la Révolution et de l’Empire. Cependant Napoléon ne choisit pas l’Europe, il choisit la plus grande France. Hitler non plus ne choisit pas l’Europe, il choisit la plus grande Allemagne. Ce choix n’était pas conscient chez le premier, car la nouveauté de l’idée européenne en facilitait alors l’accès et couvrait l’idée de patrie, mais il était conscient chez le second, qui ne nourrissait déjà plus d’illusions sur l’Europe. C’est que d’un siècle à l’autre la conscience avait fait de grands progrès dans ses choix, bien qu’il lui restât à faire le progrès décisif : se rendre compte qu’en histoire comme ailleurs il n’y a jamais de choix. Napoléon et Hitler ne rencontrèrent ainsi l’Europe que de façon fortuite, le premier parce qu’il s’illusionnait trop sur elle, et le second, si l’on peut dire, pas assez, car nous voulons montrer qu’il y a quand même une Europe. L’échec de Napoléon et celui d’Hitler, qui marquent respectivement la fin de la France et de l’Allemagne politiques, furent cependant aussi l’échec de l’Europe, d’une Europe morte avant de naître. On conçoit alors que la question se pose : qu’est-ce que l’Europe ? Peut-il y avoir une Europe politique ? Cette Europe doit-elle être prise en charge par une nation ou des nations, ou encore quelque chose de neuf qui transcende d’un coup les nations ? Très vite, cette façon de parler nous paraîtra naïve. Un des objets du présent ouvrage et, en tout cas, le côté négatif de son argument, est de montrer que ce qui est mis en question aujourd’hui en Europe, ce n’est plus telle ou telle politique, mais la politique même, et que l’Europe réelle se fonde justement par ce refus soudain de la naïveté avec laquelle nous avons jusqu’ici posé son problème.

Le premier enseignement de l’expérience historique est lui-même, aujourd’hui, négatif : c’est qu’une force rassemblée par des siècles d’histoire nationale ne peut tendre à devenir continentale qu’au moment de son épuisement ; elle s’épuise dans cette expansion même. Mais elle ne peut faire autrement que s’étendre et s’épuiser. Exporter ou mourir, disaient en 1938 les Allemands. Cependant ils pensaient : exporter et survivre.

Cette expansion nouvelle leur était à la fois imposée et interdite par l’hostilité du dehors et la contention du dedans, comme il advint à la Révolution, dont la vocation libertaire devint d’autant plus explosive qu’elle fut plus comprimée. Et certes, dans ces batailles mortelles, il est inadéquat de mettre le bon Dieu dans un camp et le diable dans l’autre. Le bon Dieu est partout, le diable aussi. Dans son dernier sursaut, toute force nationale se croit à son apogée et devient nationaliste, elle divinise ce qu’elle croit être son mobile et part à la conquête d’un champ plus vaste au nom des droits sacrés de la liberté ou de ceux, non moins sacrés, de la race des seigneurs, mais ces hypostases ne se veulent éternelles que parce que le temps leur échappe, et c’est leur illusion qui est diabolique, c’est elle qui transforme Napoléon en ogre et Hitler en possédé. Aussi n’y a-t-il plus aujourd’hui aucun mystère dans l’impuissance de l’Europe, au cours de l’histoire, à constituer son unité par les nations : c’est que cette constitution ne fut jamais tentée que par des nations trop faibles pour l’Europe. L’Europe, avant même d’être, a épuisé ses nations.

Faut-il donc concevoir l’Europe contre les nations ou sans elles ? La disparité des idéologies et des systèmes, même quand ils se disent internationalistes, l’antagonisme persistant des intérêts, l’incohérence de l’agitation démocratique ne sont que des effets seconds qui ne rendent même pas compte, si on ne les survole pas tous ensemble, de la mauvaise conscience de l’Européen théorique : on ne peut pas demander à un grand roi déchu de régner de bon gré sur l’île d’Elbe. Au temps de la grandeur de Rome, Sylla refusa de régner paisiblement sur un peuple d’esclaves. Mais les Européens sont aujourd’hui plus fatigués que des esclaves et ils ne produisent surtout plus de Sylla. Dire que l’on ne peut faire l’Europe que par l’abandon des souverainetés nationales, c’est parler et penser aussi mal que possible, et peut-être même n’est-ce que parler et pas penser du tout. Car où sont les souverainetés ? S’il suffisait de dix nations mortes pour faire un empire vivant, l’Europe jaillirait joyeusement de ses ruines encore chaotiques. Mais pour faire un empire, ce n’est pas dix nations, vivantes ou mortes, qui sont nécessaires, mais une nation, une seule nation vivante, jeune et même adolescente, mais dont les limites soient posées d’emblée comme impériales. Les Etats-Unis et la Russie sont spontanément des empires, mais aujourd’hui il ne peut plus y avoir que des empires spontanés. En termes de philosophie, on dira que les empires ne peuvent plus être que constitués, non construits. Tout empire qui exige le temps d’une construction n’est qu’un faux empire, on le voit assez à la débandade de ce qu’on appela l’Empire britannique et l’Empire français. Nietzsche disait qu’il ne donnait pas cher des vérités qui ont besoin d’être démontrées. Nous ne donnerons pas cher non plus des empires qui ont besoin d’être construits. Dix nations qui s’assemblent ne font pas un empire de fait, mais une confédération de droit, et il faut beaucoup de temps, d’épreuves et de larmes pour qu’un matin se lève où le souvenir des douanes matérielles, sentimentales et intellectuelles se trouve effacé, et où le confédéré de la veille ouvre le livre vierge d’une nouvelle histoire. Cette naissance est abrupte. Mais tel n’est pas notre lot. Ce n’est pas demain que nous nous réveillerons européens. Ce n’est pas demain que l’Europe ne se souviendra de son passé que sous une forme protoplasmique, ce qui revient à dire qu’elle n’aura plus de passé. On ne peut et d’ailleurs on ne veut faire de nous que des confédérés juridiques, c’est-à-dire des bâtards de l’histoire, ou, si l’on préfère ses fœtus et certes il en faut et il y en eut, mais ce n’est pas un destin qui convienne à des hommes qu’un siècle et demi de guerres a rejetés d’une aventure géante et pathétique. La politique « intelligente » et aussi peu intégrale que possible qu’on dénomme aujourd’hui européenne, ne peut être pour nous l’objet d’une vision ou le support d’un destin volontiers affronté. On rencontre dans ses collèges trop de féodaux sans génie. C’est qu’il ne peut y avoir de génie dans un collège. Une nation ou un empire ne se constituent d’ailleurs pas avec des féodaux mais contre eux. Les féodaux sont de grands anticonstituants car ils prétendent construire le temps, c’est-à-dire le continuer, or rien ne naît que dans la suspension du temps, la brisure du rythme, la submersion dans le non-temps. Ils sont même les grands négateurs de l’ordre profond et ses blasphémateurs naïfs, les réactionnaires prédestinés à rendre clairs les antagonismes aux yeux des révolutionnaires et à servir bêtement de support à la montée des destructions. Aussi, lorsque l’histoire accouche, sont-ils ses eaux sanglantes et fétides, le résidu non incorporé d’une gestation qu’ils croyaient stupidement assumer, ils sont les menstrues de l’histoire. La fatalité de Napoléon, il s’en rendit compte à Sainte-Hélène, fut de chercher à faire l’Europe par l’intermédiaire de féodaux appelés rois. Cela ne lui suffit pas pour s’acquérir les rois, mais lui aliéna les peuples. Napoléon eut pour les dynasties le respect d’un parvenu, le même respect que Hitler nourrit jusqu’à la fin pour d’autres féodalités, l’Église romaine et l’Empire britannique. La fatalité d’Hitler fut d’ailleurs analogue à celle de Napoléon, elle fut d’interposer entre les peuples et lui une caste partisane qui devint dévorante à mesure qu’elle se voulut moins réellement caste et qu’elle s’englua de la matière épaisse d’une vieille nation au lieu de fonder une nation nouvelle et de s’y fondre, en s’allégeant. Au temps où l’on mettait encore l’histoire au conditionnel, il pouvait être tentant, pour sortir la politique de ce dévergondage sentimental où dans tous les camps elle régressait, de chercher si cette caste recelait de « vrais Européens », c’est-à-dire des internationalistes. Nous avons cherché pendant deux ans les socialistes allemands et nous ne les avons pas trouvés. C’est qu’ils étaient pris dans une dialectique, celle du socialisme international et du national-socialisme, et que, tiraillés, écartelés, crucifiés en elle, ils étaient la preuve poignante de l’utopie de l’inter-nation. Toutes ces traverses détournent aujourd’hui l’esprit d’une vaine croyance à la facilité. Nous voyons bien que dans l’idée des néo-Européens, le « redressement » de l’Europe se réduit à la réorganisation d’une maison de commerce mal tenue. Il faut aussi des commerçants pour faire un monde. Mais peu importe après tout que cette Europe boutiquière tienne comptoir de chimères ou de prébendes. Ce qui est notable, c’est que les néo-Européens se décrivent eux-mêmes non comme des chefs prenant la tête de l’Europe mais comme des techniciens à son service. L’Europe embauche de bons serviteurs, de bons industriels, de bons juristes, de bons diplomates. C’est assurément renverser le sens de l’histoire que de l’enlever aux prophètes pour la confier aux professeurs, ou aux soldats pour la confier aux banquiers, mais il va de soi que ce renversement de sens aussi est nécessaire et qu’il est le contraire d’un non-sens. Il est le signal qui nous annonce : à chacun son Europe. Si l’Europe politique est aujourd’hui vouée aux marchands de mots ou aux marchands tout court, et si le temps n’est pas venu de les chasser, ou si ce temps est clos, c’est qu’il nous faut sortir de l’Europe politique. La subversion actuelle des hiérarchies signifie aussi bien l’aliénation de l’Europe que sa sublimation. L’Europe n’est plus pour nous là où elle est proclamée, à la tribune des parlements ou dans les congrès de notables. Où donc est l’Europe ?

Assomption de l’Europe, de Raymond Abellio, Flammarion, « Champ philosophique ».