Hélène Renard
Raymond Ruyer: la sagesse des gnostiques

La partie la plus vitale du cerveau n’est pas le néo-cortex, qui n’est qu’un instrument ordinateur, mais le cerveau sous-cortical, instinctif, affectif, sentimental. Or, c’est l’imagination qui nourrit ce cerveau-là. Non pas l’imagination appliquée à fabriquer des histoires mais plutôt celle qui transfigure la réalité et les circonstances. C’est l’imagination transfigurante, celle qui « irise » le monde autour de nous. C’est elle qui recharge et nourrit notre cerveau affectif, qui oriente le diencéphale vers des états euphoriques plutôt que discordiques.

(Revue Question De. No 27. Novembre-Décembre 1978)

J’ai rencontré Raymond Ruyer (1902-1987) à Nancy. Tout, chez lui, reflète un souci d’intimité : l’appartement au rez-de-chaussée, les persiennes closes, les meubles recouverts d’objets un peu « kitsh », aux murs les tableaux et photos de famille, au sol les tapis qui étouffent les bruits. C’est dans ce décor resté très 1930 que vivait l’un des penseurs les plus originaux de notre époque. Raymond Ruyer est d’une bonne humeur constante (l’intelligence est gaie !). Plus qu’un art de vivre, c’est une sagesse que propose Raymond Ruyer dans son ouvrage : « l’Art d’être toujours content », qui est paru aux éditions Fayard.

Après avoir défini les bases physiques et métaphysiques de la Gnose de Princeton, Raymond Ruyer en présente aujourd’hui les conséquences psychologiques et morales : une sagesse « gnostique » héritière de la nouvelle pensée née aux Etats-Unis dans les milieux de l’astrophysique, de la biologie et de la cosmologie, principalement à Princeton et à Pasadena. Ces savants s’aperçoivent que le monde décrit par la science, s’il est bien le vrai monde, n’est que le monde vu à l’envers comme on verrait l’envers d’une tapisserie ou d’un dessin où n’apparaissent d’abord que des taches noires dépourvues de sens. Il n’y a rien à changer aux vérités scientifiques, aux taches noires scientifiquement établies : il faut seulement voir le dessin en blanc. Alors le monde, que les scientistes a-gnostiques croient être un automate sans âme, sans conscience, dépourvu de sens, un monde absurde où les êtres vivants ne sont que des cristallisations analogues aux fleurs de salpêtre sur un mur, alors ce même monde apparaît dans sa réalité : une Grande Conscience qui se monnaie d’elle-même en myriades de consciences, édifiant des formes signifiantes ou expressives, communiquant entre elles par des pré-langages, se hiérarchisant, s’organisant, en participation avec la Grande Conscience. « Les gnostiques ne sont ni moralistes ni même mystiques, précise Ruyer, mais cependant quelque chose de vraiment religieux, de vraiment moral émerge du seul fait qu’ils rejettent la conception matérialiste, réductionniste du monde et qu’ils croient au Sens et au sens, à l’Esprit et à l’énergie qualitative de l’esprit, à l’Idée et aux idées comme champs magnétiques agissants, capables de maintenir en santé la conscience cérébrale des hommes normaux. »

Leur précepte essentiel est : « Branchez correctement votre cerveau, nourrissez-le et vous serez toujours content. »

LA BONNE SANTE CEREBRALE

Raymond Ruyer a emprunté l’expression « l’art d’être toujours content » au romantique allemand Jean-Paul Richter — dit Jean-Paul — qui lui-même la tenait d’un auteur espagnol qui écrivit en latin un ars semper gaudendi.

S’il y a un romantisme noir, sombre et passionné, il y a aussi un romantisme clair qui recherche surtout la puissance de l’imagination dans son aspect « irisateur » de la réalité.

Et c’est de là que part Raymond Ruyer. Presque tous les arts de vivre se fondent sur une faculté, sur la volonté ou sur une discipline et des exercices comme le yoga. Raymond Ruyer, lui, démontre qu’on peut fonder un art de vivre sur l’imagination. Et il appuie cette démonstration sur les récentes recherches scientifiques concernant le cerveau : la partie la plus vitale du cerveau n’est pas le néo-cortex, qui n’est qu’un instrument ordinateur, mais le cerveau sous-cortical, instinctif, affectif, sentimental. Or, c’est l’imagination qui nourrit ce cerveau-là. Non pas l’imagination appliquée à fabriquer des histoires mais plutôt celle qui transfigure la réalité et les circonstances. C’est l’imagination transfigurante, celle qui « irise » le monde autour de nous. C’est elle qui recharge et nourrit notre cerveau affectif, qui oriente le diencéphale vers des états euphoriques plutôt que discordiques.

Une bonne santé cérébrale: là est donc le secret de l’art d’être toujours content.

LE REVE EVEILLE ROMANCE ET L’IRISATION

Mais comment faire travailler son imagination transfigurante ? En pratiquant le rêve éveillé romancé, dit Raymond Ruyer. Rien de commun avec les rêves du sommeil. Ici il faut rêver tout éveillé comme des enfants qui jouent à « faire semblant ». Et pour cela utiliser la technique de l’irisation.

Sur un téléviseur couleurs, quand il n’est pas très bien réglé, on voit des images irisées, ourlées d’arc-en-ciel. Dans l’ordre psychologique, toute situation peut prendre cette sorte de halo et devenir poétique. L’irisation a un effet euphorisant. Qui ne s’est réjoui de la lumière sur une goutte de rosée, sur un prisme ou sur un coquillage nacré ? L’ennemi principal dans l’art d’être toujours content c’est l’inquiétude, c’est l’angoisse. La perception « irisée » des êtres du monde nous rassure. Les êtres et les objets peuvent être ourlés de tous les sens possibles : ils sont beaux, vivants, savoureux, poétiques, sacrés, comestibles, fortifiants, bienveillants, consolants, etc. Par l’irisation psychique, un simple repas devient une magie pour l’épicurisme, l’esthétisme, le confort, le sentiment d’intimité ; une simple promenade devient une féérie pour le sens vital, par la respiration, le contact de l’air et du sol. On pourrait citer d’autres exemples.

Chacun de nous peut pratiquer cette vision irisée du monde et, comme le disait Novalis, « rendre le monde magique par       transfiguration ».

Voir les éléments et les êtres en une seule couleur et à plat, c’est « dévitaminer » l’imagination. Les percevoir comme irisés de toutes leurs essences et valeurs diverses comme à travers un prisme mental décomposant la lumière plate du quotidien, voir toutes les couleurs à la fois, c’est le meilleur remède aux « avitaminoses psychiques » actuelles. Raymond Ruyer va même plus loin : « Il est barbare de condamner le rêve éveillé comme une lâcheté, comme une fuite devant la réalité. Au contraire, le rêve éveillé peut devenir une action, une création positive, une cure antinévrotique s’il est cultivé systématiquement et continué jour après jour, composé et développé. En se rêvant, on apprend à se connaître, à découvrir ses   véritables goûts, ses dons, sa vocation. On amorce même la connaissance des autres en les mettant en scène, en imaginant leurs réactions, leurs réponses dans un dialogue imaginaire. »

Raymond Ruyer affirme que la pratique du rêve éveillé romancé est positive. La preuve ? Quand on rêve son moi idéal, son sur-moi comme disent les psychanalystes, on le rêve débordant de qualités. On se rêve généreux, héroïque, paré de dons merveilleux. On ne se rêve jamais égoïste, menteur ou lâche (ce que l’on est peut-être dans la réalité). En se rêvant beau et bon, on défoule son sur-moi… et il en restera bien quelque chose dans la vie quotidienne !

« Il faut rêver à ce qui fait réellement plaisir, dit Raymond Ruyer. Vous rêvez d’être riche ? Associez vos rêves de richesse à des rêves de générosité. Devenez un bon génie, bienfaiteur par débordement, faisant régner dans sa région la prospérité, le confort, les fêtes de bon goût, réussies, etc. Au lieu de vous énerver de vos fautes et insuffisances, d’en avoir de mauvaises humeurs et rancune contre les témoins, faites un rêve compensateur pour évaporer le plus gros de votre déception. La rêverie est source d’invention : rêvez que vous êtes un inventeur de talent, un sportif inégalé ou même pourquoi pas ? un amant éternel ! »

Le rêve éveillé romancé ne fait donc aucun appel à la volonté et la persévérance dans l’effort mais seulement à l’amusement de l’imagination.

POUR ETRE HEUREUX,

CHANGEZ D’ECHELLE !

Il existe selon le romantique Jean-Paul trois moyens de devenir non pas heureux mais plus heureux :

Le premier consiste à s’élancer vers les cimes, par-delà les nuages de la vie, si haut que l’on voit l’ensemble du monde extérieur avec ses pièges, s’étendre à nos pieds, rapetissé aux dimensions d’un jardin d’enfant.

Le deuxième consiste à tomber précisément dans ce jardin et à s’y nicher de sorte que, lorsque le regard quitte le nid douillet d’un sillon ou d’une feuille, il n’aperçoive aucun des pièges du monde mais seulement des épis dont chacun sert à l’oiseau de nid, d’arbre, de parapluie et d’ombrelle.

Le troisième est celui-ci : se servir alternativement des deux autres.

LE SENTIMENT PRIMORDIAL D’INTIMITE

On entrevoit alors ce que penseront de cette méthode les psychanalystes, psychothérapeutes et autres « psy » : réaction de peur, fuite dans l’imaginaire, paranoïa, régression psychologique, etc. Mais laissons-les dire !

« Ce n’est pas tout à fait faux, reconnaît Raymond Ruyer, mais rien n’empêche de croire que primordialement, positivement, toute vie est une recherche d’intimité avec elle-même dans la sécurité. Les sentiments sont des réalités primaires. Le sentiment d’intimité est le principe, l’originel de tous les sentiments positifs, de même que tous les sentiments négatifs semblent dériver de l’angoisse primordiale. Le paradoxe n’est qu’apparent de faire de l’intimité une donnée fondamentale et primordiale à l’essence même de la vie. Dans la vie humaine sociale, l’intimité, le bonheur de l’intimité, paraît une chance, une merveille rare et précaire, une île miraculeuse dans un monde hostile. Mais, c’est un miracle qui refait sur un autre plan le miracle primaire de la vie car tout organisme, par contraste avec un amas ou une rencontre d’atomes ou une machine, est domaine d’auto-intimité. »

Et pour trouver cette intimité, pour lutter contre l’angoisse qui empêche d’être heureux, Raymond Ruyer propose ce qu’il appelle une « psycho-niche ».

LA PSYCHO-NICHE

De même que chaque espèce animale a sa bio-niche où elle est bien en équilibre avec le milieu, de même les hommes doivent-ils chercher à former des psycho-niches. Par exemple se réserver dans la journée un moment ou un motif de plaisir : se ménager un réveil heureux, se donner rendez-vous avec soi-même le soir dans son lit bien chaud après une journée ennuyeuse ou penser à manger un beignet le lendemain ! Chacun de nous peut harmoniser sa vie intérieure avec « son intérieur », ses amis, sa femme, ses meubles, chercher l’intimité plutôt que l’exotisme, ne pas voyager trop, ne pas se laisser mener en bateau idéologique mais tenir à ses habitudes de petits groupes (club, stade, cercle, église), se satisfaire avant tout de son confort psychique et se passer du luxe.

« Ma théorie, déclare Ruyer, est que s’il est important d’être bien dans sa peau, il est encore plus important d’être bien dans sa « deuxième peau », c’est-à-dire d’avoir un intérieur, une maison, des intimes qui protègent votre univers intérieur. »

LE VERTICAL ET L’HORIZONTAL

Ce style de vie — auquel on peut reprocher son côté petit-bourgeois — sera rendu obligé, selon Raymond Ruyer, par un arrêt de la civilisation explosive du ciment, du pétrole, des synthétiques, etc. On retrouve ici les idées qu’il a développé dans son ouvrage les Cent prochains siècles (Fayard). La société occidentale a été suralimentée : il lui faudra se réadapter à une vie beaucoup plus « petite » où tout sera en quantité limitée. Commençons donc par un repli anticipé sur nos psycho-niches : « Soignons la nourriture psychique car il est possible que nous n’en ayons pas beaucoup d’autres. »

Drôle de vie, tout de même, que cette vie dans un cocon, surtout si l’on sait que Ruyer présente cette sagesse moderne comme héritière de la nouvelle pensée qui habite des hommes dont le travail quotidien est d’inspecter les étoiles ! Selon les « néo-gnostiques », le monde réel, celui de la science, est un monde horizontal ; tout ce qui est au-delà, qui enveloppe le monde physique, qui l’anime, est un monde vertical. La vie est un équilibre entre le vertical et l’horizontal. Quand le vertical passe mal, l’être vivant redevient une simple machine. L’homme d’affaires ou d’action qui aurait pour unique souci les profits vit dans un monde horizontal. L’ermite du désert, par son aventure spirituelle, vit dans un monde vertical. Les gnostiques prônent une sagesse qui permette de vivre au niveau vertical. L’homme en s’isolant, en se mettant en présence de lui-même et du cosmos, peut espérer trouver les bonnes techniques de vie. Pour cela, il faut laisser travailler longuement les forces organiques en y collaborant modestement.

C’est parce qu’ils croient en l’efficacité d’un travail au niveau cellulaire que les gnostiques disent : « Gagnez votre vie régulièrement mais fuyez les métiers à soucis et responsabilités horizontales qui obligent à des efforts incessants d’offensive et de défensive ; fuyez les pouvoirs surtout s’ils rapportent honneurs et argent ; cherchez des métiers où l’on a affaire à un public sans visage et non au public qu’il faut attirer et séduire ; ne fuyez pas les métiers monotones, vous n’en serez que plus libres, un travail monotone est bénéfique pour la contemplation verticale, il rythme la vie ; ne vous laissez pas impressionner par ceux qui vous diront : « Vous êtes des dupes qui préparez une génération d’esclaves dociles » car c’est le contraire qui est vrai, c’est l’activisme politisé qui prépare la ruée vers l’esclavage ; agissez comme n’agissant pas. »

Le gnostique, l’homme toujours content, réduira donc ses efforts d’adaptation au monde horizontal au minimum ; il « chamanisera », il vivra dans le monde vertical des essences intemporelles en se détournant des événements et des accidents.

Ce qui importe dans la vision gnostique de l’univers, c’est l’essence des choses et non leur apparence. Tout ce qui ne touche pas à l’essence peut être vu avec indifférence. Ma « taille » d’homme, mon « maintenant » sont sur fond d’immensité et d’éternité.

Aussi, les événements ou accidents ne sont-ils que des « un peu plus un peu moins » qui n’importent guère à l’échelle du cosmos !

Un échec amoureux, une défaite dans une compétition paraissent des humiliations insupportables pour l’homme qui a une trop haute idée de lui-même mais pas à celui qui se dit : « Je ne suis qu’un micro-organisme dans l’univers entier. » Succès, échec, infériorité, supériorité, toutes ces catégories disparaissent — et avec elles l’angoisse — pour faire place à la sérénité.

Il nous faut donc essentialiser et miniaturiser les événements de notre vie et ne pas croire les « marchands d’angoisse ».

LES MARCHANDS D’ANGOISSE

Qui Raymond Ruyer vise-t-il par cette expression ?

« Ceux qui vous font croire que vous êtes au bord d’une falaise à pic ; un pas de plus et c’est la chute : « Un seul péché mortel et c’est la damnation », « tout ce que vous mangez est pollué » ; « un mot maladroit et vous créez chez votre enfant un traumatisme pour toute sa vie ». Voilà quelques phrases-angoisses stupides ! La sagesse c’est de niveler le relief quand il devient excessif ! »

Un peu de scepticisme, ne pas s’en laisser conter et beaucoup d’humour. A ces trois ingrédients dans la recette d’être toujours content, Raymond Ruyer en ajoute d’autres :

« Savoir refuser les parasites, ceux de la Perception visuelle ou auditive, ceux à court terme — une proche corvée —, ou à long terme — un souvenir désagréable. Faire une chose par devoir, dans l’ennui, est toujours détestable ! »

Autres ingrédients dans la recette : jouer toutes ses cartes, ne vouloir que ce que l’on peut mais vouloir tout ce que l’on peut ; cultiver plusieurs « dadas » ; préférer la variété à l’acharnement d’une seule réalisation. Faire la bête (faire semblant de comprendre pour ménager l’amour-propre des autres) ; éviter toute antipathie (et donc cultiver une bienveillance attentive mais détachée) ; se dire que le destin ne nous doit rien ; enfin, ne pas avoir honte d’être sentimental puisque le sentiment nourrit notre cerveau.

Hélène Renard

Quelques ouvrages de Raymond Ruyer

La cybernétique et l’origine de l’information (1954)

Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme (1960)

Eloge de la société de consommation (1964)

Les nuisances idéologiques (1972)

Les nourritures psychiques (1975)

La gnose de Princeton (1974)

Les cent prochains siècles (1977)