Robert Powell
réflexions sur la causalité, ultime faillite de la métaphysique

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête […]

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj. Avec Wei Wu Wei, Douglas Harding et Alan Watts, Robert Powell était un des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité. Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta. Il a passé la dernière partie de sa vie avec son épouse Gina, à La Jolla, en Californie.

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 (Extrait de L’esprit Libre 1977)

 

« L’aperçu du Vide inhérent de toutes choses est l’antidote de toutes perceptions dogmatiques; je déclare cependant incurable celui qui prend le Vide pour une théorie. »

Nagarjuna

J’ai tenté de démontrer dans des écrits précédents que lorsqu’on poursuit une enquête à un niveau fondamental, certains paradoxes s’accumulent qui virtuellement rendent notre raisonnement stupide. La loi de cause à effet est un de ces cas très à propos, et ceci s’applique tant à ses développements physiques que psychologiques.

Au niveau physique, par exemple, feu le professeur P.W. Bridgman a dit : « Partout, le physicien est confronté à la même situation; chaque fois que dans ses analyses il pénètre au niveau atomique ou électronique, il découvre des choses qui agissent sans qu’il puisse leur attribuer de cause, ni maintenant ni plus tard, et pour lesquelles le concept de cause n’a aucune justification, si le principe d’Heisenberg est juste. Ce qui signifie que l’on doit ni plus ni moins abandonner la loi de cause à effet. »1

Dans la physique moderne, la causalité n’a prouvé son applicabilité que dans les phénomènes du monde macromoléculaire; aux niveaux atomique et sous-atomique, le comportement de n’importe quelle particule est absolument imprévisible. Quand nous nous préoccupons des agrégats d’un grand nombre de particules, celles-ci suivent les lois de la probabilité, et l’ordre superficiel produit par ce phénomène est considéré par l’esprit comme cause à effet.

Au niveau psychologique, en examinant le mécanisme de la mémoire, j’ai démontré ailleurs que les éléments individuels de la mémoire (les images-mémoires ou « engrammes ») agissent également au hasard; ou, pourrait-on dire, de leur propre initiative. Alors, l’explication la plus plausible et la plus conventionnelle de l’entité qui manipule ces images, et les retire d’une réserve pour les mettre dans une banque de données, est en fait fausse. En d’autres termes, l’émergence des images-mémoires — et ceci comprend tout le processus de la remise en mémoire — est un mouvement sans cause apparente et on peut dire qu’il est fondamental dans le véritable sens du mot.

Ces paradoxes paraissent nier le concept de la pensée logique — cette pensée qui suppose une connexion causale entre les phénomènes. Cette conclusion ne me semble pas une garantie, mais le paradoxe paraît plutôt indiquer les limites du champ de la logique. La contradiction inattendue n’est qu’un signe d’avertissement pour l’esprit qui raisonne : « Jusque-là, mais pas plus loin, parce que vous vous occupez maintenant d’un état fondamental, c’est-à-dire qui lui-même initie et les processus et les événements; et il n’est pas réaliste de s’attendre à une chaîne de cause à effet, en fin de compte. » Cette situation défie toute compréhension; aucune somme d’imagination ne peut aider à la visualiser.

Un grand penseur indien, Nagarjuna, qui, croit-on, a vécu au deuxième siècle avant J.-C., était très perplexe face à ce paradoxe. Il examina le concept de la causalité afin de découvrir si elle pouvait se justifier par une approche strictement logique2. La conclusion générale de son analyse fut que le concept ne pouvait être prouvé, et qu’en principe il n’y a aucune différence entre une apparition magique et celle qui se produit de façon ordinaire en dedans d’une charpente causale. Puisque la cause ne produit pas d’effet par elle-même, les deux entités sont réellement étrangères et n’ont aucun rapport de nécessité.

La causalité, quoique observée dans son sens brut partout dans le monde, semble n’être rien de plus qu’une association régulière d’événements qui ne se produisent qu’à certaines séquences du temps. On observe généralement que, toutes autres circonstances demeurant semblables, l’événement B succède toujours à l’événement A, mais dans un monde raisonnable nous voulons aussi savoir pourquoi il doit en être ainsi (c’est-à-dire s’il y a un « pourquoi »); c’est l’essence du concept de causalité. La réponse, cependant, se fait attendre. Comme dans toutes les autres explications de phénomènes naturels, nous pouvons dire « comment » les choses se font, mais si l’on nous demande « pourquoi », nous ne savons plus quoi répondre.

Explorons maintenant avec Nagarjuna et commençons par l’exemple suivant en rapport avec son approche du problème. Tout d’abord, on ne peut dire qu’une chose, dans le monde des phénomènes, qu’elle a une existence absolue qui lui soit propre (ou existence en soi) parce que, quand nous décrivons une entité, sa description et sa définition sont toujours en relation, et par référence, avec d’autres entités3. Il s’ensuit donc que si les entités ne sont que relatives, elles n’ont pas d’existence (indépendante) réelle. (Après tout, « existence » n’implique pas de qualifications; c’est virtuellement synonyme d' »indépendance ») Donc, la formule : « Ceci étant, cela semble », perd toute signification. Nous pouvons aussi en venir à cette non-signification en réalisant qu’en postulant une entité, nous en postulons d’autres ipso facto. Pourquoi choisir alors une quelconque entité comme cause d’un événement particulier ?

Voici un autre aspect de la causalité : on peut observer qu’il n’y a jamais qu’une seule cause pour un effet, mais toujours une cause multiple. Une graine, par exemple, ne devient pas une pousse par elle-même, mais elle a besoin de la présence du sol, de l’humidité, de la lumière, etc.; bref, il y a un certain nombre de causes à l’œuvre pour produire l’effet. On peut donc se demander ceci : si l’effet n’est pas découvert dans les causes, tant individuellement que collectivement, comment cet effet peut-il être logiquement le produit de ces causes ? De plus, comment pouvons-nous établir une démarcation entre les causes et les non-causes ? Peut-être existe-t-il d’autres facteurs non encore connus, indispensables pour qu’il y ait émergence de la pousse ? Nagarjuna dit : « Puisqu’il vient de ces causes ce qui n’existait pas en elles, pourquoi n’en n’est-il pas de même des non-causes ? » Alors se pose la question de savoir qui est-ce qui relie tous ces différents facteurs en une cause (composite), puisqu’un tel intermédiaire coordinateur devient alors une nécessité logique. Et si ce coordinateur existe, sa fonction ne le rend-elle pas aussi partie de cette même cause ? Alors, l’argument pourrait aussi s’appliquer au déploiement d’un tas de causes, et dans cette éventualité, nous aurions vraiment une régression infinie entre les mains.

Au moment de l’émergence de la pousse, la graine a déjà disparu. Il y a donc, à cet instant, un effet sans cause. Comment peut-il y avoir relation entre la cause et l’effet quand ils n’ont en aucun temps coexisté ? La relation, par définition, exige que deux entités soient existantes au même moment.

Finalement, je voudrais ajouter une autre énigme qu’aurait pu soulever Nagarjuna, il me semble, s’il avait été au courant des résultats de la physique moderne, surtout en ce qui concerne la mécanique quantique. Si on ne peut observer aucune causalité au niveau atomique, et que les phénomènes du monde macromoléculaire n’en découlent que par extrapolation (ou construction) à partir de ce niveau, est-il alors logique de poser le principe de causalité à l’échelle macromoléculaire ?

Ces points peuvent suffire à démontrer que la méthode dialectique ne peut que conduire au paradoxe et ne nous permet pas d’aller plus loin dans notre recherche d’un éclaircissement quelconque.

On croit que ce n’était du tout l’intention de Nagarjuna de démontrer par son analyse l’impossibilité de résoudre le problème de causalité, ni de laisser flotter ses lecteurs un peu dans l’air, si l’on peut dire, mais plutôt de démontrer les limites de l’intelligence discursive pour cette tâche. Dans ce sens, la dialectique a la même fonction que celle du koan dans le bouddhisme Zen : préparer l’esprit à une compréhension directe, qui ne se fait pas seulement au niveau des mots. D’ailleurs, il a prouvé par cet exemple particulier qu’une telle compréhension intellectuelle limitée n’est même pas possible, puisqu’en essayant on ne produit qu’un fouillis verbal.

Nous touchons ici à une question intéressante d’une implication plus générale. Est-ce que la compréhension ou « pénétration » peut s’acquérir par le raisonnement ? Ou peut-on l’obtenir en contournant la raison, et si cela était possible, quelle serait alors la fonction de la raison ?

Je prétends qu’une véritable compréhension profonde est toujours instantanée et non le résultat d’une approche analytique raisonnée. C’est une vision qui vient d’une perception totale de la vérité ou de la fausseté d’une proposition, qu’elle soit simple ou compliquée; ce n’est qu’après qu’entre en jeu l’esprit discursif et qu’il fournit une confirmation intellectuelle ou « preuve » (complétant ainsi le processus de compréhension à tous les niveaux). Dans cette séquence particulière, la perception et la raison sont alliées, mais quand on procède à l’inverse, la raison rejette (ou retarde) la perception.

Ce qui se produit, en fait, c’est que le rejet de l’approche par l’intelligence est en lui-même le moyen vers la compréhension qui est au-delà des mots. Ce n’est pas que nous rejetions d’abord la raison, et qu’ensuite nous cherchions un autre moyen, mais en refusant simplement la fausse approche, la vérité se fait jour. En d’autres termes, la vérité est perçue quand on voit le faux comme étant faux.

Certaines personnes sont douées de cette capacité de perception spontanée devant un problème compliqué sans utiliser pour cela le processus de l’analyse intellectuelle. Cependant, nous sommes pour la plupart conditionnés à raisonner toutes choses (ce qui est un moyen d’approche technologique) et c’est notre façon normale de répondre à tout défi. (Même quand nous réagissons « émotivement », c’est encore une réponse fondée essentiellement sur la pensée, et donc une forme d’idéation.) Quand on applique cette approche aux problèmes psychologiques, elle donne une solution partielle, et dans ce domaine, tout ce qui est partiel ou fragmentaire n’est pas seulement inadéquat mais encore désespérément faux. Voir un objet, une situation ou un concept sous tous ses angles, avec toutes ses relations et toutes ses ramifications en un seul instant, est la vraie signification de la compréhension.

L’esprit, pour percevoir de cette manière, doit être complètement silencieux, l’intelligence en veilleuse. Ne faisons-nous pas occasionnellement cette expérience, par exemple, quand, on s’éveille d’un sommeil sans rêve, dans le silence de la nuit, et qu’on perçoit tous les problèmes dans une parfaite clarté ? Cependant, quand l’intelligence est encore active en s’attaquant au problème, c’est parce qu’elle n’a pas encore décelé son manque d’à propos, qu’elle ne connaît pas ses limites et donc, ignore son propre secteur d’opération. À ceux qui sont dans cette situation, Nagarjuna montre toutes les différentes façons avec lesquelles l’esprit analytique peut sonder un problème, et que quelle qu’en soit l’approche, cela se termine toujours par un paradoxe, une contradiction. Quand l’esprit s’est finalement épuisé dans cette activité, il est tranquille parce qu’il a tout tenté et n’est pourtant arrivé nulle part. Il voit ainsi sa futilité et c’est alors seulement qu’il est prêt à laisser tomber.

Donc, ce que Nagarjuna a fait doit être conçu comme un moyen plutôt habile, une technique pédagogique, qu’une fin en soi, le raisonnement sur le mystère de la causalité. Il ne prend qu’un exemple spécifique du large contexte de sa réalisation du vide de toutes choses, et procède par une méthode acceptable à l’intelligence pour démontrer sa propre impuissance. Comme autre exemple, nous pourrions mentionner sa brillante analyse du mouvement et du repos, menant encore à un paradoxe, celui de l’impossibilité de déterminer l’un ou l’autre de ces états. Ces cas spécifiques sont cependant subordonnés à sa thèse générale de l’insuffisance de toute explication; il n’y a aucune proposition qui ne puisse être niée, d’où la nécessité d’une Négation totale. Et même à partir de la verbalisation de cette thèse, on peut interpréter un autre paradoxe… C’est pour cette raison que ses enseignements ont souvent en Occident la réputation d’être nihilistes et défaitistes.

Cette opinion est due à une mauvaise compréhension totale et à un manque de perception du sujet traité. Premièrement, la forme de négation dont nous parlons n’est pas une annihilation; elle laisse les choses intactes au niveau phénoménal, mais ne démontre que leur relativité, et donc leur irréalité. Une négation qui voudrait amener leur destruction, d’autre part, admettrait ipso facto leur réalité antérieure. Il faut donc percevoir qu’une négation totale, qui clarifie la situation et le rôle de l’intelligence dans le système des choses, implique une affirmation à un niveau tout à fait différent, c’est-à-dire un niveau non intellectuel, non discursif, et qui pourrait peut-être s’appeler « spirituel » (si nous insistons pour parler en termes de négation et d’affirmation; ne questionnons-nous jamais leur signification, et aussi la simple nécessité de penser de cette façon ?). Cela nous vient des penseurs indiens tels que Nagarjuna et les autres, qui comprenaient déjà, il y a des milliers d’années, que la pensée négative est la plus haute forme de pensée. Tandis qu’aujourd’hui, en Occident, les philosophes en sont encore à se débattre au jeu futile d’affirmer, de chercher des valeurs positives à l’intérieur d’un cercle de pensées et de concepts.

Il me semble alors que nous n’ayons pas besoin d’étudier davantage les quatorze versets de Nagarjuna dans un processus de thèse-antithèse-synthèse pour voir comment s’est produit le paradoxe de causalité et pour nous sortir de cette impasse. Nous irons vite au cœur de la question si nous pouvons comprendre la signification des éléments sur lesquels il avait basé son analyse, soit : l’identité, la différence, l’existence et la non-existence.

Nous devons alors voir d’abord que la Réalité, c’est-à-dire le Monde, n’est pas déterminée intrinsèquement, n’est pas tangible, n’est pas divisible ou classifiable, mais paraît être toutes ces choses à la fois à travers l’activité du cerveau. À cause de sa formation neurophysiologique, cet ordinateur humain, avec ses extensions, les organes des sens, ne peut manipuler que des petits bouts d’information : il perçoit le monde en tant qu’entités séparées — comme « choses », « événements » et « idées » — et la corrélation de ces entités est ce que nous appelons « penser ».

Dans sa forme primitive, cette façon de penser, en raison de la nature digitale inhérente au mécanisme cognitif, traite des entités à l’intérieur d’une échelle binaire; d’abord par affirmation et négation, (tel que oui/non, existence/non-existence, et dans l’ordinateur, 1/0) et ensuite, une fois affirmée, elle procède par comparaison : identité/non-identité. Ce sont alors les éléments de base des modèles de pensées du cerveau.

Normalement, quand nous essayons de « comprendre », d' »expliquer » ou de « visualiser » un problème. nous ne faisons rien d’autre qu’un exercice qui consiste à adapter les entités à un modèle particulier, un cadre de référence auquel nous sommes habitués, c’est-à-dire notre conditionnement.

De cette manière, la pensée a créé la division de la Réalité en « objets » et « événements », en « passé », « présent » et « futur », en « cause » et « effet » et maintenant cette même pensée essaie de comprendre pourquoi cette division existe. Est-ce vraiment possible ? N’est-ce pas comme mettre des lunettes noires et se demander pourquoi le monde est si sombre ? Nous ne trouvons nulle part un sens du temps si profondément incrusté qui soit capable d’utiliser cause et effet pour sa fin en soi, sauf en association avec un cerveau ayant atteint un stade avancé dans l’échelle de l’évolution.

Étant arrivé à ce point de notre recherche, la situation me semble fort intéressante. Parce que maintenant la question doit se présenter logiquement. L’esprit, ou la Conscience, peut-il équivaloir au mécanisme d’ordinateur du cerveau, avec ses limites inhérentes, ou est-il cela mais aussi quelque chose de beaucoup plus ? Ainsi, le matérialiste qui voit la conscience comme un simple sous-produit du cerveau, analogue à la sécrétion de la bile du foie, se voit confronté à un nouveau paradoxe : « Si le cerveau crée le monde, qu’est-ce qui crée alors le cerveau ? »

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1 Réflexions d’un physicien, Philosophical Library, New York, 1955, p. 179.

2 Dans le Madhyamika Karikas: « Examen de la Causalité », qui comprend quatorze épigrammes.

3 Voir la citation de Hui-Neng, le fondateur du bouddhisme Zen chinois et le Sixième Patriarche: « Aucune chose n’est de la première. »