Krishnamurti
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« L’énergie fragmentée et conditionnée prend fin lorsqu’elle est regardée avec un sérieux total. » Dans un monde où règnent la plus extrême violence et la plus extrême confusion, où surgissent toutes les révoltes et où on donne à ces révoltes des explications par milliers, on espère toujours voir paraître une réforme sociale, des réalités […]

« L’énergie fragmentée et conditionnée prend fin lorsqu’elle est regardée avec un sérieux total. »

Dans un monde où règnent la plus extrême violence et la plus extrême confusion, où surgissent toutes les révoltes et où on donne à ces révoltes des explications par milliers, on espère toujours voir paraître une réforme sociale, des réalités autres, et pour l’être humain une plus grande liberté. La violence sévit dans tous les pays, sous tous les climats, sous l’étendard de la paix ; au nom de la vérité s’étalent l’exploitation, la misère de millions d’affamés. D’implacables tyrannies étouffent toute liberté, partout règne une immense injustice sociale. Il y a la guerre, la conscription et la fuite devant la conscription.

En vérité, la confusion est immense et la violence effroyable. La haine trouve une justification, toutes les évasions sont acceptées comme faisant partie de la vie normale. On prend conscience de tout ceci, on se sent perdu, incertain sur ce qu’il y a lieu de faire, de penser, du rôle qu’il s’agit de jouer. Que faire? Se joindre aux activités des gens « engagés » ou se réfugier dans un quelconque isolement intérieur? Retourner aux anciennes idées religieuses, lancer une nouvelle secte, ou continuer à se laisser guider par ses préférences personnelles ou ses vieux préjugés ?

Voyant tout cela, on ressent naturellement le désir de savoir par soi-même ce qu’il y a lieu de faire, de penser, comment vivre une autre vie.

Si, au courant de ces causeries et de ces discussions, nous pouvons trouver une lumière en nous-mêmes, un mode de vie sans aucune violence d’aucune sorte, une vie totalement religieuse et, par conséquent, totalement dépourvue de peur, une vie intérieurement stable que ne troublerait aucun événement extérieur, alors, me semble-t-il, ces causeries en auront valu grandement la peine. Pouvons-nous accorder une attention entière et sensitive aux sujets dont nous allons discuter? Nous travaillons pour découvrir comment vivre en paix. Ce n’est pas l’orateur qui vous dit quoi faire, quoi penser, lui n’a aucune autorité, aucune « philosophie ».

Un obstacle majeur est que notre cerveau travaille avec nos anciennes habitudes, tel un disque de gramophone qui ressasse toujours la même ritournelle. Tant que retentit cette ritournelle, ce ronronnement de l’habitude, nous ne sommes capables de rien entendre de neuf. Le cerveau a été conditionné à penser d’une certaine façon, à réagir selon notre culture, nos traditions, notre éducation ; ce même cerveau s’efforce d’écouter une mélodie nouvelle et il n’en est pas capable. C’est là notre principale difficulté.

Une causerie enregistrée sur une bande peut être effacée ; on peut recommencer ; malheureusement l’enregistrement sur la bande du cerveau est si ancien, il dure depuis si longtemps qu’il est très difficile de l’effacer pour faire du neuf. Nous reproduisons le même modèle, les mêmes idées, les mêmes habitudes physiques, inlassablement et ainsi nous ne saisissons jamais rien de nouveau.

Pourtant je vous assure qu’il est possible de mettre de côté la vieille bande, les façons anciennes de penser, de sentir, de réagir, les innombrables habitudes qui sont les nôtres. On peut le faire si on y porte vraiment toute son attention. Si ce qu’on écoute est mortellement grave, d’une immense importance, on est alors contraint d’écouter de telle façon que cet acte même efface tout ce qui est vieux. Je vous en prie, essayer ou plutôt faites-le. Tout ceci vous intéresse profondément sans quoi vous ne seriez pas ici… Je vous en prie, écoutez avec la plus complète attention, et de ce fait même, tous les vieux souvenirs, les traditions accumulées seront balayés.

Il nous faut être sérieux et graves face à un monde chaotique, à l’incertitude, à la guerre et la destruction, un monde où toutes les valeurs ont été rejetées par une société de complète licence sexuelle et économique. Plus de moralité, plus de religion ; tout est balayé et il nous faut être complètement et profondément sérieux ; si vous avez cette gravité dans votre coeur, vous écouterez. Être assez sérieux pour écouter totalement, pour découvrir par vous-mêmes cette lumière que rien ne peut éteindre, une manière de vivre qui ne dépend d’aucune idée, d’aucune circonstance, une manière de vivre toujours libre, nouvelle, jeune, vivace, cela dépend de vous et non de l’orateur.

Si vous avez en vous une qualité d’esprit qui se propose à tout prix de découvrir, alors vous-mêmes et l’orateur pourrez travailler ensemble, connaître cette chose étrange, laquelle est capable de résoudre tous nos problèmes – qu’ils soient dus à la monotonie de la vie quotidienne ou qu’il s’agisse des problèmes les plus graves.

Comment nous y prendre? J’ai le sentiment qu’il n’existe qu’un seul chemin : il consiste à aboutir par la négation, à ce qui est positif, découvrir ce qui est par la compréhension de ce qui n’est pas. Voir ce qui existe en fait et aller au-delà. Commencer par contempler le monde, les événements qui s’y déroulent, tout ce qui s’y passe ; voir si nos rapports avec ce monde comportent ou non un élément de séparativité. Nous pouvons considérer les événements du monde comme ne nous concernant pas en tant qu’individus, et cependant chercher à leur imposer une forme, à agir sur eux. Par ce moyen on établit une séparation entre le monde et soi-même. On peut regarder à partir de sa science, de son expérience, de ses particularités, de ses préjugés et ainsi de suite ; on regarde comme un spectateur séparé du monde. Il s’agit de découvrir comment regarder de façon à voir tout ce qui se passe en soi et hors de soi, comme un processus unitaire, un mouvement global.

Ou bien on contemple le monde d’un point de vue particulier prenant position verbalement, idéologiquement, étant engagé dans des activités particulières et par conséquent étant isolé de tout le reste, – ou bien on regarde ce phénomène dans son ensemble comme un unique processus, un mouvement global dont on fait partie et dont on n’est pas séparé. Ce que l’on est : le résultat d’une culture, d’une religion, d’une éducation, d’une propagande, d’un climat, d’une alimentation – nous sommes le monde et le monde est nous-mêmes. Peut-on voir tout ceci dans sa totalité – sans se préoccuper d’agir sur cette totalité? Avons-nous le sentiment de l’humanité comme étant un tout? Il ne s’agit pas de s’identifier avec le monde, nous sommes le monde.

La guerre est le résultat de nous-mêmes. La violence, les préjugés, l’effroyable brutalité qui sévit, tout cela fait partie de nous-mêmes.

Tout dépend donc de la façon dont vous regardez ce phénomène à la fois intérieurement et extérieurement et aussi de la gravité de votre esprit. Si vous êtes véritablement sérieux, alors quand vous regardez, l’ancienne force vive, la répétition de modèles vétustés, les anciennes façons de penser, d’agir et de vivre – tout cela prend fin.

Êtes-vous sérieux dans votre propos de découvrir un mode de vie où tout ce tumulte, cette misère et cette souffrance ont cessé d’exister? Pour la plupart d’entre nous, le point difficile est de se libérer des vieilles habitudes de penser : « Je suis quelque chose », « je veux m’accomplir », « je veux devenir », « j’ai foi en mes opinions », « voici le chemin à suivre », « j’appartiens à telle secte particulière ». Dès l’instant où vous prenez position, vous vous êtes retranché et êtes par conséquent devenu incapable de voir le processus dans son entier.

Tant qu’existe cette fragmentation de la vie, fragmentation extérieure et intérieure, il y a forcément guerre et confusion. Je vous en prie, voyez ceci avec votre coeur. Regardez la guerre qui se poursuit au Moyen-Orient. Tout ceci, vous le savez ; on a écrit des volumes d’explications là-dessus. Nous sommes pris au piège des explications, comme si aucune d’elles pouvait résoudre quoique ce soit! Il est essentiel de se rendre compte qu’il ne faut pas se laisser prendre aux explications, quel qu’en soit l’auteur. Quand vous voyez « ce qui est », point n’est besoin d’explications ; l’homme qui ne voit pas « ce qui est » s’y perd. Comprenez cela, je vous en prie ; comprenez-le fondamentalement afin que plus jamais vous ne soyez le jouet des mots.

En Inde c’est la coutume de s’en référer à un livre sacré, la Gita, et de tout expliquer selon cette Écriture. Ainsi des milliers et des milliers de gens se font expliquer comment vivre, quoi faire, comment Dieu est ceci, ou cela – ils écoutent tout ravis et continuent à vivre comme auparavant. Les explications vous aveuglent, elles empêchent de voir « ce qui est » vraiment.

Il est d’une importance primordiale de découvrir par vous-mêmes comment vous considérez ce problème de l’existence. Est-ce à partir d’une explication, d’un point de vue particulier, ou bien regardez-vous de façon non fragmentaire? Je vous en prie, tirez la chose au clair. Allez vous promener tout seul, partez à la découverte, mettez-y tout votre coeur, découvrez comment vous regardez tous ces phénomènes. Nous pourrons alors nous tourner ensemble vers les détails ; nous examinerons les détails les plus infimes pour éclaircir, pour comprendre. Mais auparavant il vous faut être libre de toute fragmentation et il faut vous en assurer. Vous n’êtes plus un Anglais, un Américain, un Juif – vous me suivez – vous êtes affranchi de tout conditionnement religieux, culturel, qui pourrait vous lier, influer sur vos expériences, lesquelles vous plongeraient dans de nouveaux conditionnements.

Considérez tout ce mouvement de la vie comme un seul processus ; c’est une vision très belle et qui ouvre la porte sur d’infinies possibilités ; l’action est alors extraordinairement complète, la liberté absolue. Il faut que l’esprit soit libre si l’on se propose de découvrir la réalité, la vraie et non celle qui est un fruit de l’invention ou de l’imagination. Il faut une liberté totale sans trace de fragmentation. Pour ceci, il vous faut être complètement sérieux – par vous-même et non en vous inspirant de quelqu’un qui vous dit : « Voici comment être sérieux » ; rejetez tout cela, n’y prêtez pas l’oreille. Découvrez par vous-même, peu importe que vous soyez vieux ou jeunes.

Désirez-vous poser des questions? Avant de le faire, voyez pourquoi vous questionnez et de qui vous attendez une réponse. Une explication, qui sera peut-être la réponse, va-t-elle vous satisfaire? Si l’on pose une question – et il faut s’enquérir de toutes choses – est-ce parce que, ce faisant, on commence à examiner, et par conséquent à partager, avancer, à expérimenter, à créer ensemble?

AUDITEUR : S’il y a quelqu’un – mettons un fou – en liberté et qui se met à tuer les gens, et si l’on a la possibilité de l’en empêcher en le tuant à son tour, que doit-on faire?

KRISHNAMURTI : Donc, tuons tous les Présidents, tous les dirigeants, tous les tyrans, tous les voisins et nous-mêmes. (Rires.) Non, non, ne riez pas. Nous faisons partie de tout ceci. Nous avons, par notre propre violence, contribué à l’état où se trouve le monde. Ceci, nous ne le voyons pas clairement. Nous nous figurons qu’en nous débarrassant de quelques individus, en détruisant l’ordre établi, nous pourrons résoudre tout le problème. Toutes les révolutions matérielles ont agi d’après ce principe, la Révolution Française, la Communiste et ainsi de suite, et toutes se sont ensablées dans la bureaucratie ou la tyrannie.

Donc, mes amis, pour susciter un autre mode de vie, il faut le susciter, non pour les autres mais pour soi-même, parce que l’« autre » c’est soi-même. Il n’y a pas de « nous » et de « eux », il n’y a que nous-mêmes. Ceci étant vu, vraiment et non pas verbalement, ou intellectuellement, mais avec notre coeur, on pourra constater qu’il peut y avoir une action totale, entraînant un genre de résultats entièrement différent, et nous pourrons espérer alors une structure sociale nouvelle et non pas voir l’ordre établi renversé pour être aussitôt remplacé par un autre.

Il faut avoir la patience de s’enquérir ; les jeunes n’ont guère de patience, ils veulent des résultats instantanés – café instantané, thé instantané, méditation instantanée – c’est dire qu’ils n’ont pas compris le processus total de la vie. Si on le comprend dans sa totalité il y a une action instantanée, toute autre que l’action de l’impatience.

Regardez, voyez ce qui se passe en Amérique, les émeutes raciales, la misère, les ghettos, la vanité de l’éducation telle qu’elle est – voyez les divisions en Europe, le temps qu’il faut pour obtenir une Europe fédérée. Et regardez ce qui se passe aux Indes, en Asie, en Russie, en Chine. Voyant tout cela, et encore les divisions religieuses, on sent qu’il n’y a qu’une réponse, une action, une action totale et non une action partielle et fragmentaire. Cette action totale est non de se massacrer entre soi mais de voir les divisions qui ont entraîné cette destruction de l’humanité. Quand on le voit, avec sensitivité et gravité, il y a une action tout à fait différente.

AUDITEUR : Pour un homme qui est né dans un pays où règne la plus complète tyrannie, de sorte qu’il en est tout à fait étouffé, n’ayant jamais l’occasion de faire quoi que ce soit lui-même – j’ai le sentiment que la plupart des gens ici sont incapables de s’en faire la moindre idée – il est né dans cette situation, et ses parents avant lui. Qu’a-t-il fait pour contribuer au chaos qui règne dans le monde?

KRISHNAMURTI : Rien probablement. Qu’a-t-il fait, le pauvre homme qui vit dans un coin reculé des Indes, ou dans un petit village d’Afrique, ou dans quelque heureuse petite vallée, ignorant tout de ce qui se passe dans le reste du monde. Comment a-t-il contribué à cette structure monstrueuse? Il n’a probablement rien fait du tout, le pauvre. Que pouvait-il faire?

AUDITEUR : Être sérieux? Qu’est-ce que cela signifie? J’ai le sentiment de ne pas l’être.

KRISHNAMURTI : Cherchons ensemble. Être sérieux, qu’est-ce que cela veut dire? Sérieux de telle sorte que vous êtes entièrement dévoué à quelque chose, une vocation, et que vous vous proposez de mener la chose jusqu’au bout. Ceci n’est pas une définition, n’acceptez jamais une définition. On se propose de vivre d’une vie entièrement différente, une vie sans violence, une vie de totale liberté intérieure ; on veut découvrir et on se propose de consacrer son temps, son énergie, sa pensée, enfin tout à cette question. D’un tel homme, je dirais qu’il est sérieux. Il ne se laisse pas détourner facilement – il peut se distraire, mais son itinéraire est tracé. Ceci ne veut pas dire qu’il est dogmatique ou obstiné, qu’il ne sait pas s’adapter. Il écoutera les autres, il pèsera, il examinera, il observera. Par son esprit sérieux, il pourra être centré sur lui-même ; cet autocentrisme nuira à sa vision ; il lui faut écouter les autres, examiner, questionner sans cesse ; autrement dit, il lui faut être sensitif à l’extrême. Il lui faut savoir qui et comment il écoute. Il est à l’écoute, il poursuit son enquête, il questionne avec un cerveau, un esprit, un coeur sensitifs (ce ne sont pas là des choses différentes), il enquête avec toute sa sensitivité, tout son être. Découvrez si votre corps est sensitif ; prenez conscience de ses gestes, de ses habitudes particulières. Vous ne pouvez pas être physiquement sensitif si vous mangez trop, pas plus que vous ne pouvez le devenir en jeûnant, en vous affamant. Il faut avoir soin et souci de ce que l’on mange. Il faut un cerveau sensitif, c’est-à-dire un cerveau qui ne fonctionne pas dans l’ornière des habitudes, poursuivant ses petits plaisirs sexuels ou autres.

AUDITEUR : Vous nous dites de ne pas écoutez d’explications. Quelle est la différence entre vos causeries et des explications?

KRISHNAMURTI : Qu’en pensez-vous? Y a-t-il une différence ou ne sont-elles qu’un verbiage de plus?

AUDITEUR : Les paroles sont toujours des paroles.

KRISHNAMURTI : Nous expliquons, nous décrivons les causes et les effets, disant, par exemple : l’homme a hérité de la brutalité de l’animal. On le fait remarquer, mais, si en même temps on agit, on cesse d’être violent, n’y a-t-il pas une différence?

C’est l’action qui est indispensable ; mais celle-ci se produira-t-elle par le fait d’explications, de paroles? Ou bien cette action totale ne se produit-elle que si vous avez la sensitivité nécessaire pour observer tout le mouvement de la vie, ce mouvement dans sa totalité? Que cherchons-nous à faire ici? Donner des explications sur le pourquoi et la cause du pourquoi? Ou bien cherchons-nous à vivre de telle façon que notre vie n’ait pas ses racines dans un monde de mots mais dans la découverte de ce qui est – et qui ne dépend pas des mots. Il y a une immense différence entre les deux – même si c’est moi qui le fais remarquer. Un homme a faim ; vous pouvez lui expliquer la nature et le goût de la nourriture, lui montrer le menu, le conduire à la fenêtre et lui faire contempler un étalage d’aliments. Mais ce qu’il veut c’est la nourriture elle-même ; cela les explications ne le lui donneront pas. Voilà la différence.

Saanen, Suisse le 16 juillet 1970 1ère Causerie