Dominique Casterman
Relativité de la pensée

(Chapitre 3 du livre L’envers de la raison 1989) (Les mondes-représentation) La pensée, pour autant qu’elle soit cohérente, est toujours relative à un contexte d’association déterminé. Chaque contexte particulier correspond à une logique précise déterminant un type de pensée qui doit être compatible avec la logique du système de référence. Si une pensée est logiquement […]

(Chapitre 3 du livre L’envers de la raison 1989)

(Les mondes-représentation)

La pensée, pour autant qu’elle soit cohérente, est toujours relative à un contexte d’association déterminé. Chaque contexte particulier correspond à une logique précise déterminant un type de pensée qui doit être compatible avec la logique du système de référence. Si une pensée est logiquement compatible avec son contexte d’association, elle représente, à l’intérieur de ses limites, une forme de vérité relative manifestant alors une part infime de la réalité. Comme le dit Hubert Benoit : « Chaque vérité exprimable n’est qu’un aspect intellectuel de la Réalité, qui n’exclut nullement d’autres aspects également valables ; car chaque vérité exprimable comporte une limite à l’intérieur de laquelle elle existe et à l’extérieur de laquelle elle cesse d’exister. »

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Étayons la théorie avec un exemple précis endémique à la nature humaine, bien que dramatique et très troublant. La peine de mort – abolie sur le territoire de l’Union européenne et dont l’abolition est l’une des conditions préalables à l’entrée dans l’Union – peut être compatible avec le contexte d’une utilité sociale, elle sera alors jugée logiquement nécessaire afin d’assurer la protection des personnes. Parfois, la justice des hommes procède de raisonnements plus simples encore comme celui qui consiste, sans autre réflexion, à imposer aux assassins une loi de réciprocité où la sanction infligée (peine capitale) est vue comme un juste retour correspondant aux actes délétères commis par les condamnés. Mais elle est incompatible avec le contexte d’un humanisme positif qui considère que c’est un châtiment inhumain et sans effet dissuasif, et que son abolition est favorable à la dignité humaine et au développement des droits de l’homme. Elle sera aussi incompatible avec le contexte de la médecine psychiatrique qui considère que toute personne, même un criminel, peut entamer un processus de guérison sur le long terme.

Ces différents points de vue peuvent encore être atténués, amplifiés ou modifiés à l’infini selon que les circonstances des crimes jugés touchent plus ou moins l’attention des juges en fonction de leur sensibilité propre.

C’est intentionnellement que nous avons utilisé un exemple fort afin de mettre en avant à quel point ce que nous appelons notre vie se déroule dans notre monde-représentation tel que le crée notre intellect en utilisant le langage verbal. Cela ne serait pas vraiment un problème si nous n’étions pas intimement persuadés que nous percevons les choses telles qu’elles sont en soi ; nous confondons notre monde-représentation avec un hypothétique monde réel ; alors que tous les intérêts et les ennuis qui constituent notre vie se situent dans notre monde-représentation créé par notre intellect associé au processus psycho-affectif d’où émerge le complexe « mots-images-émotions-sensations ».

La réflexion qui précède n’implique pas que tous les actes humains soient égaux. Il y a des comportements dits humains, c’est-à-dire bienveillants, beaux, cohérents qui procèdent d’une pensée intégrante-constructive. Il y a des comportements dits inhumains, c’est-à-dire cruels, laids, insensés qui procèdent d’une pensée désintégrante-destructive. Nous analyserons dans la suite de l’exposé pourquoi l’homme réalisé exprimera des comportements procédant d’une pensée intégrante-constructive autant de fois que les circonstances de la vie le lui permettront. Les pensées de l’homme ordinaire (ainsi nommé pour le distinguer de l’homme réalisé) sont en général réactives, c’est-à-dire animées par un vouloir réactif : ‘‘je pense que c’est moi en tant qu’entité distincte qui veut’’. Tandis que les pensées de l’homme réalisé sont actives, c’est-à-dire animées par un vouloir actif : ‘‘je ne pense que c’est moi en tant qu’entité distincte qui veut’’. Étrangement le vouloir réactif est conditionné par une affirmation positive : ‘‘je pense que…’’ ; alors que le vouloir actif est déterminé par une affirmation négative : ‘‘je ne pense pas que…’’. En fait l’homme réalisé ‘‘pratique’’ spontanément (c’est-à-dire autant de fois que les circonstances présentes le permettent) la pensée intégrante-constructive car son ‘‘moi’’ en tant qu’entité distincte s’est évaporé (affirmation négative), et cependant sa vie, visiblement, se déroule ‘‘comme si’’ rien n’avait changé (voir le chapitre 1) ; sa vie est consciemment conditionnée par le Déterminisme supérieur de l’Énergie cosmique Une.

Revenons à notre analyse de la relativité de la pensée et des mondes-représentations qui sont aussi nombreux qu’il y a de personnes sur Terre. Ces systèmes de référence obéissent à des règles qui jouent au niveau du conscient et de l’inconscient. Ces règles, pour autant qu’elles soient confondues avec un hypothétique monde réel, deviennent des préjugés et croyances qui passent pour aller de soi chez les personnes qui en subissent l’influence. Nous pourrions remplacer les termes préjugés et croyances par l’expression ‘‘structure personnelle’’ donnant une interprétation partiale et partielle à notre perception globale inconsciente. Nous pourrions encore distinguer les pensées naturelles des pensées psychologiques. Les premières sont générales à tous les êtres humains puisqu’elles participent d’un même déterminisme psychosomatique ; les secondes sont particulières à chacun puisqu’elles participent d’un déterminisme lié à la complexité multifactoriel de la psychologie humaine.

« Nous devons supposer qu’il existe des hiérarchies de perception multiples et entrecroisées qui procurent à l’expérience la variété de ses dimensions et de sa coloration. En enregistrant les souvenirs, chaque hiérarchie réduit la perception à l’essentiel conformément à des critères de signification qui lui sont propres… »

« …La mémoire est une vaste bibliothèque où voisinent les résumés et les curiosités que l’archiviste est constamment occupé à réarranger et à réévaluer ; le passé est sans cesse recomposé par le présent, mais la plus grande part de ce travail de fabrication et de refonte s’exécute dans l’inconscient. Les canons de la perception opèrent instantanément, et nous n’arrêtons pas de jouer le jeu, sans en connaître les règles. » (A. Koestler).

La perception consciente qui participe de notre structure anonyme procède de mécanismes mentaux et physiques partagés par tous les êtres humains ; tandis que ma perception consciente qui participe de ma structure personnelle, fondée sur moi en particulier, résulte d’un choix ancré dans mes préjugés, dans mes croyances, dans ma situation socioculturelle, mes facteurs héréditaires propres, ma mémoire… La perception qui participe de notre structure anonyme est le principe commun d’où émerge, sélectivement, la perception en fonction de notre structure personnelle. Schématiquement, il y a d’abord une perception globale inconsciente à l’intérieur de laquelle ‘‘chaque hiérarchie réduit la perception à l’essentiel conformément à des critères de signification qui lui sont propres’’ ; cette réduction à l’essentiel est la perception consciente en fonction de notre structure anonyme, c’est la pensée naturelle générale et généralement admise par la majorité qui se trouve interprétée partiellement et partialement par notre structure personnelle. Notons encore que si la perception globale inconsciente n’était pas réduite à l’essentiel dans la région de la pensée consciente, cette dernière serait submergée par un flot incessant d’informations qui s’achèverait dans une totale incohérence mentale.

Prenons un exemple de la vie quotidienne. Un employé du chemin de fer voit un train, il pense à son travail ; pour une autre personne cela évoque les magnifiques voyages qu’il a faits ; pour une autre encore, le même train remémore l’accident dans lequel son ami a perdu la vie, il pense à la mort. Cependant, le principe de ces multiples pensées conscientes est identique pour tous, à savoir la perception globale inconsciente du train réduite à l’essentiel pour devenir perception consciente en fonction de notre structure anonyme ; perception consciente commune à tous puisqu’elle est fonction d’un déterminisme ancré dans la structure phylogénétique de l’organisme psycho-physique humain. Cette perception, en interférant avec notre structure personnelle, se trouve interprétée partialement pour s’accomplir (dans le sens de se comprendre) dans notre monde-représentation. En quelque sorte il y a donc deux mondes-représentation, l’un est relativement commun à tout le genre humain, l’autre est limité aux particularismes individuels.

Ce qui précède nous amène à évoquer le ‘‘silence intérieur’’ et à constater d’emblée que l’observation silencieuse est un ‘‘ne pas faire mental’’ que nous ignorons presque totalement. Nous entendons par silence le silence de la ‘‘pensée psychologique d’identification’’ – les deux mondes-représentation confondus avec un hypothétique monde réel s’apparente à la ‘‘pensée psychologique d’identification’’ – et non le refus des évidences intellectuelles. Les mots, associés à des images mentales et des états émotifs de tonalités variables auxquels sont identifiés les événements pour créer une représentation objectivée du monde et de nous-mêmes, constituent ce que nous appelons les ‘‘pensées psychologiques d’identification’’. Par contre, les évidences intellectuelles procèdent de ce que nous désignerons comme des ‘‘pensées intellectuelles’’ ou techniques (Krishnamurti) qui ont pour vocation d’organiser pratiquement notre vie quotidienne ; elles fondent les modèles des sciences et techniques ; elles constatent l’‘‘ordre explicite’’ (Bohm) des êtres et des choses sans poser des jugements partiaux. Les ‘‘pensées intellectuelles’’ forment des conceptions limitées aux vérités relatives qu’elles peuvent remarquer. Ces conceptions sont soumises aux lois du changement en même temps qu’aux lois de notre pensée dépendantes de la structure de nos organes sensoriels et des territoires cérébraux afférents.

Toute l’histoire des sciences est une longue lignée brisée marquée par des avancées et reculs pour tenter, grâce à des modèles, de décrire l’‘‘ordre explicite’’ relatif. Ces modèles, même s’ils ne satisfont pas aux vérités relatives qu’ils tentent de décrire, peuvent néanmoins être conformes aux lois de notre pensée ; ces modèles ne cessent de se transformer conformément aux impératifs qui régissent les opérations mentales de la ‘‘pensée intellectuelle’’ ; le vrai d’hier peut être le faux d’aujourd’hui. Cela est représentatif de la ‘‘pensée intellectuelle’’ fondée sur la mémoire technique et historique de l’humanité. D’ailleurs, le déroulement historique du cosmos, du monde vivant sur Terre, de la lignée humaine, sont inséparables d’informations accumulées au cours de millions d’années.

En fait, du point de vue de la ‘‘pensée intellectuelle’’, le mot est une convention à caractère prioritairement pratique ; mais, du point de vue de la ‘‘pensée psychologique d’identification’’, il est confondu avec la chose elle-même. La nuance est d’importance puisque dans un cas, les mots sont des ‘‘outils’’ pratiques qui permettent une compréhension très spéciale inhérente à l’opération mentale réflexive par laquelle l’être humain ne se vit pas seulement comme un corps, mais il s’affirme en tant que ‘‘je’’ en disant : ‘‘j’ai un corps’’. Cette utilisation abstraite du langage offre une alternative supplémentaire, les mots peuvent sortir de leurs fonctions limitées, et dans ce cas, comme le dit H. Benoit : « Plus est grand le danger de mal penser, à propos du mot, à la chose ; plus sont grands les risques d’erreur, d’absurdité, de délire, avec toutes sortes de conséquences déplorables dans nos actions. »

Nous allons tenter de résumer le modèle proposé à votre attention. Quand un événement interfère avec notre structure anonyme psychosomatique, il s’ensuit une perception sensorielle associée à des pensées naturelles d’où la formation d’une représentation, pensée et sentie, relativement adaptée du phénomène. La conjonction des facteurs instinctifs avec la représentation relativement adaptée stimule notre pôle affectif d’où jaillissent des émotions de tonalités agréables ou pénibles. Celles-ci à leur tour sont interceptées par la pensée naturelle et associées à un complexe structuré de mots. Ce qui précède est une réaction normale au sens où elle est conforme aux lois de notre pensée et de notre affectivité. Face à cette réaction spontanée, seul le silence mental a vocation de ne pas nous décentrer de notre être intérieur dans cet instant unique où la dualité sujet-objet s’absente devant la Présence non-mentale de ‘‘ce qui est’’.

Cette attitude non-mentale est rare – nous la vivons parfois, mais dans l’ignorance – car généralement nous pratiquons la ‘‘pensée psychologique d’identification’’ en confondant le complexe ‘‘mots-images-sensations-émotions’’ avec un hypothétique monde réel. Cette attitude non-mentale est Présence inconditionnelle à l’événement sans aucun médiateur, c’est-à-dire sans que rien ne se superpose à nos fonctions naturelles de perceptions physiques, mentales et affectives. Cette attitude, à la fois lucide et pratique, affirme singulièrement notre ‘‘moi’’ dans un monde relatif. Cette maturité intellectuelle manifeste l’intelligence indépendante qui indique la possibilité pour l’être humain d’accepter les contraires, sans exception, car tout ‘‘ce qui est’’ advient spontanément de l’Énergie cosmique Une. Nous pourrions dire que l’homme réalisé, grâce à la maturité de son intellect, est expansif à la Totalité cosmique Une, il est ouvert à l’Être essentiel. Ses joies et peines ne sont pas supprimées, elles sont intégrées d’instant en instant ; les facteurs instinctifs, affectifs et intellectuels sont actifs mais subordonnés à la Conscience universelle. Le mode somatique de notre être ne peut participer de la puissance totale de son mode psychique qu’à la condition qu’il soit arrivé lui-même à une totale maturité. De même, le mode intellectuel de notre être ne peut participer de la puissance de la Conscience universelle qu’à la condition qu’il soit lui-même parvenu à une totale maturité.

Nous ne pouvons remettre en cause l’utilité réellement indispensable de la mémoire des faits passés, des connaissances acquises dans le domaine des techniques, de l’organisation sociale et individuelle de la vie quotidienne, de nos amitiés, de nos intérêts personnels, de nos préférences, de notre sensibilité propre, etc. Mais la lucidité intérieure ne peut être vécue que dans l’instant présent de la vraie Connaissance qui est ‘‘vide’’ de toute pensée personnelle. Pour autant que notre intellect soit complètement développé (maturité vécue), les choses sont très simples au sens où l’intelligence indépendante accepte non seulement mon monde-représentation focalisé sur moi en particulier, c’est-à-dire sur ce qui est sensé pour moi ; et accepte aussi le monde-représentation focalisé sur la Totalité cosmique et tous les événements qui contrarient mon ‘‘moi’’, c’est-à-dire ce qui est insensé pour moi1. Seule cette complète maturité de l’intellect révèle la possibilité pour l’être humain d’une ouverture à la Conscience universelle qui se manifeste chez l’homme réalisé dans l’accomplissement de l’intelligence indépendante où l’intellect fonctionne en mode centré, concentré sur mon ‘‘moi’’ en particulier ; et en mode décentré, coextensif à la Totalité cosmique : l’intuition métaphysique de l’Énergie cosmique Une, de virtuelle qu’elle était est maintenant actuelle. Certains enseignements traditionnels évoquent la possibilité de mourir à soi-même pour renaître à la Conscience universelle. Ces enseignements mettent en avant que l’être humain, habité virtuellement par l’intuition métaphysique, est spontanément centré sur son ‘‘moi’’ individuel ; mais il a aussi la possibilité de se décentrer (mourir à lui-même en tant qu’entité séparée) et de s’identifier à Totalité cosmique Une. En étant à la fois centré et décentré dans le monde phénoménal, c’est-à-dire complètement accompli du point de vue de son intellect, l’homme réalisé participe du Déterminisme supérieur non-centré-non-décentré.

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1 Dans un tout autre registre, notons que la physique classique est centrée sur la causalité locale pour expliquer les phénomènes macrophysiques ; et la physique quantique indique la causalité statistique (globalité) pour expliquer les phénomènes microphysiques ; tandis que la réalité est locale-globale.