Pierre d'Angkor
Religion et Civilisation mondiale

Il est difficile pour qui a reçu la formation Chrétienne et qui, depuis l’enfance, a été élevé dans la chaude atmosphère conformiste d’une famille de tradition catholique, de faire abstraction, ne fût-ce qu’un instant, des mille souvenirs et liens sentimentaux qui le rattachent par ses fibres les plus secrètes à sa foi ancestrale, pour envisager avec le calme et l’objectivité qui conviennent le problème qui se pose, et émettre un jugement qui ne soit pas influencé de façon inconsidérée par les habitudes de son esprit ou les entraînements de son cœur.

Publié sous son véritable nom Xavier d’UDEKEM d’ACOZ.
(Revue Synthèses. Numéros 130, Mars 1957)

Le Christianisme traditionnel, dans sa forme autoritaire (catholique) ou ses formes libérales (protestantes), sera-t-il la religion du monde nouveau, la religion d’une humanité unifiée ?
Le croyant chrétien n’hésitera pas dans sa réponse. Pour lui, Christianisme et civilisation se confondent, toute civilisation véritable ayant pour fondement nécessaire le message de l’Évangile, qui la féconde et l’anime.

Il est difficile pour qui a reçu la formation Chrétienne et qui, depuis l’enfance, a été élevé dans la chaude atmosphère conformiste d’une famille de tradition catholique, de faire abstraction, ne fût-ce qu’un instant, des mille souvenirs et liens sentimentaux qui le rattachent par ses fibres les plus secrètes à sa foi ancestrale, pour envisager avec le calme et l’objectivité qui conviennent le problème qui se pose, et émettre un jugement qui ne soit pas influencé de façon inconsidérée par les habitudes de son esprit ou les entraînements de son cœur.

Le catholicisme romain et le protestantisme représentent deux principes opposés mais pareillement nécessaires au sein du Christianisme. Le catholicisme romain, c’est l’autorité, l’unité d’enseignement et de discipline en matière religieuse, le protestantisme, la liberté individuelle ou plus exactement l’autonomie de la conscience spirituelle de l’homme. Mais, présentés de cette façon absolue, en les opposant irréductiblement l’un à l’autre, catholicisme et protestantisme ne sont plus que des factions rivales se combattant avec un égal sectarisme, alors qu’ils devraient au contraire s’entr’aider et se contrebalancer mutuellement dans un harmonieux équilibre.

Que représente en effet le principe d’autorité, tel qu’il est proclamé par le magistère romain ? L’unité d’enseignement. nous dit le catholique, résulte de la Révélation. La Vérité est une : elle nous a été révélée. Elle nous est transmise par l’Églises. Elle dépasse les pouvoirs de notre raison. L’Eglise ayant été instituée comme seule intermédiaire qualifiée de cette Révélation, son enseignement dogmatique doit donc rencontrer, de noire part, une soumission totale, une foi aveugle. Il doit être admis sans réserve, ni discussion, les yeux fermés. Sous le couvert de l’Église, c’est Dieu Lui-même qui nous enseigne.

Que vaut l’argument ainsi présenté ? S’il est une Vérité absolue qui nous fut révélée, c’est sans doute sur un plan transcendant, et qui dépasse notre intelligence qu’elle est située, car sur notre plan de conscience habituel, la Vérité religieuse — comme toute vérité d’ailleurs — nous apparaît au contraire avec un caractère relatif, sous des aspects fragmentaires et multiples, dont les grandes Ecritures sacrées des peuples anciens ont formulé les expressions variées, Seule en effet une opinion sectaire peut nous faire restreindre cette source d’inspiration que nous nommons la Révélation aux seules Écritures Juives et Chrétiennes. « L’esprit souffle où il veut », nous dit le texte biblique, et le souffle divin ne se perçoit pas moins dans les Écritures sacrées de l’Inde ou de la Chine par exemple. Si Dieu parle c’est au cœur de l’homme que sa parole se fait entendre et c’est la voix de tous les grands Inspirés de l’Histoire qui nous apporte cette parole de Dieu.

Mais cet enseignement divin dépasse notre entendement, nous dit-on ! A l’Église donc, intermédiaire divin de nous le faire connaître et de l’interpréter, conclut le théologien.

Il serait difficile pourtant de soutenir qu’une communication directe sans intermédiaire entre Dieu et l’homme est impossible. Pareille assertion serait controuvée par l’histoire du mysticisme universel. L’Église conteste, il est vrai, la valeur de l’expérience mystique lorsqu’elle se produit en dehors de la foi catholique. Elle considère les grands mystiques, étrangers à sa confession, sinon comme des imposteurs, du moins comme des inspirés de seconde catégorie, des interprètes peu sûrs de la parole divine, des témoins suspects de la présence de Dieu en l’homme. Dieu et l’homme ne pourraient donc correspondre sûrement que dans le cadre de l’Église romaine, seule interprète légitime et autorisée, et l’homme ne possédant aucun moyen d’atteindre par lui-même et directement aux vérités révélées, se verrait réduit à une soumission aveugle envers un enseignement qui, tel qu’il lui est donné, heurte le plus souvent son cœur et sa raison, au point qu’il se voit acculé à dire, comme Tertullien, un de ses plus grands apologistes : « Credo quia absurdum ». Une telle abdication de ce qu’il y a de plus noble en l’homme équivaudrait pour lui à un réel asservissement de l’esprit. Or, nous dit la Sagesse, chacun possède en soi, en germe tout au moins, un pouvoir supérieur de perception ou d’intuition spirituelle qui doit lui permettre, au fur et à mesure de son développement, d’approcher graduellement, par une voie personnelle, de ces vérités supérieures qui échappent encore à son entendement actuel. Et c’est ce don supérieur de l’âme que désignait l’apôtre St. Paul lorsqu’il disait : « Spiritus omnia scrutatur, etiam mysteria Dei ». Ce n’est évidemment pas à notre mental ordinaire qu’il est fait ici allusion. C’est donc à une faculté supérieure au mental. Alors que St. Paul reconnaît en l’homme une trinité, qu’il nomme l’esprit, l’âme et le corps, nos catéchismes ont réduit l’homme à la dualité de l’âme et du corps, amputant ainsi l’être humain de ses possibilités les plus hautes, celles de l’Esprit qui scrute les mystères de Dieu. Mais ces mystères de Dieu quels sont-ils ? Ce sont vraisemblablement les secrets profonds, cachés, de la Nature. Il ne s’agit évidemment pas ici de spéculations abstraites sur la Divinité, Réalité insondable et ineffable en son essence. Peut-être l’Apôtre visait-il le sens profond, spirituel, des Écritures, dont nous parlent aussi les Pères Grecs, alors qu’au cours des âges on a prétendu nous en imposer le sens littéral, irrationnel, pour ne pas dire absurde, comme faisait Tertullien.

On trouve encore dans St. Paul une autre phrase, révélatrice de notre liberté intérieure : « Omnia probante, et quod bonum est tenete ». N’est-ce pas là, de sa part, une invitation formelle à la recherche personnelle ? Et ailleurs encore, il insiste sur cette liberté dans le Christ qu’il reconnaît au Chrétien : « Ne vous laissez pas remettre en servitude », écrit-il. « L’obéissance, à l’Église, dira-t-on, n’équivaut nullement à la servitude de l’esprit » ! Mais comment la subordination aveugle de sa conscience à une autorité extérieure, étrangère à ses propres lumières, ne mènerait-elle pas l’homme à la servilité de son intelligence [1]. Servilité d’autant mieux assurée aujourd’hui qu’elle lui est imposée par la crainte de sanctions ecclésiastiques et la menace bien plus terrible encore des sanctions divines. — Une question beaucoup plus grave toutefois se présente à nous concernant la notion de l’Église elle-même. Mais je me heurte ici à l’objection traditionnelle. « Que vaut », dira-t-on, « toute argumentation contre l’autorité divine de l’Église ? » N’est-ce pas là en effet le point névralgique qui a amené le divorce catholico-protestant ? Certes, il apparaîtra inconvenant, blasphématoire même à beaucoup, de voir apporter en ces matières un esprit dialectique. Personnellement je me rends compte combien il est grave, et peut paraître vain, de s’insurger contre une tradition de l’Église qui remonte aux origines chrétiennes. Mais l’agnostique, lui, n’a pas de tels scrupules, et quel est, même parmi les croyants les plus sincères, celui qui n’est pas quelque peu agnostique à ses heures ? Comment, dans ces conditions, n’être pas sensible à l’argument que la notion d’Église a dans une certaine mesure été altérée, dénaturée, par les disciples, ceux-ci lui faisant subir une majoration considérable, après la mort du Maître qui l’avait fondée. Telle est bien en effet la question qui se pose. L’Église, dépositaire de la Révélation, truchement de la parole de Dieu, et qui prétend au monopole de son interprétation n’en a-t-on pas exalté sans mesure et dénaturé le vrai caractère ? Aux termes du message évangélique, le Christ a fondé l’Eglise, c’est-à-dire une institution composée d’hommes, un instrument destiné à favoriser leur salut et mis en conséquence au service de l’humanité. Il tombe sous le sens que l’institution était créée pour les hommes et non les hommes pour l’institution. Or, qu’a-t-on fait ?

Exactement l’inverse. La primauté appartenant à l’homme on l’a transférée à l’institution. On a mis les hommes au service de l’Eglise personnifiée, divinisée [2]. On l’a déclarée infaillible, alors que, composée d’hommes, elle est comme les hommes eux-mêmes un confus mélange de bien et de mal.

Comment des hommes faillibles pourraient-ils constituer une Eglise infaillible ? « Par l’inspiration du St. Esprit qui l’assiste », nous dit le théologien, « inspiration prouvée tout au long de l’Histoire par le rôle providentiel de l’Eglise dans le monde ». Oui, mais cet épanouissement merveilleux du Christianisme est-il le miracle que l’on proclame ? Non, il représente un fait d’ordre naturel, le résultat d’une loi sociologique méconnue qui nous fait voir que la durée des religions est fonction naturelle de leur dynamisme intérieur, c’est-à-dire des énergies psychiques et spirituelles animant la masse des fidèles qui les composent. Le triomphe de l’Eglise est donc le fruit naturel du mérite exceptionnel de ses saints et de la foi de ses fidèles : il ne démontre nullement l’infaillibilité de ses docteurs, pas plus que le miracle permanent que l’on invoque pour l’expliquer.

Au surplus si « l’Esprit souffle où il veut », il pénètre avant tout la conscience de l’homme lui-même, ainsi que nous le montrent les grands Inspirés. En déifiant donc l’institution, en lui donnant la prééminence sur l’homme, qui est sa raison d’être, en lui conférant une autorité supérieure à celle de la conscience humaine, en un mot en liant cette conscience à une autorité extérieure qui paralyse, annihile la liberté spirituelle de l’individu, on a manifestement contrevenu aux intentions mêmes du Fondateur de l’Eglise, on a trahi sa pensée, on a créé une nouvelle idole. En dénaturant le vrai caractère de l’Eglise, on a donc commis ce double crime, d’idolâtrie et de lèse-humanité, l’asservissement de l’homme. « Vous ne croyez donc pas que c’est l’assistance constante du St. Esprit qui fait la permanence et l’infaillibilité de l’Eglise ? » — Avant de répondre à la question, disons que nous croyons de bonne méthode, avant d’attribuer une cause surnaturelle à un phénomène, d’en rechercher les explications naturelles. Ensuite nous croyons que plutôt que dans une institution, c’est dans le cœur des hommes, nous l’avons dit, que se manifeste la puissance de l’Esprit. Croire le contraire — l’Histoire le prouve — amène fatalement à transformer l’Église elle-même en une déesse autoritaire, une marâtre qui régente les consciences, lance des anathèmes, et livre les hommes à toutes les horreurs des persécutions, des tortures et des bûchers. Les temps de l’inquisition et des guerres de religion ne sont pas un mythe ! Certes, nous ne contestons pas que l’Esprit ne puisse inspirer et diriger ce groupement d’hommes que l’on nomme l’Eglise et qu’Il l’ait fait tout au long des siècles, mais il est inconcevable que l’institution, qui se réclame d’une pareille autorité puisse prétendre la faire prévaloir sur l’autorité intérieure d’une conscience éclairée par l’Esprit et s’ériger contre elle. Il est inconcevable en effet de supposer que le Dieu qui se manifeste dans l’Eglise, puisse s’opposer au Dieu qui se manifeste dans la conscience de l’homme. Certes, une conscience orgueilleuse ou livrée à ses passions, est coupable de se rebeller contre la parole de Dieu interprétée par l’Eglise. Mais si cette interprétation blesse sa conscience, heurte à la fois son cœur et sa raison, elle ne peut être vraiment la parole de Dieu. Dieu habite les cœurs purs : le vrai temple de Dieu, c’est donc la conscience que l’orgueil de l’homme ou ses passions ne troublent plus ni ne déforment. Mais prôner la liberté de la conscience en matière de foi n’est-ce pas défendre la thèse protestante ? Et interpréter au sens où vous l’avez fait des paroles de St. Paul sur la liberté du chrétien, n’est-ce pas faire de l’apôtre lui-même un protestant avant la lettre ? Non, tout le contexte des épîtres controuve pareille assertion. St. Paul est avant tout apôtre de l’unité. Il eût donc été le premier à condamner une doctrine qui a pour effet d’émietter la religion en une infinité de sectes où l’idée même de religion (religare = relier) finit par disparaître, pour laisser finalement en présence autant de religions particulières que d’individus, chacun des fidèles possédant, en vertu même du libre examen, sa propre croyance, sa propre interprétation et compréhension des mystères religieux. Un contrepoids à cette doctrine du libre examen est donc nécessaire, contrepoids que le protestantisme est impuissant à nous fournir. Aussi croyons-nous, que le catholicisme romain et le protestantisme libéral s’appuyant chacun sur un principe vrai, mais qui semblent se contredire à première vue, doivent coexister. Ces deux principes qui sont, répétons-le, le principe d’autorité et d’unité d’enseignement pour le catholicisme et le principe de l’autonomie de la conscience pour le protestantisme, sont vrais et nécessaires tous deux, si on les applique complémentairement en un juste équilibre : ils deviennent au contraire néfastes, sectaires, dangereux, si on les oppose agressivement et exclusivement l’un à l’autre, en prétendant n’en appliquer qu’un seul.

J’ai dit que l’attitude de St. Paul était aux antipodes mêmes de l’attitude protestante. L’apôtre visait avant tout à l’unité, l’unité par l’amour, et non seulement par cette charité chrétienne, issue de l’amour, et qui doit unir tous les hommes, croyants ou incroyants, mais aussi par l’unité de foi, celle-ci étant obtenue, non par notre raison disputeuse et que le mystère dépasse, mais par l’intuition de l’Esprit qui doit permettre d’approcher et même d’entrevoir la vérité par une vision, une perception directe et immédiate. St. Paul était un saint, un voyant, un initié. Les termes cabalistes de ses écrits le prouvent. Or l’attitude protestante est à l’inverse et comme l’antithèse de ces dispositions mystiques. Outre que la charité manque chez beaucoup (le saint est toujours l’exception, tant chez les catholiques que chez les protestants d’ailleurs, mais chez les catholiques ce manque de charité mutuelle est atténué, compensé, par l’unité de foi), chez les protestants, les tendances séparatives sont dangereusement favorisées du fait précisément de la prétention de chacun à interpréter les mystères religieux à l’aide des seules lumières de la raison personnelle. Or, le propre du mental est d’analyser, de diviser, d’opposer l’un à l’autre tous les aspects apparents d’une question, d’un problème. Il s’oppose donc à la synthèse plutôt qu’il ne la favorise. De ce chef, l’usage de notre raison, de notre mental, semble paralyser en nous la vision supérieure de l’Esprit qui, seule, peut nous faire aborder au plan de l’unité. Tandis donc que chez le catholique, c’est la foi aveugle et obligatoire à la lettre enseignée qui paralyse la libre vision de l’Esprit, dans le protestantisme, cette intuition supérieure est entravée par le mécanisme du raisonnement qui prétend fonctionner là où il est manifestement impuissant et destructeur. C’est un fait d’ailleurs qu’en dépit des aspirations humaines vers l’unité, le protestantisme s’est toujours montré incapable de nous acheminer vers ce but. Aussi est-ce à la diversité des sectes, à la multiplicité des Eglises, qu’il a sans cesse abouti, en dépit des successifs essais de réforme unificatrice qu’il a subis. Le catholicisme romain, lui, se glorifie de nous mener à l’Unité, mais sa démarche, nous l’avons vu, n’est pas libre : elle est déterminée par la contrainte morale d’une foi, à laquelle ses fidèles se croient, en conscience, obligés d’adhérer. On peut se demander, dans ces conditions, ce que vaut cette unité de foi ainsi obtenue, en dehors d’un assentiment libre de la conscience et sous l’empire de la crainte ? Que pouvons-nous conclure alors ? L’unité religieuse serait-elle un idéal impossible à atteindre autrement que sous la contrainte catholique ?

Faut-il y renoncer, la considérer comme un pseudo-idéal ? Ou comme un idéal en dehors des possibilités humaines ? La sagesse ésotérique nous enseigne que la Vérité-une ne se découvre que graduellement suivant le développement progressif de sa conscience chez l’homme capable de s’élever sur un plan supérieur. Sur le plan humain où nous nous tenons, il semble, je le répète, que nous ne découvrions jamais que des vérités relatives, subjectives, à caractères symboliques, servant de base ou de cadre à des religions ou à des morales, individuelles ou collectives, en rapport avec les degrés différents de compréhension et de développement spirituel, dont la moyenne d’ailleurs varie grandement chez les peuples et les civilisations qui se succèdent. Les codes de morale, religieuse ou civile, ne sont dès lors que des conventions établies, des sauvegardes, pour empêcher les individus de rétrograder au-dessous d’un certain niveau moral atteint par la moyenne des membres d’une collectivité donnée. Ils ne représentent pas la vérité absolue, sinon symboliquement. Aussi les voyons-nous varier suivant les climats, les époques, les milieux, les niveaux d’évolution des peuples.

La vraie morale, comme la vraie religion, est individuelle puisqu’elle dépend du développement intérieur de la conscience, différent en chaque individu. Aussi la morale et la religion subissent-elles en fait toutes les variations et déformations que leur impriment l’ambiance, les conditionnements du milieu social, de la mentalité, de la profession. La morale du civilisé n’est plus celle du sauvage. Celles du soldat, de la fille de joie, de l’homme de la rue ou du commerçant diffèrent radicalement de celles du magistrat, du prêtre, ou de l’homme raffiné, sensible au code de l’honneur et du devoir. Au sein d’une même caste, une âme délicate condamnera ce que son voisin plus grossier trouvera parfaitement honnête et correct. Et comment nos conceptions actuelles de l’univers, éclairées par le progrès des sciences, et les philosophies qui s’en inspirent, ne surclasseraient-elles pas des croyances naïves, égocentriques, propagées durant des millénaires, et basées sur des fables enfantines, que seul le symbole peut nous faire accepter, et que l’on prétend trop souvent néanmoins nous imposer encore dans leur sens historique et littéral ? « Tout homme en s’éclairant s’élève à l’Unité », a dit un poète.

Mais les hommes se trouvant sur tous les degrés de l’immense échelle évolutive ne peuvent, pour la plupart, entrevoir ce sommet vertigineux, cette perspective illuminatrice de l’Unité, condition essentielle de l’harmonie et de l’équilibre du tout universel. Chacun en conséquence doit gravir seul l’échelle, suivre sa route individuelle, vers la lumière. Il la perçoit plus éblouissante au cours de son ascension et au fur et à mesure que l’épanouissement de sa propre conscience spirituelle dissipe à ses regards les nuées qui la voilent.

Chacun, nous dit la sagesse, doit suivre sa propre route. On voit par là comment le protestantisme, dont j’ai signalé les erreurs, n’en représente pas moins, par sa doctrine de la liberté spirituelle de la conscience, un principe vrai et qui demeure à la base de la morale et de la religion de chaque homme.

Une morale édictée par l’autorité extérieure, religieuse ou laïque, (au Moyen âge le Pape et l’Empereur, ces deux moitiés de Dieu, disait Dante), une morale qui ne repose que sur un ordre extérieur, conventionnel, ordre fondé sur la crainte (comme la crainte du gendarme, la crainte du Seigneur n’est que le commencement de la Sagesse) une telle morale peut bien régir nos actes et même nos pensées asservies et craintives, mais elle ne peut lier réellement notre conscience profonde, qui, elle, demeure libre. Telle est la dignité de l’homme. En conséquence, aucune autorité extérieure ne peut prévaloir sur l’autorité intérieure d’une conscience droite, non déformée, et illuminée par l’Esprit.

Catholicisme et protestantisme doivent donc coexister parallèlement au sein du Christianisme, parce qu’ils représentent des principes opposés mais pareillement nécessaires, à la fois pour l’équilibre et le progrès de la conscience chrétienne.

Je ne parle pas ici du schisme Grec, parce que celui-ci dont le siège unique jadis était Byzance, semble écartelé aujourd’hui entre Athènes et Moscou. Le schisme Grec n’est représentatif d’aucun principe essentiel mais résulte seulement de divergences théologiques, c’est-à-dire des vaines disputes d’une logomachie stérile, parce qu’il a pour fondement l’interprétation littérale de textes dont la signification est purement symbolique.

C’est la Réforme qui a déchiré « la Robe sans couture du Christ », c’est-à-dire qui a divisé la Chrétienté en ces deux tronçons antagonistes, dont l’un représente l’unité d’enseignement et de discipline l’autre, la liberté de la conscience.

Nous avons vu combien, d’une part, cette unité d’enseignement de l’Eglise romaine nous paraissait insuffisante : l’unité de foi imposée à la conscience parce que la menace de damnation oblige à l’accepter aveuglément, ne peut convenir ni aux exigences de Dieu, qui ne peut être satisfait d’une soumission motivée par la crainte, ni à la dignité de l’homme qui ne peut abdiquer les prérogatives qui font toute sa noblesse et sa grandeur, en cédant à la peur.

« Mais ce n’est pas la peur, c’est l’amour qui détermine la foi du Chrétien », m’objectera-t-on.

L’objection paraît vaine, purement théorique, car comment pourrions-nous aimer vraiment un Dieu dont nous aurions à craindre les rigueurs excessives, inhumaines, un Dieu qui a créé des hommes que sa prescience infinie savait destinés à la damnation éternelle, et qui les a créés quand même ! L’homme, créé faillible, est, de ce fait, excusable s’il succombe, mais comment l’injustice ou la cruauté de Dieu le seraient-elles ? [3]

D’autre part, j’ai signalé les erreurs du protestantisme, où la raison disputeuse, appliquée abusivement à des problèmes qui la dépassent, engendre à l’infini la diversité, des croyances et des interprétations, amenuisant sans cesse entre les diverses confessions, et au sein même de chacune d’entre elles, tout lien pouvant rapprocher les esprits et les cœurs.

Quoiqu’il en soit, Rome et Genève sont ainsi devenues en fait les deux villes symboles qui, depuis 5 siècles nous apparaissent comme les deux pôles de Christianisme européen, chacun, ayant ses lacunes, ses erreurs, ses faiblesses respectives. Il est donc nécessaire, disons-nous, qu’ils se compensent réciproquement. Comme le frein et le fouet sont également nécessaires à la marche assurée d’un équipage, ainsi le principe d’autorité et celui de la liberté individuelle doivent mutuellement s’équilibrer dans une juste mesure pour le bon fonctionnement de l’Eglise, comme de l’Etat d’ailleurs. L’autorité seule, mène à un double abus : elle réduit l’homme à l’asservissement de sa pensée : elle immobilise l’Eglise, en la cristallisant dans sa tradition figée et en la lettre morte des Ecritures. D’autre part, le principe de la liberté, sans frein, ni direction, non seulement expose les fidèles aux errements d’une raison faussée ou mal éclairée, mais rompt entre eux toute unité de foi et même toute union véritable, l’intellect tendant sans cesse, je le répète, à diversifier les hommes, chacun ne dépendant plus que de ses seules lumières personnelles très différentes chez les individus.

En s’opposant au contraire, les deux fractions, la catholique et la protestante, réalisent, à leur insu, un meilleur équilibre dans le grand corps social de l’Église dont ils assurent malgré tout la santé et le progrès. Unité sans diversité et diversité sans unité sont des maux pareils, a-t-on dit. Au lieu de se combattre avec une passion acrimonieuse, catholicisme et protestantisme devraient se supporter et s’entraider. La foi n’est rien sans l’amour a proclamé St. Paul. Dans les deux camps, on n’a que trop oublié la parole de l’apôtre. C’est l’amour seul pourtant qui pourra annuler le divorce actuel entre la foi des uns et la raison des autres, pour le progrès de tous. Tels sont les principes qui devraient présider à toute tentative d’union des Eglises — et des religions — si l’on veut réellement y consacrer ses efforts avec quelque chance de succès. Cette union des Églises pourtant ne devrait-elle pas être la condition première, la base spirituelle nécessaire, d’une fédération européenne ou mondiale ?

Nul n’a mieux souligné ce rôle équilibrant que devraient jouer au sein du Christianisme ses deux fractions ennemies, que le philosophe allemand Karl Jaspers, dans sa « Polémique avec Bultmann » [4]. La citation est un peu longue mais elle est doublement intéressante parce qu’elle souligne l’incidence de ce problème religieux sur le plan politique. « La situation présente de nos confessions chrétiennes », écrit Karl Jaspers, « est, semble-t-il, celle-ci : la puissance du monde catholique s’accroît sans cesse. Sa parenté avec le totalitarisme, à côté d’énormes différences, ne nous autorise à tirer de ce rapprochement qu’une seule conséquence; le monde libre doit aujourd’hui comme par le passé, empêcher toute domination exclusive de l’Eglise catholique. Mais s’il ne restait de choix qu’entre deux totalitarismes, le Marxiste et le Catholique, le second serait infiniment préférable, à cause de sa substance spirituelle, de l’origine biblique de sa foi, et des forces explosives que conserve la Bible [5].

Et si la forme protestante de la foi biblique doit subsister — non à cause du protestantisme mais à cause de la liberté — deux points de vue s’opposent aussitôt. Dans le protestantisme, la réduction de l’élément mythique, la tendance iconoclaste, l’appauvrissement de tout ce qui sanctifie la vie et confère à ses grandes heures leur solennité, entraînent un terrible affaiblissement de son influence sur les masses. La grandeur du protestantisme, ses décisions sans images, la sérieux de son enracinement dans la transcendance, sa profondeur dépouillée, ne se rencontrent vraiment que chez des personnalités isolées. C’est là sa force : il peut susciter des hommes capables d’apporter à l’action un sérieux véritable, une grande sobriété, une hauteur de vues morale et politique.

« Il serait donc sans doute vain », poursuit l’auteur, « que le protestantisme se mît à imiter le catholicisme dans la liturgie, la pompe, les titres, la hiérarchie et la centralisation de l’autorité; cela ne le mènerait finalement qu’à se confondre avec l’Eglise catholique… Même le retour à la « parole », à une attitude luthérienne ou calviniste me semble un acte de violence spirituelle stérile, réservé à des groupes restreints et sans pouvoir de pénétration populaire… Je vois un espoir du côté de la « libéralité », c’est-à-dire d’un protestantisme authentique, capable comme tel de modifier sans cesse la foi biblique dans toutes ses manifestations. Là non plus, personne ne peut agir selon un plan. Mais la liberté animée par le souffle de la foi en Dieu, cet esprit, venu de la transcendance qui dans le monde donne une plénitude, ouvre les yeux, fait tomber les voiles, regarde la réalité en face et, puissant aux profondeurs, rend apte aux décisions qu’inspire l’assurance naturelle de la raison, cette liberté-là est aussi condition du maintien de la liberté politique ».

On ne pourrait mieux souligner les profondes racines spirituelles auxquelles se rattache l’ordre politique lui-même, c’est-à-dire la civilisation véritable.

Est-ce à dire qu’il faille considérer ce Christianisme idéal, parfaitement équilibré entre ses deux tendances, comme l’unique expression existante, et la seule possible d’ailleurs, de cette Sagesse transcendante, désignée sous les noms symboliques de la « Parole de Dieu », le Verbe, la Révélation primitive, la Vérité divine ou primordiale ?

Non, car cette Sagesse est au delà de toutes les formes religieuses qui se sont succédées dans le cours de l’Histoire, christianisme y compris. « Il conviendrait d’examiner », écrit à ce provos  Chateaubriand [6], si, avant le Christianisme révélé, il n’y a pas eu un Christianisme obscur, universel, répandu dans toutes les religions et dans tous les systèmes philosophiques de la terre; si l’on ne retrouve point partout une idée confuse de la Trinité, du Verbe, de l’Incarnation, de la Rédemption, de la chute primitive de l’homme; si le Christianisme ne fit point sortir du fond du sanctuaire les doctrines mystérieuses qui ne se transmettaient que par l’initiation; si, portant en lui sa propre lumière, il n’a pas recueilli toutes les lumières qui pouvaient s’unir à son essence; s’il n’a pas été une sorte d’éclectisme supérieur, un choix exquis des plus pures vérités ». L. Revel qui cite ce texte ajoute : « C’est le principe ésotérique que Chateaubriand a intuitivement perçu » [7].

La Sagesse, disons-nous, se situe au delà de toutes les formes religieuses. Védisme, Brahmanisme, Bouddhisme, Zoroastrisme, Taoïsme, religion des mystères, d’Eleusis ou d’Isis, Hermétisme, Christianisme, Islamisme, bref toutes les grandes religions historiques apparues à des époques et sous des climats différents, représentent autant d’expressions partielles et parallèles de cette Sagesse, chacune d’elles étant non seulement limitative, c’est-à-dire bornée à certains aspects, particulièrement appropries à la mentalité de l’époque et des peuples auxquels elle s’adressait, mais encore déformatrice de l’enseignement, originairement donné par le grand Instructeur qui l’apporta.

Déformation inévitable, hélas, en raison du niveau inférieur des auditeurs et de l’incompréhension même des disciples qui succédèrent au Maître. De sorte que l’on peut dire que, le plus souvent, l’esprit même de l’enseignement donné (Jésus disait n’enseigner les foules que par paraboles), 1a sagesse divine qui l’inspira, demeura comme en retrait de la lettre admise, c’est-à-dire des formules dogmatiques, mythiques ou symboliques, sous lesquelles elle se voilait et dont le sens littéral prévalut au contraire dans la croyance ecclésiastique et populaire. Je ne puis m’étendre ici sur cette doctrine du symbolisme applicable aux Ecritures sacrées de tous les peuples anciens. Appliqué aux Ecritures Judéo-chrétiennes, le symbolisme généralisé fut condamné par Pie X (Encyclique « Pascendi ») comme une des trois prétendues erreurs du Modernisme. Il n’en représente pas moins la conclusion même de l’exégèse moderne des textes scripturaires, en même temps qu’il semble bien avoir été admis et professé aux premiers siècles de l’ère Chrétienne par les Pères Grecs [8].

Les formules dogmatiques ne sont donc, disons-nous, que des voiles recouvrant un sens supérieur et l’on doit en conclure que si toutes les grandes religions du passé étaient comprises dans leur sens originel, leurs enseignements respectifs apparaîtraient comme complémentaires les uns des autres et non comme exclusifs et contradictoires comme ils le paraissent aujourd’hui. Et telle semble bien avoir été l’idée même du Christ, lorsqu’il institua l’Église universelle en laquelle il conviait tous les hommes de bonne volonté, sans distinction d’origine, de classes, de races ou de croyances, résumant toute sa doctrine en l’amour de Dieu et du prochain, appelant les hommes à l’unité d’une foi commune, foi en l’immanence de l’Esprit divin en l’homme, foi en la destinée terrestre de l’homme, c’est-à-dire en la manifestation de cet Esprit divin dans la nature humaine. Mais — et il faut le reconnaître — les vaines controverses seront toujours possibles sur le sens même de tous ces textes.

Quoiqu’il en soit, telle semble bien devoir être la Religion-une de l’humanité de demain. Dans le passé, les religions ont toujours divisé et opposé les hommes comme elles le font encore dans le présent d’ailleurs. Dans le prochain avenir, la Sagesse ésotérique qu’elles recèlent toutes devra les réconcilier et les unir dans cette foi suprême en l’homme et en sa destinée finale. Alors que les religions ont toujours classé en des catégories soigneusement distinctes et opposées ces trois aspects du Réel — Dieu, l’Univers et l’homme — la Sagesse réalisera leur synthèse, soit l’Unité du Tout, cette synthèse trouvant son accomplissement parfait dans le microcosme humain, l’homme parfait, l’homme divin.

Mais même ainsi comprise, la Religion ne peut suffire à notre époque où les progrès de la science dans tous les domaines s’affirment chaque jour. Nos aspirations s’orientent irrésistiblement vers une connaissance scientifique de l’univers. Dès lors, la Vérité religieuse ne peut plus être distraite de la connaissance objective du monde et la Religion-une de l’humanité en cherche avidement la synthèse.

Les religions, disons-nous, ont séparé radicalement Dieu et le monde, isolant Dieu, le situant dans un ordre transcendant ou surnaturel. Sans doute le surnaturel Chrétien est-il de l’ordre de la transcendance, mais cette transcendance de Dieu n’exclut pas son immanence dans l’univers et dans l’homme. L’immanentisme n’en fut pas moins parmi les doctrines condamnées par Pie X comme hérésie moderniste, l’Eglise admettant l’immanence surnaturelle de Dieu — « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », disait le Cardinal de Cusa, dont la formule fut reprise par Pascal — mais rejetant comme hérésie moderniste, l’immanence naturelle et vitale de Dieu dans l’Univers et l’homme.

Or, c’est en vain que l’homme au travers des âges, s’est efforcé de trouver Dieu en dehors de la Nature et de lui-même. Il l’a cherché vainement, parce que c’est seulement au-dedans de lui, dans les profondeurs les plus secrètes de son être, qu’il peut accomplir vraiment cette synthèse de l’Unité de tout, l’Unité transcendante de l’Etre universel. L’Évangile nous prescrit un but : « Soyez parfait, comme votre Père céleste est parfait ». Ce Père céleste, c’est notre propre Esprit divin — le Fils issu du Père, l’Etincelle échappée à la Flamme — qui doit descendre en notre cœur, illuminer notre conscience pour la régénérer. C’est cette illumination divine de sa conscience qui fait d’un homme Celui qui atteint à « la stature parfaite du Christ », selon l’expression de St. Paul.

De cet homme-Christ, de cet homme-Dieu, le Jésus de l’Evangile demeure, pour le Chrétien, le prototype, tandis que pour l’Asie, c’est la personne du Bouddha qui est ce modèle exemplaire — les autres personnalités que l’on pourrait citer — un Osiris, un Krishna, un Hermès, un Orphée, d’autres encore, appartiennent plutôt à la légende, à la mythologie, qu’à l’Histoire, en dépit de l’importance des mouvements historiques qui procédèrent d’eux et dont l’influence fut grande sur le développement spirituel et moral de l’Humanité !

Evitant à la foi les erreurs du panthéisme — qui divinise tout, c’est-à-dire la multiplicité des êtres et des substances de l’Univers, en méconnaissant l’unité transcendante de leur Essence commune — et celles du dualisme irréductible des religions — qui méconnaît, lui aussi, l’Unité transcendantale du Tout multiple — la Religion-une de l’Humanité proclamera l’Unité de l’Etre, identifié essentiellement le même dans le Cosmos et dans l’homme. Le Principe divin du Tout universel se découvrant ainsi en l’homme même, il ne s’agira plus d’opposer Dieu à l’homme ou l’homme à Dieu, puisque chez l’homme parfait, ils se rencontrent sur le même sommet : l’Unité homogène de l’Essence divine. Ainsi s’annulent les antagonismes de toujours entre le théocentrisme et l’anthropocentrisme, chaque homme ayant la possibilité, s’il le veut, de trouver au tréfonds le plus secret de lui-même cette Réalité suprême et rédemptrice qui lui permet d’atteindre à la Conscience divine universelle.

L’Homme libéré, l’Homme parfait, c’est l’Un manifesté en une personne humaine. Un tel exemple, infiniment rare encore, nous est donné à de grands intervalles dans l’Histoire. Ainsi que nous le dit un sage Indou  [9]: Cet homme en qui la divinité se manifeste, « est la fleur qu’une fois en des centaines d’années la plante séculaire, rassemblant ses forces, fait éclore pour les délices du voyageur ».

L’immense majorité des humains, loin d’épanouir au soleil cette fleur divine, se contentent encore de pousser vers le ciel quelques rameaux vite desséchés ou revêtus d’une végétation misérable, pour vivre leur vie éphémère dans les racines profondes et souterraines de leur nature égoïste. Cette nature égoïste, c’est notre « moi », « le vieil homme » qui doit être crucifié en nous, mourir sur la croix, pour que nous puissions ressusciter glorieusement comme homme-Christ, victorieux de ce cycle fatidique de la vie et de la mort alternées (Samsâra) où nous ont engrenés périodiquement, à travers les âges, nos désirs sans cesse renaissants [10]. Parlant anticipativement de cette résurrection spirituelle, St. Paul disait : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ (Dieu) qui vit en moi ».

Ainsi naîtront les véritables « surhommes », mais dans un sens anti-Nietzschéen. Dès lors, à l’opposé des doctrines et des méthodes étouffantes du Marxisme oppresseur, surgira cet ordre nouveau qui permettra à l’humanité l’accomplissement de sa destinée glorieuse, celle qui consiste à associer la plus haute perfection morale à une connaissance parfaite de l’Univers. Car la vraie civilisation ne se peut concevoir qu’éclairée par cette Lumière même, laquelle brille, indécise encore mais certaine pourtant, dans les brumes opaques et mystérieuses de l’avenir.

Peut-être pouvons-nous, en guise de conclusion, tenter de résumer en une courte formule le contenu essentiel de la Religion universelle de demain, concernant l’Homme intégral, sa vraie nature et son devenir. Utilisant le langage symbolique de l’Évangile, mais compris dans son vrai sens ésotérique universel, nous dirons : « Le Verbe fait chair », c’est en l’homme son Esprit divin incarné dans sa forme mortelle, « la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », nous dit l’apôtre St. Jean, lumière que l’homme ne perçoit pas, parce que sa propre obscurité lui en voile l’éclat [11].

L’ontogenèse de l’homme, c’est donc son propre Principe original et divin : c’est à la fois l’origine première et la fin dernière de l’être humain, par delà le cycle mayâvique de ses incarnations successives dans le temps. Ce Principe éternel de nous-même — le Principe universel de l’Être individualisé en chacun de nous — les textes sacrés de l’Inde antique expriment, en images, son rapport avec l’absolu : « La goutte d’eau retourne à l’océan sans s’y perdre… L’Etincelle brille dans la Flamme sans s’en détacher… ». Tel est donc l’enseignement de la sagesse, enseignement universel et immémorial concernant l’identité essentielle entre l’homme et Dieu. La double nature, divine et humaine, est en tout homme. L’homme-Christ est l’Homme en qui Dieu se manifeste. L’Homme-Christ est Dieu. Dieu ou l’Etre est éternel : ses manifestations cosmiques sont cycliques ou périodiques.

Dans ce cadre cosmique, entre ses deux pôles — Esprit-Matière ou Dieu-Nature — se déroule la tragédie humaine. Un petit livre initiatique [12] nous l’explique : « Chaque homme fixe lui-même d’une manière absolue sa propre loi, il est son propre dispensateur de lumière ou de ténèbres, il décide de sa vie, de sa récompense, de son châtiment ».

Telle est en effet la loi : car en dépit des apparences trop souvent trompeuses dont fait état notre ignorance, les lois implacables de la Nature sont la Justice de Dieu.

[1] On objecterait en vain que l’Eglise nous fournit le cadre indispensable pour préserver ses fidèles contre les dangers d’un mysticisme incontrôlé. Encore faudrait-il que ce cadre lui-même ne fût pas irrationnel et que sous prétexte de nous faire éviter les égarements du mental, il ne devienne une prison pour l’Esprit.
[2] Ne l’appelle-t-on pas l’épouse du Christ, notre Mère la sainte Eglise ? Sans doute en tant que société religieuse, l’Eglise est-elle supérieure à l’homme social, pris individuellement. Mais il n’en est pas de même à l’égard de l’âme individuelle de l’homme qu’elle doit servir et protéger et non régenter ni persécuter.
[3] Le « Dies irae » ne proclame-t-il pas la prédestination divine. « qui salvandos salvas gratis »
[4] Revue « La Table ronde » – novembre 1956 (Plon).
[5] Ceci nous paraît incontestable sur le plan extérieur ou social, car sur le plan intérieur ou individuel le Marxisme est sans action profonde sur la conscience spirituelle des individus que prétend lier au contraire l’autorité romaine. Et à beaucoup, ce danger apparaîtra encore pire que l’autre car la liberté spirituelle intérieure de l’homme, est d’un ordre plus élevé que l’indépendance de sa pensée ou de son action sur le plan extérieur ou matériel.
[6]Etudes historiques de Chateaubriand », 2ème discours, 3me partie.
[7] « Vers la Fraternité des Religions par l’Unité de la Pensée ésotérique » – « Publications théosophiques » – Paris, 1909.
[8] Sans plus citer St. Paul lui-même, Origène nous parle du triple sens des Écritures, qu’il appelle la chair, l’âme, et l’esprit, et Clément d’Alexandrie que le Pape Benoit XIV raya (?) de la liste des saints, reconnaissait également cette universalité du symbolisme.
[9] Krishnamurti.
[10] Ces incarnations éphémères de l’homme, au cours du temps, en des «Moi » successifs créations de son égotisme ne sont, nous dit le Bouddhisme, qu’une application particulière de « Karma », loi naturelle et universelle de cause à effet. Ce n’est que par sa victoire définitive remportée sur cette nature inférieure que l’homme peut retrouver ici-bas « le paradis terrestre ». sa vraie nature, spirituelle et divine.
[11] (J. I. 1-5)
[12] « L’idylle du Lotus blanc » – Public. théos. – Paris.