Denise Greindl
Rencontre d'Henry Miller avec le Zen

La rencontre des enseignements du Zen et de Krishnamurti a été d’une importance décisive dans la vie et l’œuvre d’Henry Miller. Sa nouvelle prise de conscience le rend très heureux. Grâce au Zen, il déclare : « Ce vieux monde que je détestais est transfiguré en un monde de magie et d’enchantement, depuis que l’on m’insuffle le silence intérieur où gît l’Inépuisable. »

(Revue Être Libre. No 236. Juillet-Septembre 1968)

Les débuts d’Henry Miller (1891-1980), (« l’affamé arrogant », disait-il de lui-même) ont été très pénibles. Ses premières œuvres d’une moralité douteuse se sont soudain transformées après ses contacts avec la pensée Zen.

Nous donnons ici une vue panoramique de son œuvre et de son évolution.

Henry Miller est né à New-York en 1891. Sa mère, très austère, l’éleva sans fantaisie et lui imposa le métier de son père. Henry détestait la couture. L’idée de devenir tailleur le hantait comme une malédiction.

— Paresseux ! disait son père, à 8 ans, décide-toi : ou tu recouds les boutons ou tu vas en classe.

— Je préfère la classe, je déteste la maison, répondait-il.

Il entra alors ainsi dans la vie, l’injure à la bouche. Trois ans après. Tandis qu’on le grondait et le traitait de fainéant, un professeur fit resurgir en lui une tendance artistique écrasée depuis des années sous les moqueries paternelles.

Il vécut alors une double vie dans des univers qui ne communiquent pas entre eux. Le jour, il surfilait les pantalons des clients, le soir et la nuit il rêvait à sa vie d’écrivain.

L’adolescent incompris, hésitait entre l’angoisse, la révolte et la violence. A la fin, énervé d’être ainsi brimé, il éclata

— Je deviendrai célèbre et je me moque de vous! Sa mère qui distribuait le potage, répliqua :

— Tais-toi, tu ne seras jamais qu’un pauvre clown! Henry.

Ce mot le blessa, et faillit le tuer. Il trouva toutefois plus tard… un peu de force pour se venger et lui prouver qu’il était quelqu’un. Les mois passèrent.

— As-tu été en classe ? dit son père un soir, tu n’as rien fait ici, paresseux, je finirai par te chasser.

Il prit les devants, réunit quelques vêtements déchirés et trois miches de pain dans un panier et quitta la maison.

Mais où aller ? sans argent ? sans diplôme, sans recommandation ? Il traîna d’un café à l’autre; il gagnait de ci de là un dollar. Il faut nourrir sa peine…

Il fit tous les métiers, jusqu’au jour où une belle blonde le remarqua et s’intéressa à lui.

— Tu es un chic type, Henry!

Il est ahuri, nul ne lui a jamais parlé ainsi. Le destin réserve parfois des surprises étranges.

— Je suis un raté, dit-il, en se promenant à Broadway.

La blonde s’amuse de sa philosophie révoltée et pure, dont il débite des litanies au mètre sans les avoir toutes digérées.

Il avait vingt ans. Elle dix-huit. Ils se marièrent. « La jeunesse est trop précieuse pour la confier à des enfants », leur dit un des témoins. Ils ne saisirent pas l’illusion tout de suite.

Ce mariage fut un échec complet. La misère étouffa vite l’amour et ils divorcèrent. Il est seul, aussi seul qu’un homme peut l’être et écrit des nuits entières. Il souligne cette phrase : « que de déserts à parcourir en quête de minerais précieux ».

Celui qui se dit un raté, soupçonne déjà une vérité immuable. Le voilà libre et clochard. Il se met à penser, à lire, à travailler à droite, à gauche, sans découvrir sa voie.

Tout à coup, il sent ce qui lui manque. Il ne peut être une victime condamnée, il réagit. Dès lors, le désordre cesse de grandir en lui et autour de lui.

Il retourne même chez ses parents, espérant un peu d’affection, mais on le traite toujours de clown, de vaurien et il claque les portes.

Les années passèrent; son crâne plein de clairières l’inquiéta. L’idée de reprendre la plume tous les soirs lui vint à l’esprit. Il s’acheta une machine à écrire avec ses faibles économies. Son sens de la poésie lui fait oublier la réalité, mais nul n’achète ses écrits.

Le désespoir rampe en lui, il songe au suicide, il n’en peut plus : l’univers lui paraît une immense « fabrique de cercueils ».

De nouveau sans travail, sans amour, sans but, il rencontre une jolie brune qui l’admire et l’épouse. Elle semblait croire en lui et il entrevoyait un certain succès. Hélas, ce fut un second échec. On voudrait donner à Henry des leçons de bonheur!

Sa deuxième femme le quitte et ne le comprend plus. Il redevient l’anarchiste désespéré, « l’affamé arrogant ». Espère-t-il encore. « Rien ne rétrécit à l’usage comme l’espérance », disait Sacha Guitry.

Lentement, il creuse sa solitude d’adulte qui n’est plus toujours pavée d’angoisse et de rage. Pourtant l’essentiel lui échappe encore. Pourquoi sommes-nous sur terre ? se demande-t-il chaque four. Il ne se sent pas fait pour vivre dans ce monde mécanisé, déshumanisé. L’ancien « prisonnier de l’univers » cherche et soupçonne dans un éclair la façon de briser ses chaînes.

Devine-t-il déjà l’admirable triomphe à partir de la défaite ? Sa solitude l’aide à aller au bout de chaque route.

A cette époque, les femmes entrent et sortent de sa vie, tantôt en le bousculant, tantôt sur la pointe des pieds, mais sans jamais lui apporter l’étincelle de lumière qu’il mendie.

Dans sa garçonnière, une pauvre femme lui rend parfois visite, l’encourage. Il est sensible à sa bonté, mais demeure muré dans une tendresse triste, indifférent aux reproches. Il cherche la vérité au-delà de la femme, au-delà du plaisir.

Il fait de nouveaux et vains essais près des éditeurs américains. Il est en train de perdre la raison, elle ne tient plus qu’à un fil.

Il se lance alors dans une vie déchaînée pour s’évader de l’existence. Quel métier fait-il en ce moment ? Rien de bien intéressant, mais il y a toujours dans son esprit un livre en chantier.

Avec l’amour au bout de son regard, ne serait-il pas capable de devenir un grand écrivain ?

Ceux qui furent jadis ses parents, lui refusent toute aide. Il doit lutter seul et c’est heureux. Pour devenir quelqu’un il faut souffrir seul, mûrir seul.

Un éditeur l’appelle un matin:

— Miller, vous écrivez bien, mais vos histoires n’impressionnent pas, mettez-y un peu de sel et de scandale.

— Allons-y pour la pornographie ! dit-il avec un geste d’impuissance.

Miller écrit tout de suite trois chapitres et le contrat avec l’éditeur est signé. Le livre sera immoral et plaira. Enfin un peu d’argent

Pourtant il cherche davantage la paix, mais ne la trouve pas. Il écrit dans les cafés, parle de ses souffrances à travers les contraintes de la chair et l’éditeur le félicite.

Il publie « Tropique du cancer », « Le Printemps noir », « Nexus », « Plexus ». Tous émeuvent le public, le choque, mais ne délivre pas l’auteur de son potentiel d’inquiétude.

Son entourage lui jette l’anathème, proteste, crie au scandale et ses livres bientôt ne seront plus admis en Amérique. (L’ostracisme dont la censure frappe l’œuvre est levé en 1960, grâce à son succès en Europe).

Il est jugé par une commission et prend un air de martyr insolent.

— Pourquoi choisissez-vous la pornographie ? lui dit-on.

— Ma vie a été sordide, dit-il, quand on est chassé de partout on tombe dans la fange.

Il poursuit « Songez à ce qu’est l’hiver d’un être désespéré dans ce labyrinthe des rues monotones, bordées de foyers monotones, où vivent des gens monotones, ressassant des pensées monotones. »

On devine déjà cette nostalgie d’Infini.

— Pourquoi n’imitez-vous pas les écrivains honnêtes ? dit le père.

Si au moins je pouvais déjà m’imiter moi-même… et ne pas imiter mes parents…

Un vieux dicton dit : « On ne commet jamais les fautes de ses parents, mais on en commet de plus graves ».

Sa mère ajoute :

— Vous aviez de l’idéal jadis ?

Henry se tait, il voudrait posséder Dieu et l’unité intérieure, mais n’ose le dire de crainte de l’hilarité.

— Je veux être loyal et ne jamais oublier le sens de l’honneur.

— Imaginez-vous un pou dans sa crevasse qui parle d’honneur, dit son père.

Les mois passent, il récolte de l’argent, il n’a plus comme jadis « des os ficelés dans une vilaine chemise sale à carreaux ».

L’Amérique, après l’avoir blâmé, le place sur un piédestal. Il a près de quarante ans, rêve d’un foyer, d’une gentille épouse et d’enfants, et encore de paix intérieure.

Il se remarie après avoir si  bien supporté la solitude. Il est tout de suite malheureux sa femme veut voyager, visiter l’Europe et, lui, doit travailler pour son contrat. Les romans sordides ne l’amusent pas, mais il faut vivre.

Il aboutit lentement à l’autre bout de sa nuit. Loin de sa femme, il accepte l’injustice, l’humiliation et l’idée que nul ne peut l’aider, que tout doit venir de lui-même dans la recherche de la vérité.

Elle est partie; lui s’accroche à son travail, tandis que quelque chose de neuf, de merveilleux jaillit dans son cœur. Sa femme n’a plus l’intention de revenir, il se résigne.

Après des années, il rencontre une Japonaise ravissante et veut l’épouser. Elle le repousse avec l’énergie de la femme qui se respecte et craint les hommes de mauvaise réputation.

— Que dois-je faire pour vous plaire ?

Etudier la sagesse et renoncer à la pornographie, dit-elle.

Il est d’accord et ouvre auprès d’elle les yeux de l’âme.

— Voici les maîtres Zen, dit-elle, étudiez-les…

— Vous êtes celle qui m’apporterez la plénitude!

Il rayonne…

« Après mille ans de déboire, je suis amoureux, je vois clair, écrit-il à un de ses amis, je referme le livre noir du passé et je vis ! Je ne suis plus l’épave dont Dieu s’est détourné, je deviens transparent à la Réalité. »

A sa seconde lettre à cet ami, il ajoute : « J’eus une vision, je vis le monde sous la forme d’un réseau immense de forces magnétiques et dans cette toile d’araignée frémissante, apparaissaient les plus brûlants esprits de la terre autour desquels tournaient les divers ordres de l’humanité. »

Miller est transfiguré et la Japonaise accepte de l’épouser à la condition qu’il écrive un livre sur la Sagesse, la Vérité, en prouvant que l’homme n’est rien s’il ne collabore pas au grand Tout.

Henry Miller n’hésite pas longtemps. Il pense au clown, et écrit un livre magnifique : « Le sourire au pied de l’échelle » (« The Smile at the foot of the ladder »).

Il regrette de ne pas être aussi érudit qu’elle, mais faut-il connaître tant de choses pour aborder le vrai Chemin?

— Que penses-tu des maîtres Zen ? Henry, dit-elle plus tard.

— J’ai compris que n’être personne ou n’importe qui où tout le monde ne m’empêche pas d’être moi-même, si totalement que seule la vérité serait reconnaissable.

La rencontre des enseignements du Zen et de Krishnamurti a été d’une importance décisive dans la vie et l’œuvre d’Henry Miller. Sa nouvelle prise de conscience le rend très heureux. Grâce au Zen, il déclare : « Ce vieux monde que je détestais est transfiguré en un monde de magie et d’enchantement, depuis que l’on m’insuffle le silence intérieur où gît l’Inépuisable. »

Sa femme et lui communient dans cette même source spirituelle et parlent de leur évolution devant Krishnamurti. « Mon clown, dit-il, jouit à présent d’une liberté, d’un bonheur dont il était dépossédé jadis comme exécutant. »

Le clown c’est lui-même. Il ne cesse d’être un clown, mais le clown de Dieu et il veut en faire part à tous les spectateurs qui l’applaudissent, sans savoir, sans comprendre.

Tout en faisant des gestes absurdes, des mimiques pour faire rire, il pense à la découverte extraordinaire du Zen, aussi importante pour l’humanité que la pensée cartésienne.

Miller a écrit son chef-d’œuvre !

Il pardonne à sa mère de l’avoir traité de clown! A présent, il poursuit sa route en Californie ou en France dans sa propriété de Sommières.

Miller est une des grandes lumières de la pensée américaine d’aujourd’hui et un des grands apôtres de la Vérité.