Gérard de Sorval
René Guénon ou la voie métaphysique

Le retour à la connaissance intégrale n’est possible qu’en revenant aux sources universelles de la métaphysique. Tout redressement n’est en effet possible qu’à partir d’un retour à la métaphysique pure : ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et par suite de sa profonde immutabilité. Il ajoute que la métaphysique pure étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universel­le…

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 12. Janvier-Février 1984)

Gérard de Sorval, ancien haut fonctionnaire et ancien haut dignitaire de la maçonnerie française, spécialiste de la chevalerie chrétienne. Il est l’auteur de « Le langage secret du blason » (éd. Albin-Michel Bibliothèque de l’Hermétisme 1981). Cet ouvrage est consacré à l’étude des significations symboliques de la science héraldique et de son langage hermétique, à partir de la spiritualité chevaleresque médiévale. L’art du blason ne se réduit pas à une grammaire formelle, mais exprime, selon des règles précises, les connaissances sacrées propres à la « voie héroïque », selon la tradition occidentale. Mais Gérard de Sorval est l’un des hommes qui connaît le mieux l’œuvre de René Guénon dont la lecture est indispensable à toute recherche sur le symbolisme. Puisse ce texte être une introduction et une incitation à lire ou à relire René Guénon.

RENÉ GUÉNON est un des plus singuliers penseurs de notre siècle. Son œuvre échappe aussi bien à la « création littéraire » qu’à la re­cherche universitaire. Celui qui, plus que tout autre sans doute, combattit les erreurs et les conformismes de son époque et condamna impitoyablement le monde moderne, ne re­vendiquait pourtant aucune originalité ni génie propre.

En effet, cet auteur a constamment affirmé que ce qu’il écrivait ne concernait en aucun cas le « personnage René Guénon » et que son individualité n’avait aucune espèce d’intérêt au regard de ce qu’il concevait comme l’exposition de doctrines universelles qu’il ne faisait que transmettre, transcrire et réaffirmer selon les besoins propres de son époque et du milieu dans lequel il vivait. On aurait donc tort de chercher en lui un fondateur d’école de pensée, l’élaborateur d’un système philosophique, ou même un maître instituant une lignée spiri­tuelle. En suivant sa préoccupation constante souvent réaffirmée il ne saurait y avoir en toute rigueur ni « guénoniens » ni « guénonisme » après lui. C’est en effet une des singularités marquantes de cet auteur de s’être toujours défié de toute recherche de popularité, d’avoir entouré de la plus extrême discrétion ce qui concernait son identité « profane » et d’avoir adopté dans tous ses écrits publics un ton impersonnel. Ce qui donne d’ailleurs un tour très particulier à son style, dénué de toute émotion, où chaque mot a une valeur exacte et précise dans une langue sobre et limpide aux articulations rigoureuses.

Si l’on veut bien considérer l’abondance de sa production qui s’étend sur cinquante ans, la diversité des sujets traités, son point de vue « unique », et la manière de les aborder, il apparaît que son œuvre est à la fois d’une puissance peu commune et inclassable dans les catégories courantes des « genres littéraires ».

On peut dire que le point de départ de son travail a été l’observation des méfaits du monde moderne.Dans les deux ouvrages intitulés La Crise du monde moderne (1927) et le Règne de la quantité et les Signes des temps (1945), René Guénon développe une critique implacable et radicale des fondements de la civilisation occidentale moderne issue de la Renaissance et de la Philosophie des Lumières.

De ce point de vue les idées de Guénon se situent dans la lignée des prises de position d’un Joseph de Maistre, d’un Léon Bloy, d’un William Blake, et se rapprochent des thèmes développés par Julius Evola dans Rivolta contra il mondo moderno (1951), par Gabriel Marcel dans les Hommes contre l’humain (1951), ou par Aldous Huxley dans The Perennial Philosopher (1945). Cependant, c’est vraisemblablement le premier auteur à avoir condamné globalement l’ensemble des aspects de la civilisation mo­derne aux termes d’une analyse intellectuelle rigoureuse fondée sur des principes métaphysi­ques.

Tout découle en effet d’une vision anthropo­logique rappelant le statut ontologique de l’homme et sa place dans l’échelle des êtresconstituant la création, ou plutôt — pour employer son vocabulaire —, la « Manifestation Universelle ».

Contrairement à l’euphorie évolutionniste voyant dans le cours de l’humanité une suite de progrès conduisant à un monde meilleur, Guénon réaffirme les doctrines cyclologiques antiques, qui, dans toutes les traditions révé­lées, placent le Paradis et l’Age d’Or au début de ce monde et non à la fin. À partir de la théorie hindoue des Manvantaras, il rappelle que l’humanité contemporaine se situe dans l’âge de fer, ou âge sombre (Kali yuga), et même la période finale la plus chaotique de cette quatrième ère du monde qui conduit à la « fin des temps » c’est-à-dire à la fin de ce cycle.

Le monde moderne naît alors et peut être défini comme cette volonté « de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre » (La Crise du monde moderne. Neuvième édition, Gallimard, p. 26).

Cette décadence et cet obscurcissement ont particulièrement affecté le monde occidental, tandis que, pour lui, l’Orient a su préserver les principes de la sagesse traditionnelle. Cette réduction des perspectives propre au matéria­lisme se constate notamment dans deux domaines caractéristiques d’un amoindrissement de la connaissance : celui de la science mo­derne, dont il dénonce la « myopie », et celui de la spiritualité, où il stigmatise les faux-sem­blants du spiritualisme contemporain.

Les deux piliers de l’ignorance : scientisme et spiritualisme

À cet égard, pour Guénon comme pour Rabelais, « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ; et il dénie aux savants modernes attachés exclusivement à l’expérience sensible, limitée aux facultés individuelles du chercheur, fragmentaire, et extérieure, toute prétention à affirmer autre chose que des hypothèses. Il n’y a en effet de connaissance vraie et certaine qu’universelle, c’est-à-dire fondée sur ce qui transcende l’individu et ressortit du domaine de l’esprit pur.

Le matérialisme pragmatiste de la science moderne traduit à cet égard le mélange de la recherche des pouvoirs dans une optique pro­méthéenne ou faustienne, et de l’ignorance dangereuse de « l’apprenti sorcier » Cette science, qui repose sur la négation de l’intuition intellectuelle, en tant que celle-ci est essentielle­ment une faculté supra-individuelle, et de l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire la métaphysique en­tendue dans son véritable sens (Ibidem, p. 69), n’est qu’un savoir d’ordre inférieur qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit-elle parmi les divers ordres de la connaissance intégrale (Ibidem, p. 66).

Parallèlement à cette dégradation de l’intel­lectualité profane, René Guénon n’a cessé de dénoncer dans ses œuvres la décadence de la religion en Occident. Cela d’un double point de vue. D’une part la religion, qui normalement doit informer et imprégner tous les actes de la vie à laquelle elle confère la dimension sacrée et la signification spirituelle propre à toute action humaine, tend à se rétrécir et à devenir une sorte d’activité séparée de la vie quotidienne. D’autre part, cette désacralisation générale de la vie sociale avec la laïcisation de tous les cadres de l’existence s’accompagne d’une dé­gradation du contenu même de la religion. Celle-ci depuis les débuts de l’ère moderne s’est imprégnée de moralisme et de religiosité senti­mentale subjective, abandonnant progressive­ment le point de vue de la métaphysique pure qui était notamment celui de la scolastique médiévale. Le mysticisme dévotionnel affectif apparaît ainsi comme une déformation grave de l’authentique démarche spirituelle qui consiste à pénétrer les mystères pour les comprendre. Les mystères eux-mêmes ne sont plus conçus alors comme des objets de connaissance, mais comme des notions qui en appellent à un assentiment vague et aveugle de la conscience subjective de chacun.

Pour lui, entre l’esprit religieux au vrai sens de ce mot et l’esprit moderne, il ne peut y avoir qu’antagonisme.

Par ailleurs, les mouvements de pensée spiri­tualistes contemporains qui prétendent restituer une perspective sacrée à l’existence, outre le fait qu’ils sont des systèmes humains dépourvus de principe traditionnel, voire de pures et simples sectes, sont le plus souvent imprégnés eux-mêmes du matérialisme ambiant.

Les signes caractéristiques de cette « spiritua­lité à rebours » occultiste sont d’une part la recherche effrénée des pouvoirs magiques, du « para-normal », et de la production de phéno­mènes sensibles ; d’autre part, l’application aux réalités métaphysiques des notions naturalistes d’énergies, de vibrations, de forces, transposant en fait la mécanique physique dans le domaine surnaturel, qui par essence est au-delà des formes corporelles. Ce qui est ainsi appréhendé à travers ces pratiques manipulatoires des sys­tèmes spiritualistes est le champ erratique des forces psychiques vitales, c’est-à-dire le do­maine de l’illusion cosmique et des états infé­rieurs. Le tort de la plupart de ces doctrines soi-disant spiritualistes, écrit Guénon, c’est de n’être que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de l’esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le monde hylique. Ces méthodes expéri­mentales ne feront jamais connaître autre chose que de simples phénomènes… D’ailleurs la prétention d’acquérir la connaissance du monde spirituel par des moyens matériels est évidem­ment absurde ; cette connaissance, c’est en nous-mêmes seulement que nous pourrons en trouver les principes, et non pas dans les objets exté­rieurs (Revue La Gnose, n° 2, décembre 1909).

Les clefs de la connaissance

Le retour à la connaissance intégrale n’est possible qu’en revenant aux sources universelles de la métaphysique. Tout redressement n’est en effet possible qu’à partir d’un retour à la métaphysique pure : ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et par suite de sa profonde immutabilité (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. Deuxième édition, Vega, 1932, pp. 125-126). Il ajoute que la métaphysique pure étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universel­le (La Métaphysique orientale. Cinquième édition, Éditions Traditionnelles, 1979, p. 5.6).

Cette connaissance universelle et principale est celle que véhicule la Tradition primordiale d’origine non-humaine ; c’est-à-dire le dépôt intemporel de la révélation divine, dont l’origine est la création même d’Adam.

En fait l’unité de sa doctrine et des points de vue exposés tient à la notion centrale de Tradition, véritable pivot de sa pensée. Il ne s’agit nullement d’une espèce de passéisme relevant de l’attachement traditionaliste à des formes figées d’une période de l’histoire, mais du fonds permanent, universel et original de la pensée humaine.

Jean Tourniac (Melkitsedeq ou la Tradition primordiale. Albin Michel, 1983, p. 27), commentant Guénon, écrit qu’il s’agit de la source première et du fonds commun de toutes les formes traditionnelles particulières, qui en procèdent par une adapta­tion aux conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque. Ce dépôt éternel de la doctrine et de la connaissance, antérieur à l’histoire, est la norme et le pivot, le germe impérissable de tout le « sacré »…

Universelle, la Tradition véhicule ici et main­tenant, selon les formes adaptées à chaque époque et région du monde, la connaissance des lois cosmiques et spirituelles émanées du Prin­cipe éternel ; elle est donc d’une certaine manière l’Éternel présent qui contient la vie du monde des hommes, et permet que leur langage ait un sens. La partie intérieure de la Tradition est la métaphysique pure à laquelle toutes les autres sciences sont subordonnées puisqu’elle est la connaissance même des principes trans­cendants de toute connaissance.

La connaissance métaphysique : réalisation de l’identité

Reprenant un axiome d’Aristote, René Guénon affirme que l’être est tout ce qu’il connaît, étant entendu que la connaissance dont il s’agit n’est pas le savoir théorique mais l’identification effective et vécue avec la réalité universelle. Ce qui est le principe même de la « réalisation métaphysique ». Celle-ci consiste dans la prise de conscience de ce qui est, d’une façon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, car tous les états de l’être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans l’éternel pré­sent (La Métaphysique orientale, p. 15). Il ajoute qu’il ne s’agit pas d’opérer des « abstractions » quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est (Ibidem, p. 11).

Cette connaissance, intuitive et immédiate, de l’ordre de l’évidence illuminatrice, est produite par ce qu’il appelle l’intuition intellec­tuelle, qui relève de l’intellect transcendant. Celui-ci, par rapport à la raison, est comme l’axe vertical ou le rayon lumineux par rapport au plan de réflexion, et il est le centre de toute faculté cognitive. C’est pour cela que René Guénon affirme que l’intuition intellectuelle est absolument indépendante de l’exercice de toute faculté d’ordre sensible ou même rationnel (La Crise du monde moderne, p. 64). Alors que la raison discursive, c’est-à-dire le mental, relève de la sphère du psychisme et appartient au domaine individuel, l’intellect pur (ou le noûs grec) est dans l’homme la manifesta­tion de l’Esprit inconditionné et universel, infaillible par essence.

Ce que l’âme, dans les limites individuelles des facultés affectives et mentales ne peut appréhender que par reflet, de façon médiate, limitée et incertaine, l’esprit le reconnaît et le voit en lui-même directement et immédiate­ment dans l’évidence du dévoilement de la lumière intelligible. C’est par l’éveil de « l’Œil du Cœur » que l’homme accède à ce type de connaissance certaine, qui est identification entre le sujet et l’objet, et qu’il réalise l’unité du connaissant, du connu et de la connaissance au centre principiel de l’être.

C’est à travers l’exposé commenté des doc­trines du Vêdanta que l’auteur de l’introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, de l‘Homme et son devenir selon la Vêdanta et des États multiples de l’Être, a entrepris de rappeler aux Occidentaux la connaissance métaphysique qu’ils ont perdue.

Celle-ci enseigne à passer de l’extériorité de la manifestation grossière aux états supérieursinconditionnés pour aboutir à l’Identité suprême avec le Principe non manifesté. Cet éveil est procuré, pour Guénon, essentiellement par le processus initiatique de transmission d’une influence spirituelle, dont la vertu est de per­mettre d’actualiser et de développer ces possibi­lités latentes dans l’homme ordinaire.

La connaissance initiatique est de nature strictement supra-rationnelle, et la réalisationpersonnelle qu’elle procure est incommunicable extérieurement. Ce qui peut seul être transmis c’est la doctrine et les moyens d’accès à celle-ci, transmission qui s’effectue dans des organisations dépositaires du corpus traditionnel méta-temporel et qui s’enracine au-delà des âges dans l’état édénique primordial. Rites, enseignement doctrinal et méthodique ont pour but d’éveiller l’être à cette connaissance libératrice et intemporelle de l’éternel présent en provoquant une anamnèse de l’origine. Ce sont des supports qui, à travers des formes appartenant à ce monde, mettent l’être dans les dispositions voulues, et lui donnent un point d’appui pour s’élever au-dessus de ce monde (Aperçus sur l’Initiation. Première édition, Éditions Traditionnelles, 1946).

Il n’est pas douteux enfin que l’œuvre de Guénon puisse ouvrir à bien des esprits les chemins de la reconnaissance des richesses des différentes traditions spirituelles du Monde et permette ainsi entre elles une meilleure com­préhension par la conscience du sommet qui unit leurs diverses voies d’approche.

Et une des originalités de cette pensée inclassable est de se situer au carrefour à la fois du domaine de la théologie, de la philosophie, de l’épistémologie, de l’histoire des religions et de côtoyer celui des sciences dites occultes.

Il est sûr de ce fait que sa vision et son point de vue de métaphysicien traditionnel intéressent des esprits de formations très diverses. Ils contribuent ainsi à éviter à certains de tomber dans les pièges dangereux de l’illusion occultiste ou spirite, aux hommes de science de mécon­naître l’existence de sciences traditionnelles rigoureuses, aux théologiens d’évacuer la di­mension symbolique et proprement intellec­tuelle de la foi au profit d’un discours histori­ciste réducteur, et aux historiens des religions de sous-estimer la permanence et l’universalité des mythes issus de la Tradition primordiale.

L’œuvre de Guénon apparaît ainsi irréduc­tible à aucune autre, fussent celles qui abordent les mêmes thèses selon des optiques voisines. Eten cela elle est – comble du paradoxe pour l’homme de la Tradition – forte d’un génie créateur authentique et exceptionnel. Elle de­meure, comme un mégalithe placé dans le champ de la pensée contemporaine, le témoin inébranlable et unique d’une autre connaissance.

Et telle est peut-être la vocation ultime de cette œuvre : établir à la lumière de la Tradition révélée, un carrefour entre les savoirs fragmen­taires, et un pont entre la sagesse de l’Orient et celle de l’Occident, en un point qui pourrait être celui de l’Invariable Milieu.