Jacques de Marquette
Respectons et aimons la divine richesse de la vie

Cette nécessité de rester sur ses gardes pour échapper à la tentation des jugements hâtifs basés sur la simplicité superficielle, appauvrissante et destructrice du Réel, déjà évidente dans le domaine des recherches scientifiques dirigées vers un secteur particulier de l’univers, devient encore beaucoup plus impérieuse si on a en vue le domaine de la morale, c’est-à-dire de l’adaptation de nos actions aux lois des trois mondes si différents sur lesquels nous sommes appelés à agir.

(Revue Panharmonie. No 208. Octobre 1986)

(Article paru en Mai 1964)

Chercher à comprendre est la première démarche de la vie réfléchie. En demandant « Pourquoi ? » et non pas seulement « Comment ? » l’enfant témoigne que son intérêt s’élève du monde de l’action sur les objets, à la conception de la causalité dont la recherche lui ouvre le champ de la connaissance. Chercher à comprendre c’est aussi vouloir sortir de l’obscurité pour atteindre à la lumière, aux clartés sur tout. Un supplément de lumière permet l’entrée dans un monde nouveau, ce qui est la définition de l’Initiation. C’est parce qu’il s’est efforcé de faire pénétrer les clartés et les connaissances dans tous les domaines que le XVIIIe siècle des encyclopédistes a été nommé le siècle des lumières.

Mais, dès cette époque, les esprits subtils s’avisèrent que cette recherche de la clarté pouvait être dangereuse si elle amenait à simplifier les problèmes par l’élimination des phénomènes surabondants ou récalcitrants superficiels. Voltaire avait déjà porté un coup mortel à l’arrogance sectaire des simplificateurs enclins au simplisme, en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux, ils sont clairs parce qu’ils sont peu profonds. » Avec cette vue salutaire de son génie, il donnait son sens le plus profond à la première règle de Descartes : commencer par faire des analyses complètes des problèmes, en résistant aux tentations de la superficialité et de la paresse d’esprit. Shakespeare avait déjà mis en garde les bâtisseurs de système hâtifs « Il y a plus de choses entre le Ciel et la Terre, qu’il n’en est rêvé dans toutes vos philosophies. » Magnifique avertissement contre la facilité de ce qu’on appelle familièrement « le travail du chapeau » déjà énoncé par Spencer comme provenant du cervelet (centre des sentiments et des réflexes) et non pas de l’encéphale antérieur, siège de l’intelligence. D’où vient aussi l’expression anglaise : « parler à travers son chapeau », « talk through one’s hat ». C’est à cause de l’extraordinaire richesse du Réel que Bergson, reprenant Descartes, a dit que pour pouvoir se hausser à l’intuition des modalités de l’Évolution Créatrice à travers les phénomènes de l’Univers, il fallait d’abord « épuiser l’information ». Autrement dit, l’accès des sphères ailées de l’intuition était fermée aux hommes pressés, fussent-ils bacheliers. Avant d’avoir le droit de conclure en quelque domaine que ce soit, il faut d’abord parcourir de vastes cycles d’études.

Cette nécessité de rester sur ses gardes pour échapper à la tentation des jugements hâtifs basés sur la simplicité superficielle, appauvrissante et destructrice du Réel, déjà évidente dans le domaine des recherches scientifiques dirigées vers un secteur particulier de l’univers, devient encore beaucoup plus impérieuse si on a en vue le domaine de la morale, c’est-à-dire de l’adaptation de nos actions aux lois des trois mondes si différents sur lesquels nous sommes appelés à agir.

Nous voici donc une fois de plus revenus à la fameuse division de Pascal, du domaine ouvert aux activités humaines en trois mondes superposés, ceux de la matière, de la pensée et de la charité. Sur le monde de la matière l’homme agit par le mouvement. Sur celui de la pensée il engendre des « représentations » à travers lesquelles il tente de se rendre compte des phénomènes de la nature qui l’entoure et de l’Univers dans lequel elle est située. Quant au monde de la Charité, ce serait celui de l’amour sous ses aspects les plus élevés.

A première vue cette idée de Pascal, qui fait penser à la Triloki, la grande division indienne de l’Univers accessible aux entreprises humaines, semble assez claire et facile à accueillir. Elle vous a un petit air Hégélien familier rappelant sa fameuse trilogie ; thèse, antithèse et synthèse. A l’antithèse matière-pensée, succèderait la synthèse spirituelle de l’amour.

Mais ici encore la trompeuse simplicité de cet aspect repose sur une radicale incompréhension de la nature réelle de l’énumération Pascalienne. Il n’y a à peu près pas de correspondance entre les trois mondes entre lesquels il n’y a que la plus subtile des communes mesures, celle de l’Absolu qui les chapeaute tous, mais qui, en réalité, ne leur est même pas commun, puisqu’à l’instar de Parabrahman il est transcendant à l’Être et même au Non-Être.

Pascal avait du reste pris soin de nous signaler la coupure radicale séparant ces mondes : « Tous les mouvements du monde ne valent pas une seule pensée… toutes les pensées du monde (qui sont d’un autre ordre) ne valent pas un seul moment de Charité… ». La vie nous appelle à fonctionner sur trois mondes successifs allant, en véritable échelle de Jacob de la matière la plus concrète et limitée, aux ténuités transconscientes de la Charité avec ses Charismes.

Cela est vite dit, mais la plupart des esprits ne s’aperçoivent même pas du redoutable problème posé. Pour un peu on serait amené à penser qu’il s’agit en ce trinôme, mouvement, pensée, charité, de quelque chose rappelant la devise Liberté, Égalité, Fraternité. En réalité il s’agit de la pénétration, c’est-à-dire de l’initiation au sens propre du terme, non pas dans un monde nouveau, mais dans deux, incommensurables entre eux, qui sont aussi inconnus l’un que l’autre de la plupart des Occidentaux. Avant d’entreprendre l’élucidation de nos problèmes nous devons nous livrer à une remarque aussi désagréable qu’anti-démocratique : Il s’agit ici de domaines qui ne sont pas ouverts indistinctement à « tout-venant », à tous nos frères en humanité, du moins pas en ce moment précis du devenir cosmique.

Pour faire connaître le caractère insolite de notre recherche nous ferons appel à l’autorité d’un penseur un peu trop oublié car il a été un grand précurseur, BOUTROUX, le père de la notion moderne de la relativité scientifique sur laquelle il a mis l’accent avec autorité cinquante ans avant Einstein, dans sa fameuse thèse « De la contingence des lois de la nature ». Faisant allusion à la possibilité pour l’homme de s’élever à des paliers supérieurs de la vie consciente, ce génie, car il en fut un, ouvrant avec autorité la voie dans laquelle Bergson ainsi qu’Einstein devaient s’engager, chacun dans son domaine, signalait une différence profonde entre l’état de la conscience s’identifiant au corps physique et à ses appétits, à la satisfaction desquels elle s’ingéniait à pourvoir, et aux efforts de la conscience lorsqu’elle s’évertue à pénétrer sur le domaine élevé des lois régissant les relations entre les phénomènes universels. Pour les penseurs du XVIIe siècle, le bon sens était la chose du monde la mieux partagés. La critique philosophique occidentale, avec Kant, Renouvier et Boutroux, dans la voie ouverte, bien avant la psychanalyse moderne, par l’Orient Indo-Bouddhiste, a indiqué entre les diverses activités de la pensée, une profonde coupure suivant leur nature et celle de leurs objets. Vient d’abord l’intelligence pratique dirigée vers l’action sur les objets du monde concret pour les utiliser à la satisfaction optima des besoins naturels et artificiels. Émanant des impulsions de l’impérialisme personnel (Sellière), engendrées avant tout par les appétits et les désirs matériels, elle est dirigée vers l’accroissement quantitatif de la part prise au banquet de la vie par l’individu axé sur la défense de ses intérêts. « Je me défends », déclare le vulgaire. Cette forme d’intelligence pratique venant des impulsions élémentaires de ce que le baron de Sellière nommait « l’impérialisme personnel », est radicalement différente de la forme supérieure de la pensée qui, s’élevant au-dessus de la simple recherche du profil personnel, se tourne dans une curiosité admirative, vers le spectacle de l’Univers prodigieux des Causes, des Lois de la Nature, pour s’y intéresser. C’est-à-dire étymologiquement, y installer le centre de son être, le point à partir duquel il s’insère dans la vie.

Tandis que du point de vue égoïste de la seule recherche du profit « l’homme est pour l’homme un loup » par le développement d’un égoïsme forcené par lequel tout progrès dans le maniement de l’intelligence ne fait qu’augmenter le danger présenté par l’individu pour ses voisins ; dès que la pensée cesse de tout ramener à soi pour se préoccuper du modus vivendi du monde des Causes, c’est-à-dire de l’origine des modalités du devenir de tous les êtres, elle s’élève au-dessus de l’égocentrisme du monde de la matière et de l’espace, pour prendre pied sur celui de l’universalité et de l’altérocentrisme (cf. notre Maître A. Lalande). Il s’ouvre à l’intérêt présenté par les modalités de combinaisons des Lois de l’Univers dans les aspects du devenir cosmique tandis que le monde des effets et des valeurs matérielles perd de plus en plus sa valeur et son importance. Le désintéressement, comme la distraction des êtres vivant dans la spéculation sur les énigmes de l’Univers, sont proverbiaux. Mais ils sont assez rares.

Boutroux nous assure que si tous les hommes, et même bien des animaux sont capables de démarches pratiques du bon sens et de l’intelligence tournée vers les utilisations pratiques, il y a à peine dix pour cent qui soient capables d’être transportés par l’enthousiasme et la satisfaction de la contemplation des lois de la nature, de leur beauté et de leur grandeur, au point d’y trouver des sources de satisfaction et de bonheur bien supérieurs à ceux provenant des usuels plaisirs matériels, facilement puérils au regard des satisfactions esthétiques.

Une interprétation hâtive de la perception du passage de l’égoïsme à l’altruisme entraîné par l’élévation de la pensée et de l’intérêt pour le monde des choses, à la contemplation du monde des Lois ; a parfois amené à considérer l’union de la connaissance et de l’Amour comme la condition essentielle et suffisante de la conduite d’une vie bien menée, en particulier dans la recherche de l’Initiation par les chercheurs de la Vérité. Mais ce serait une vue bien insuffisante, ne tenant pas compte de la plénitude des riches perspectives qui s’ouvrent à nous. Avec ce binôme Connaissance-Amour, on risquerait de rester pris dans les rets du monde de la Création, de l’Univers objectif.

Si on veut atteindre à une conception plus profonde, donc plus harmonieuse et plus riche de la vie de l’homme dans l’Univers, il faut creuser davantage les relations du monde de la pensée avec ceux du mouvement, auquel il est supérieur, et de la Charité ou de l’Esprit, auquel il est inférieur, tous deux étant du reste d’une nature totalement différente et discontinue. Et Boutroux affirmait que si 90 pour cent des hommes étaient capables d’utiliser l’intelligence pratique, tandis que 10 pour cent seulement (en 1875) pouvaient atteindre à la liberté de puiser de la vie dans le monde des idées générales, chères à Taine, c’est à peine si quelques-uns par millions pouvaient s’élever à la communion libératrice.

C’est là un domaine qui pourra sembler bien vide et bien futile aux « fléaux du gouvernement du ventre », aux gastronomes. Leur incompréhension de la vraie hiérarchie de nos facultés témoigne simplement qu’ils n’ont même pas franchi la première initiation qui fait passer de l’appétit pour les choses à celui des Lois qui les régissent, nous régissant avec elles. Comment seraient-ils capables de rechercher l’initiation supérieure qui les élèvera au-dessus du monde des Lois jusqu’à leur suprême et absolue origine ?

En réalité, après que la première initiation a permis à l’individu de s’élever de l’embastillement dans les désirs et les recherches anarchistes et simplement égoïstes des appétits corporels, il atteint à la vie de la personne morale où l’être particulier est ouvert à travers sa « Personne » aux lumières et aux sentiments élevés engendrés par la présence de l’Unité dans son sein. Mais il lui reste à franchir un autre pas d’importance capitale.

Le passage de l’individu égocentrique à la Personne altérocentrique est marqué par la mort du « Vieil Homme ». Mais ce n’est qu’un refuge provisoire au milieu de la Voie Mystique conduisant de l’état humain à la divine contemplation et, de là, à l’abolition de la Personne elle-même, encore spectatrice, donc sujette au dualisme, pour atteindre à l’union spirituelle, dite du Yoga unitif.

Pour arriver jusqu’au seuil du Saints, il a fallu que la conscience, à travers la science et l’amour, s’éveille à la communion avec les êtres sur des formes de plus en plus belles, de plus en plus nobles. Pour l’Initiation suprême, celle qui ouvrira à la connaissance l’accès à l’Infini dans tous les domaines, il faut qu’au-dessus de binôme « Connaissance-Amour », l’ascète, l’askétes, le chevalier, acquière encore une troisième faculté : l’Héroïsme qui, par le sacrifice total de sa vie particulière sur le seuil de l’Unité, lui permette de le franchir pour atteindre à l’Unique. Il faut bien se garder de confondre l’héroïsme qui est un état, une qualité, une faculté basée sur l’abnégation totale de tout égocentrisme, qui est une immolation à la fois du moi et du Soi, le sacrifice disparaît avec le sacrificateur dans l’auguste Unité de l’Omnitude. C’est pour cela, que pour les Grecs l’héroïsation des Héros demi-dieux, entraînait leur accès à la Vie éternelle. Ils cessaient d’être des éphémères pour prendre rang parmi les immortels. Avec cette héroïsation, comme avec la communion intime avec le Christ dans l’Eucharistie, l’Occident rejoint les aspects les plus élevés de la spiritualité orientale, le Samadhi hindou, le Nirvana bouddhiste et la communion avec Farwashi et Gwarena des Parsis (Zoroastriens).

Et l’ambition de Panharmonie est d’amener ses amis à ne plus s’attarder aux fruits verts des bords du Sentier Sacré de la Voie du Tao, pour réaliser la plénitude infinie à laquelle la séquelle des petits renoncements successifs finit par amener le pèlerin diligent : « Finis Coronat Opus ».