Robert Linssen
Robert Linssen et les maitres des voies abruptes

L’expression « voies abruptes » évoque le caractère soudain et spontané de l’éveil intérieur. L’exemple des événements qui se présentent au cours d’un rêve est souvent donné pour l’expliquer. Lorsque nous examinons le passage d’une situation de rêve à l’éveil normal, nous voyons qu’il se fait de façon instantanée.

L’éveil spirituel fondamental est comparable à la foudre, qui frappe à l’improviste: en un instant, elle révèle la plénitude de sa lumière, de sa chaleur, de son intensité. Nous ne pouvons pas « inviter la foudre ». Krishnamurti déclare à ce sujet: «You cannot choose Reality, Reality must choose you.» (Vous ne pouvez pas choisir la Réalité, la Réalité doit vous choisir)

(Extrait de À moitié Sage par Colette Chabot, éditions Quebecor 1997)

La réforme de Soi entraîne
automatiquement la réforme sociale.

Souvenez-vous de votre propre réforme
et la réforme sociale prendra soin d’elle-même.

Ramana Maharshi

Robert Linssen mène des activités de conférencier et d’écrivain depuis plus de 60 ans. Précurseur du mouvement Science et conscience en Europe, il a organisé des séminaires internationaux d’études spirituelles et de méditation, et favorisé la rencontre de scientifiques de haut niveau avec des sages. La revue Être Libre, qu’il a fondée en 1935, a sensibilisé ses lecteurs à l’enseignement de la sagesse orientale.

Qu’appelle-t-on «les voies abruptes»?

L’expression « voies abruptes » évoque le caractère soudain et spontané de l’éveil intérieur. L’exemple des événements qui se présentent au cours d’un rêve est souvent donné pour l’expliquer. Lorsque nous examinons le passage d’une situation de rêve à l’éveil normal, nous voyons qu’il se fait de façon instantanée.

L’éveil spirituel fondamental est comparable à la foudre, qui frappe à l’improviste: en un instant, elle révèle la plénitude de sa lumière, de sa chaleur, de son intensité. Nous ne pouvons pas « inviter la foudre ». Krishnamurti déclare à ce sujet: «You cannot choose Reality, Reality must choose you.» (Vous ne pouvez pas choisir la Réalité, la Réalité doit vous choisir)

Les relations entre ce que nous sommes spirituellement (nouménalement) et le monde de notre ego sont à sens unique. Tout ce que nous avons à faire consiste en un « défaire» et à nous libérer de l’identification aux apparences du monde extérieur. Cela se traduit par la réalisation d’une simplicité et d’une transparence intérieures telles que nous sommes éminemment disponibles au surgissement de la foudre. L’absence aux identifications avec le corps et avec les images habituelles du mental révèle instantanément la vision juste de l’Univers. Seule existe, au cœur des apparences multiples des formes, d’objets variés, l’unité d’un océan de « Conscience pure-Amour » délivré des limites du temps, de l’espace, de la causalité du devenir. La vision totale et supramentale de cette unité est instantanée, intemporelle.

Parmi les «voies abruptes» contemporaines, il importe de signaler les enseignements de Krishnamurti, de Ramana Maharshi, de Nisargadatta Maharaj et de son successeur Ramesh Balsekar, de Jean Klein, d’Éric Baret, de Francis Lucille, des patriarches du Ch’an et de tous les chercheurs connus et inconnus engagés dans le cheminement de la non-dualité (advaïta).

Le mot « abrupt » utilisé dans la description d’une falaise ou d’un pic montagneux évoque la verticalité des parois, les rendant difficilement accessibles. Le terme « abrupt » appliqué au cheminement de l’éveil souligne l’exigence d’une qualité supramentale d’attention: en fait, très simple en elle-même, mais nous paraissant ardue par suite de nos complications conceptuelles inutiles.

Les «voies abruptes» sont dans la verticalité d’une mutation spirituelle intemporelle, libérée de tout attentisme, de toute identification corporelle ou aux images d’un ego. Seule se révèle la béatitude de Ce que nous sommes en tant que « conscience-amour ». Un tel climat diffère complètement des « voies progressives » d’évolution lente par identification aux rêves collectifs du monde manifesté, des egos accumulant connaissances, pouvoirs, etc.

Les maîtres de l’advaïta (non-dualité), tels Maharaj Nisargadatta (1897-1981) et son successeur Ramesh Balsekar, enseignent que seule existe réellement une « conscience pure — amour-béatitude » non limitée par le temps, par l’espace ou par la causalité. Elle est l’Éternel Sujet, transpénétrant l’Univers manifesté dans toutes ses dimensions. Les sages indiens l’appellent Parabrahman, Krishnamurti lui donne le nom de Otherness signifiant « l’Autreté », car cette réalité suprême est totalement « autre » que tout ce qui est « connaissable ». Le physicien David Bohm l’appelle « le superordre impliqué ».

Par rapport à cette réalité centrale, le monde manifeste n’est qu’un rêve immense comprenant des milliards d’objets et d’êtres vivants tels que nous croyons être, mais qui, en profondeur, SONT l’unique réalité suprême tout en ignorant la nature spirituelle de Ce qu’ils sont. L’éveil réalisé par tous les sages de tous les temps consiste à voir le faux comme faux. Cette vision qui ne passe pas par le cerveau mais par l’intelligence du cœur est la retrouvaille de notre véritable nature.

Vous répétez souvent que vous n’avez jamais eu de maîtres, que des instructeurs. Quelle différence faites-vous entre l’un et l’autre?

D’une façon générale, le maître prend des disciples auxquels il donne des instructions à suivre, des modèles à copier. Les relations de maître à disciple se font souvent dans un climat d’autorité spirituelle et d’obéissance, entraînant un processus d’imitation nuisant à la créativité. Je n’ai jamais suivi de maîtres enseignants dans une telle atmosphère. En revanche, au cours d’une période se situant entre 1930 et 1990, j’ai été intéressé par l’attitude d’humilité et le rayonnement d’amour de sages des voies abruptes tels Wei Wu Wei, Krishnamurti, Alexandra David Neel, le Dr Roger Godel avec lesquels j’ai vécu. Ils font preuve d’un désintéressement absolu allié à une qualité de vigilance et de pénétration supramentale exceptionnelles. À de tels êtres, véritablement « morts à eux-mêmes », je témoigne toujours une gratitude sans limites pour l’aide précieuse qu’ils m’ont accordée. Je les considère comme de véritables instructeurs spirituels.

La rencontre de ces êtres s’est faite en toute simplicité. Ce sont de parfaits instruments de l’Océan de Claire Lumière, d’Amour, de Conscience infinie. Ils brûlent du feu intemporel de la Source d’où tout émane. Les échanges se font dans un climat d’amitié, de communion spirituelle, de spontanéité.

Au cours d’une deuxième phase de ma vie située entre 1990 et 1996, la découverte des enseignements de Nisargadatta et les écrits de son successeur Ramesh Balsekar ont été l’événement majeur de mon cheminement fondamental vers l’éveil.

Ces maîtres ne mettent jamais ceux qui les écoutent dans une situation de dépendance à leur personne. Ils sont tous véritablement immergés dans un océan béatifique de Lumière-Conscience-Amour. À ce niveau, il n’y a ni maître ni instructeur. La priorité absolue est accordée à cette Présence unique dont les éveillés sont de simples « caisses de résonance ». Leur rayonnement naturel et spontané nous conduit à découvrir que le seul gourou n’est autre que le Suprême Sujet que nous portons en nous. De cette source unique émane un amour possédant une qualité d’intelligence inconnaissable par la pensée. Nous découvrons que le monde extérieur, tel qu’il est perçu par nos sens, est un étrange mirage se profilant sur la toile de fond du Sujet suprême.

Considérez-vous que la présence d’un maître ou d’un instructeur est indispensable pour un chercheur de vérité?

On ne peut dire qu’elle est absolument indispensable, mais elle est certainement très utile. Au début de notre cheminement vers l’éveil, la rencontre avec un éveillé authentique est un événement important. Nous sommes alors en présence d’un catalyseur dont l’action entraîne l’évitement d’erreurs et de pertes d’énergies inutiles.

Des êtres exceptionnels se sont pleinement réalisés en dehors de l’aide de maîtres ou d’instructeurs spirituels. Il suffit de citer le sage Sunyata né au Danemark. Il a vécu en Inde et en Amérique où il enseigna pendant 50 ans.

Les éveillés sont souvent très différents dans leur technique d’expression, mais la flamme d’amour qui les inspire et la vision sont exactement les mêmes. Ma rencontre avec des éveillés s’est faite après une expérience d’ouverture spirituelle ne résultant d’aucune recherche de ma part à l’âge de quinze ans, environ en 1925. Elle résulte de la lecture absolument inattendue d’un vieux livre déchiré situé parmi d’autres objets destinés à la corbeille à papier. Ils avaient été oubliés dans le fond d’une vieille bibliothèque acquise par mon père lors d’une vente publique.

Comment aborder ces maîtres ou instructeurs? Comment quelqu’un qui dit: « Je suis d’accord avec ce que vous dites » pourrait-il aborder un enseignement de la « voie abrupte »?

En écoutant les conseils très simples que les instructeurs nous suggèrent de vivre. Il s’agit en priorité d’être sérieux dans la réalisation d’une attention parfaite. Celle-ci implique la cessation de toute attente de quoi que ce soit. Dès le début, la nécessité s’impose de prendre clairement conscience que nous ne sommes jamais attentifs dans la momentanéité des circonstances de la vie quotidienne. Il y a lieu de voir en nous-même et par nous-même que nous ne sommes que souvenirs, mots, images qui ne sont que des échos mécaniques du passé. Si nous ne sommes plus victimes de la pesanteur du passé, nous nous évadons dans les hypothèses du futur. Cela aggrave notre situation d’exil. Nous sommes prisonniers d’un rêve.

Jamais nous ne vivons dans le présent. Il reste un simple passage inaperçu. Étant conscient de cette évidence, nous cesserons de nous identifier à l’image que nous avons de nous-même, au corps, à tous nos souvenirs. Peu à peu, ou même soudainement, grâce à notre non-attente, se révélera la Flamme d’une qualité d’attention, d’amour, balayant l’emprise des mémoires résiduelles du passé. Nous découvrirons que le fini de chaque instant pleinement vécu se métamorphose en l’infinitude d’une conscience pure et d’amour. Celle-ci est le seul gourou, qui est le Suprême et Unique Sujet invisible à nos yeux, inaccessible à la pensée.

Le mûrissement et la plénitude de l’humain semblent si naturels que l’on ne peut les forcer. N’est-ce pas comme la pomme qui tombe de l’arbre le moment venu? Que dites-vous aux chercheurs de Vérité qui se soumettent à différentes disciplines afin de découvrir leur vraie nature? Que pouvez-vous leur conseiller?

Le désir de découvrir notre vraie nature est toujours, à notre insu, la manifestation de sa présence en nous. Notre nature véritable nous est inconnue. Elle est la source et l’apothéose de Tout Amour, de Lumière Nouménale et de Conscience Pure. Si nous faisons un pas vers elle, elle en fera dix vers nous. Ses richesses émanent du cœur et non du cerveau. En dépit de la présence de cette plénitude, l’abus et le désordre de la pensée ont corrompu le sens véritable de l’amour. Le mental a pollué l’infinitude naturelle en la plongeant dans la dépendance des noms, des formes. Par rapport à la plénitude et à l’omniprésence de ce que nous sommes, nous voici prisonniers de nos propres créations. Nous sommes devenus des milliardaires de la mémoire

La connaissance de ce que nous sommes réellement nous échappe complètement. Notre vie intérieure est une marche stérile allant «du connu au connu». Elle ne comporte aucune créativité. La non-disponibilité aux énergies positives de notre nature véritable engendre une angoisse fondamentale. Celle-ci est la cause des révoltes et des violences illustrant dramatiquement l’actualité quotidienne. Nous sommes devenus de simples objets totalement inconscients de la présence en nous de l’Unique et Suprême Sujet. Il y a donc urgence à suggérer l’exercice d’une attention nous permettant de voir le caractère erroné de notre situation: «Voir le faux comme étant le faux », tel est l’appel répété des éveillés contemporains comme Nisargadatta ou Krishnamurti. Selon ce dernier, la somme des souffrances, des désordres, des cruautés et des violences quotidiennes est telle que « la maison brûle ».

L’appel urgent à l’attention implique aussi la nécessité d’une « dé-cérébralisation » de la conscience. Le cerveau est asphyxié par l’ampleur des milliards de souvenirs. Les êtres humains perdent la qualité d’une attention claire, simple et pénétrante. Celle-ci donne au cheminement de l’éveil une vision d’omnipénétration et d’amour immensément différente des identifications et des tensions actuellement prédominantes.

Ainsi que le répète Krishnamurti: «La vision pénétrante ne passe pas par le cerveau. Elle résulte d’une écoute du langage supramental de l’intelligence du cœur.»

Ce que vous dites est tout à fait clair. Cependant, quand on en vient à la pratique, des problèmes surgissent. Comment, en effet, puise «passer» de l’attention dans laquelle je suis actuellement à l’attention dont vous parlez?

Le morcellement de l’attention en divers niveaux est l’origine d’une division de son action. Des enquêtes récentes réalisées par des savants de réputation mondiale et des sages tels David Bohm et Krishnamurti sur les causes profondes des désordres mondiaux aboutissent à la conclusion suivante: le cerveau a programmé un réseau inextricable et autodestructeur d’erreurs dont l’origine réside dans le pouvoir de division de la pensée. (Réf: The Future of Humanity? David Bohm et Krishnamurti, Éd. Miranda).

Le premier pas consiste à nous rendre compte que nous ne sommes jamais réellement attentifs. Le champ de notre esprit est constamment pollué par des images ou des affichages mentaux qui n’ont aucun rapport avec les circonstances que nous vivons. C’est la raison pour laquelle un maître zen à qui les auditeurs demandaient de leur révéler son secret répondit simplement: « Quand j’ai faim, je mange». Les élèves très déçus pensaient que le maître se moquait d’eux. Ils déclaraient que, lorsqu’ils avaient faim, ils mangeaient et que cela ne donnait aucune solution à leurs problèmes. « Ah non! dit le maître, quand vous mangez, où est votre attention? Elle n’est jamais présente dans la momentanéité de votre repas. Votre présence au présent est inexistante. Tandis que vous absorbez votre nourriture, vous évoquez des images de situations agréables, de plaisirs ou d’ennuis futurs. » La véritable pratique consiste à être pleinement présent dans la momentanéité de chaque instant. Mais il faut le faire. Et la plupart ne le font pas parce qu’ils souhaitent avoir des résultats immédiats.

Cependant, s’ils sont sérieux, ils s’apercevront qu’ils sont dans un état constant de distraction. Peu à peu s’installera en eux un automatisme d’attention. Ils « colleront » à la momentanéité de chaque instant. Une intensité de lucidité les aidera à se libérer de l’emprise des mots et des formes. Ils s’orienteront vers une qualité d’attention supramentale qui n’est plus l’attention de l’ego. Leur attention profonde puisera sa source à un autre niveau: celui de la dimension essentielle. Cette vacance intérieure résulte d’une mutation ouvrant l’accès à l’infinitude d’horizons inconnus.

Pour être plus clair, je cite l’exemple d’un enfant qui apprend à écrire. Je place mon attention sur ma façon d’écrire et il se peut que je n’arrive pas à écrire une seule ligne. Il y a encore une ambiguïté dans le mot « attention ». Est-ce une attention à ce que l’on fait? Est-ce une attention à notre manière d’être intérieure?

La question contient plusieurs erreurs résultant de la fonction morcelante du mental transposée sur le plan de l’attention. Celle-ci, pour être adéquate, doit s’appliquer dans le présent de la circonstance avec l’enfant en lui suggérant par l’exemple du tracé la façon d’écrire. Il est absolument inutile d’introduire des suppositions imaginaires relatives à une quelconque impossibilité nous paralysant. Il s’agit d’un affichage mental complètement inadéquat résultant de la fragmentation de la pensée. Comment voulez-vous réaliser une attention claire dans quelque situation que ce soit si, simultanément, le champ de votre esprit s’encombre d’affichages mentaux évoquant une impossibilité quelconque paralysant votre action?

Nous ne postulons rien d’extraordinaire, mais nous faisons appel à l’harmonie d’une capacité d’attention ordinaire, globale, dénuée de toute fragmentation de l’attention évoquée dans les anciennes psychologies. Le fait est là, désireux d’apprendre à écrire. Il doit être approché avec une qualité d’attention-amour puisant son inspiration dans l’intelligence de toute situation d’amour véritable, et non pas dans un cerveau encombré d’erreurs.

L’exemple du parfait miroir que vous donnez ne dit pas de quelle manière nous devons nous comporter dans la vie quotidienne.

Votre affirmation me surprend. L’exemple du parfait miroir est d’une portée essentiellement pratique. Il voit tout, mais ne prend rien, ne compare rien, ne juge rien. Cette attitude intérieure n’a de valeur et d’occasion d’être vécue qu’au cours des relations se présentant dans la vie quotidienne. Au lieu d’approcher les gens dans une attitude d’attention polluée par les jugements habituels, par les avidités, par la fragmentation mentale, vous les aborderez de façon ouverte, neuve, dégagée de tout a priori mental.

L’image du parfait miroir contient les bases de relations harmonieuses s’épanouissant spontanément dans la momentanéité des circonstances. Il s’agit d’un puissant facteur d’harmonisation et d’apprentissage mutuel dans les relations humaines. Vous réalisez de ce fait une approche constante des êtres, quels qu’ils soient et quelle que soit leur attitude, dans un climat de bienveillance et d’amour. Telle est, selon les éveillés, la nature spontanée d’une non-violence dégagée des tensions conflictuelles engendrées par l’imposture des egos et de la fragmentation de la pensée.

Dans la revue française OM, vous semblez dire que la période que nous traversons est complètement axiale. Elle favorise le mûrissement de l’humain véritable. Vous parlez aussi des sous-humains que nous sommes. Considérant la paix des règnes qui nous précèdent dans les mondes minéral, végétal et animal, force nous est de considérer que l’humanité n’a pas atteint la même plénitude. Pouvez-vous élaborer?

Il est évident que l’état actuel de l’évolution est provisoire. Celle-ci est l’objet d’un processus constant de transformations s’exprimant par la réalisation de phases provisoires. Elles s’enchaînent respectivement en parcourant des étapes nouvelles au cours desquelles se manifestent des épanouissements changeants. Tandis que des espèces nouvelles connaissent un nouvel essor, d’autres espèces plus anciennes ayant contribué à leur apparition diminuent et ralentissent dans leur développement.

L’essor ancien des règnes végétal et animal s’est soudainement ralenti, tandis que l’apparition des premiers hominiens s’est manifestée. En d’autres termes, dès qu’une phase atteint son plein épanouissement, préparant une phase nouvelle, les énergies évolutives se concentrent dans le développement de formes nouvelles aux dépens des anciennes.

Ainsi que l’exprimait le sage indien Aurobindo, les réalisations qui furent une aide sont provisoires et deviennent éventuellement une entrave: tels furent les cas de la naissance et du développement de la mémoire, de l’ego, des connaissances intellectuelles. Ces processus furent des aides, mais ils sont devenus des entraves. Une évolution identique se poursuit de façon semblable à divers autres points de vue. La genèse de l’Univers résulte d’une habitude associative constante. Les atomes s’associent entre eux et forment des molécules, d’abord petites, puis géantes. Voici les premiers éléments des êtres monocellulaires. Ceux-ci s’associent pour former les êtres multicellulaires aboutissant à une complexité maximale. Finalement, de l’amibe à l’être humain s’élabore un niveau de plus en plus développé, permettant une liberté et une organisation conduisant au stade d’une auto-organisation. Enfin, se réalise pour l’être humain la capacité d’autotranscendance, d’abord biologique, et finalement spirituelle. Au cours de celle-ci, l’accumulation de souvenirs qui furent une aide se libère de son emprise résiduelle lors de l’éveil intérieur. L’individuel et le personnel cèdent la place à l’universel. L’éveillé vit enfin « nouménalement » parmi les phénomènes. Ce niveau représente l’un des seuls moments réellement harmonieux d’un immense processus de devenir. Signalons cependant que les éveillés considèrent avec de sérieuses raisons que le monde manifesté qui nous est familier n’est qu’un rêve. L’évolution  récente des sciences tendrait à nous le confirmer. Certains sages, tels Aurobindo et la Mère, laissent entendre que la phase ultime de l’évolution n’est pas atteinte. Il existe, en effet, au cours du cheminement de l’éveil, des possibilités de mutation cérébrale entraînant des modifications considérables dans l’étendue et la profondeur de la vision holistique.

Vous enseignez et donnez des conférences depuis une soixantaine d’années. Voyez-vous un changement ou une prise de conscience plus radicale par rapport à une transformation possible de l’humanité, bien que, par rapport à son histoire, 65 ans soient peut-être seulement le temps d’un battement de paupière?

La transformation d’une partie de plus en plus importante de l’humanité se réalise en profondeur parallèlement à la gravité croissante de désordres, de violences, de corruptions de plus en plus dévastatrices. En tout cas, la différence est considérable entre la situation du monde de 1930, lors de mes premières conférences publiques, et celle du monde actuel. C’est spécialement surtout à partir de 1970-1975 qu’un nouveau courant d’évolution psychologique et spirituel se manifesta avec évidence dans la vision spirituelle de la matière. Les travaux de physiciens éminents, tels Firsoff, Ilya Prigogine, Eugène Wigner, Brian Josephson, John Eccles, ont entraîné un essor considérable des visions de la nouvelle physique gnostique. Cette évolution résulte des travaux publiés entre 1939 et 1960 par le prix Nobel Louis de Broglie, le professeur Robert Tournaire. Le livre du physicien Fritjof Capra, Le Tao de la physique, a, dès 1975, montré l’ampleur d’un grand renversement effectué dans notre vision de l’univers et de la nature profonde de la matière. Gary Zukav déclarait vers 1975, dans un livre intitulé La danse des éléments, que la seule grande révolution du XXe siècle s’est faite dans la physique. Or cet ouvrage a été préalablement revu et complété par les physiciens les plus éminents de l’époque.

Vingt ans se sont écoulés depuis ces premiers événements réellement significatifs. En 1996, au moment où ces lignes sont écrites, la vague nouvelle déferle avec une vigueur qui semble croître irrésistiblement et donne une ampleur insoupçonnée à la vision holistique exposée dans les œuvres audacieuses de David Bohm, de Rupert Sheldrake, du Dr Renée Weber. La majorité des savants actuels s’accordent à considérer que l’univers est essentiellement un « univers quantique ». Or la qualité de mémoire de celui-ci nous oblige à lui attribuer une nature psychique éloignée des aspects de l’ancienne vision matérielle du monde.

La matière vit, les particules se recréent des millions de fois par seconde. Force nous est de considérer l’univers comme le corps d’un seul et même Vivant. Celui-ci est le Sujet Suprême, antérieur à l’apparition de l’univers manifesté dont les jeux innombrables ne sont actuellement considérés que comme mirages provisoires à la surface d’un lac immensément profond.

L’évidence de ce qui vient d’être exprimé entraîne irrésistiblement les êtres humains vers une transformation de leur vision du monde et un élargissement de leur champ de conscience. L ‘évidence de la non-séparabilité, la vision d’unité fondamentale des êtres et des choses appelle un dépassement des limitations de l’ego ainsi qu’une transformation complète des énergies de conscience, d’attention et d’amour.

En dépit du déferlement d’une vague de violence, de cruauté, de corruption, les êtres humains s’enrichissent spirituellement d’énergies nouvelles et réellement efficientes. Celles-ci ont le pouvoir de neutraliser les aspects négatifs des champs destructeurs formant l’inconscient collectif. Telle est résumée la vision des sages avec lesquels j’ai vécu. Ils enseignent que l’humanité vit à l’intersection de deux âges ou yougas. Le kali youga ou «âge noir, du fer et du sang », c’est l’âge au cours duquel s’affirme le mental de l’ego avec toutes les violences qui en résultent. Il est suivi du satya youga, « âge de lumière et d’harmonie ». La naissance de cette phase nouvelle est nettement perceptible depuis le dernier quart de XXe siècle. La période de transition critique se situerait entre 1870 et 2035.

Pour aborder l’enseignement des voies abruptes, avez-vous quelques conseils précis à nous donner, par exemple des suggestions de livres…?

La lecture de livres n’est utile qu’au début du cheminement vers l’éveil. Avant la réalisation de celui-ci, des informations sont nécessaires. Nous disposons actuellement d’un éventail très riche de publications. Celles-ci ont subi d’ailleurs un développement considérable au cours des dernières années.

Il y a lieu de signaler en priorité les ouvrages de Nisargadatta Maharaj tels que Je suis, Aux sources de la conscience et, surtout, le livre sur Nisargadatta écrit par son successeur Ramesh Balsekar, Nisargadatta Maharaj ou Les Orients de l’Être, paru aux Éditions du Relié. Je citerai aussi toutes les œuvres de Krishnamurti et, parmi elles, Se libérer du connu et les Carnets. De Jean Bouchart d’Orval, La Maturité de la Joie (Libre Expression) et plus récemment Les entretiens de l’Éveil (Éditions Raffin, Montréal) et les livres du Dr Roger Godel, notamment Essai sur l’expérience libératrice, publié aux Éditions Gallimard vers 1960. Les ouvrages contenant les réponses claires de Jean Klein aux questions posées sur l’éveil et la recherche intérieure sont aussi intéressants. L’ouvrage de Jean Bousquet La recherche du Réel et La plénitude de l’univers par David Bohm, aux Éditions du Rocher. Je suggère également les livres de Ramana Maharshi publiés dans la collection des Trois Lotus et repris aux Éditions Albin Michel. Mes livres Au-delà du mirage de l’ego, Éditions A.L.T.E.S.S. en France, L’Univers, corps d’un seul vivant, paru chez Libre Expression à Montréal et aux Éditions A.L.T.E.S.S., ainsi que Le sens du zen, paru aux Éditions Le Mail. Je suggère aussi la plupart des livres sur le zen de D. T. Suzuki.

J’insiste sur le caractère provisoire de la lecture d’information relative à la recherche de l’éveil ou à l’exercice d’une attention supramentale. La nécessité doit inévitablement se présenter d’une phase excluant toute lecture. Elle correspond à une écoute intérieure supramentale indispensable.

Un éditeur vous a demandé d’écrire un livre sur les escrocs de la spiritualité. Où en êtes-vous dans ce projet?

Beaucoup d’éditeurs m’ont demandé de publier mes souvenirs dans ce livre dont le titre devait être Les requins de la spiritualité. Ma fonction d’administrateur des amitiés belgo-indiennes entre 1935 et 1958 m’a mis en contact avec de nombreux personnages étranges venant de l’Inde et se présentant comme des êtres exceptionnels porteurs de pouvoirs extraordinaires. Cela démontrait l’inexistence de la spiritualité dont ils se réclamaient.

L’immense somme de souffrance du monde appelle d’urgence le vécu d’une spiritualité authentique s’inspirant d’amour, d’une lucidité sereine exempte de toute ambition personnelle. Il est pressant de construire et d’utiliser les énergies dont nous disposons afin de mettre d’abord de l’ordre dans notre désordre. L’acuité douloureuse des violences déchirant l’humanité au seuil du troisième millénaire doit nous transformer en facteur d’ordre et de bienveillance. Ce qui est faux dans nos sociétés actuelles s’effondre avec une rapidité croissante. Dépenser nos énergies pour en hâter la chute serait une perte de temps. Le nombre grandissant de faux «gourous» et d’aventuriers soi-disant spirituels appelle le développement de notre sens critique ainsi que celui de notre attention et l’ouverture à notre disponibilité spirituelle.

Outre le sens critique, comment reconnaître un interprète authentique de la voie abrupte?

La question est un piège. Il est difficile d’y répondre correctement, car seul un éveillé authentique peut en reconnaître un autre parce que sa vision n’est pas obscurcie par l’encombrement des résidus du passé. Il est vacant. Sa vision ne résulte pas de ses yeux, mais d’un regard intérieur mille fois plus précis que le regard de mille yeux physiques. La « vision » pénétrante se réalise spontanément par une sorte de toucher intérieur du cœur.

Néanmoins, le développement de la littérature consacrée à l’éveil a pris une ampleur telle, qu’il n’est pas impossible que des aventuriers acquièrent une parfaite connaissance des réponses à donner aux questions qui leur sont posées. Ils savent le comportement qu’il convient d’avoir pour donner l’impression d’authenticité. De tels contrefacteurs existent, mais, souvent, leurs erreurs les trahissent. Parmi les signes distinctifs d’un éveil authentique, il importe de citer le désintéressement psychologique total. Le seul aspect commun à tous les aventuriers se révèle dans l’attachement à l’argent et la recherche du succès. Mais ces diverses informations sont encore insuffisantes. Seul s’impose à nous la réalisation d’un éveil authentique par le dépassement de l’ego.

Voulez-vous nous parler un peu des instructeurs que vous avez eus et de leur influence immédiate dans votre vie et dans vos communications avec le grand public?

Tous m’ont beaucoup aidé, mais la plénitude de leur aide ne s’est matérialisée pleinement que plus tard. Des êtres exceptionnels, tels que Wei Wu Wei, Krishnamurti, Roger Godel, le vénérable D. T. Suzuki, Alexandra David Neel, ont passé de longs moments dans notre résidence de Tervuren située à la lisière de la forêt de Soignes, en Belgique. De fréquentes réunions et des entretiens privés inoubliables ont été organisés dans un climat de profondeur et de communion spirituelle. Alexandra David Neel, qui fut notre amie entre 1948 et 1969, nous a marqués par l’énergie exceptionnelle de sa puissance de rayonnement et la pénétration d’une vision holistique d’une vivacité impressionnante.

Tout récemment, les enseignements de Nisargadatta et de son successeur R. Balsekar ont joué un rôle fondamental dans mon cheminement vers l’éveil.

Les instructeurs avec lesquels j’ai vécu étaient sans exception parfaitement simples, décontractés, porteurs d’une présence d’amour et de bienveillance émanant de la source commune dont tout émane. Leur présence est une bénédiction qui fut une aide précieuse lors de mes tentatives de communication et de partage avec le public.

Vous êtes-vous à un moment intéressé aux enseignements chrétiens?

Mes études secondaires ont été faites dans un collège jésuite à une époque où une mutation spirituelle profonde me libéra de l’emprise de la pensée chrétienne. Ce n’est qu’ultérieurement, après le mûrissement de ma recherche spirituelle, que je m’intéressai aux écrits de Maître Eckhart, de Jean de la Croix et surtout de Teilhard de Chardin. Ma rencontre avec Kamal Joumblatt au Liban entre 1970 et 1975 me permit de prendre contact avec les patriarches de l’ésotérisme druze auxquels je fis diverses causeries aimablement traduites en arabe par Kamal Joumblatt.

J’ai eu le privilège d’écouter des fragments des paroles de Jésus énoncées originairement en araméen et rapportées dans la tradition orale secrète des druzes ésotériques. L’inspiration qui présidait aux paroles de Jésus est immensément différente des formes actuellement sclérosées du christianisme exotérique.

Votre œuvre donne l’impression que la clarté spirituelle est orientale et la précision scientifique occidentale, et que les deux se rejoignent. Est-ce une simple commodité de langage pour partager ce feu que vous voulez communiquer par vos livres et vos conférences?

Oui. La spiritualité orientale et les sciences occidentales se rejoignent et se fécondent mutuellement. Cette complémentarité mutuelle s’est surtout développée grâce aux progrès de la nouvelle physique, de la biologie systémique, de l’astrophysique, grâce aux travaux de David Bohm, de Rupert Sheldrake, de Firsoff, de Karl Pribam, interprété par Ken Wilber, Capra et leurs collaborateurs. Des dizaines d’autres auteurs mériteraient d’être cités, mais cette rubrique est limitée, faute de place. Ce courant est amplifié par les nombreux gnostiques pratiquant les formes pures du zen, du Ch’an, du taoïsme, de l’advaïta vedanta, du bouddhisme ainsi que par les sympathisants des enseignements de Krishnamurti, de Nisargadatta, de Ramana Maharshi. Ceux-ci permettent de découvrir certains aspects d’une sagesse chrétienne oubliée.

Quelle différence faites-vous entre le psychisme et le spirituel?

L’un et l’autre appartiennent à des dimensions et à des niveaux de conscience différents. Le psychisme englobe le vaste domaine des « champs » résiduels émis par les pensées, les émotions, les actes humains dès l’apparition des hominiens. Les phénomènes psychiques englobent les énergies utilisées dans la télépathie, les dédoublements, les expériences de prémonitions, l’hypnose, la concentration mentale, la télékinésie, les phénomènes de matérialisation, de suggestion, d’autosuggestion, de guérison, de voyance, etc. Ces phénomènes sont actuellement étudiés par les physiciens en laboratoire. Ils n’ont que peu de rapports avec la spiritualité.

Les énergies psychiques sont résiduelles et leur plus grande partie résulte des champs de mémoire. Ce domaine est mécanique. En revanche, le domaine spirituel est celui du Vivant, dégagé des noms, des formes, du temps. C’est le domaine de la spontanéité, de la créativité. Il est intemporel, non né, omniprésent, acausal, conscience pure sans nom ni forme, béatitude et intelligence pure, amour et lumière nouménale, non-séparabilité, mouvement totalement inconnu. Dans sa suprématie absolue, le domaine spirituel constitue le seul Sujet inconnaissable par la pensée, mais accessible aux éveillés illuminés par l’écoute de l’intelligence supramentale du cœur.

La pratique d’exercices physiques tels le yoga ou le taï chi est-elle une aide au cours d’un cheminement vers l’éveil?

La pratique du yoga et d’autres exercices tels que le taï chi est une aide importante. Elle active la circulation des énergies et calme le mental. Les instructeurs avec lesquels j’ai vécu pratiquaient le yoga ou les techniques d’expression corporelle. Celles-ci apportent la sérénité, la joie et la disponibilité aux énergies spirituelles les plus pures. Il n’y a pas de limite d’âge s’imposant à la pratique d’exercices physiques. Âgé de 83 ans vers 1993, j’ai pratiqué des exercices physiques de yoga accompagnés d’automassages intensifs et d’une stricte ascèse. Une métamorphose totale en a résulté.

Il n’est pas inutile de signaler que Krishnamurti pratiquait une heure de yoga par jour jusqu’à l’âge d’environ 90 ans, dans l’unique but d’assurer à son cerveau l’irrigation d’un sang riche en oxygène. Il n’accordait aucune attention au développement des pouvoirs psychiques recherchés par les ignorants prisonniers de leur ego.

Si vous vouliez que le lecteur ou l’auditeur ne retienne qu’une chose de vos livres ou de vos conférences, quelle serait-elle?

Que ses méditations le libèrent de l’emprise des mémoires, des mots ou des images et laissent la place entière au vécu de la plénitude de Lumière, de Conscience-Amour que nous n’avons tous jamais cessé d’Être.

Bibliographie

Robert Linssen est l’auteur d’une œuvre considérable dont les principaux titres sont:

Le Sens du Zen, Éd. Le Mail

Bouddhisme, Taoïsme et Zen, Le Courrier du livre

Spiritualité de la matière, Le Courrier du livre

La Méditation véritable, Le Courrier du livre

Au-delà du Mirage de l’Ego, Éd. A. L. T. E. S. S.

Robert Linssen a également publié deux livres au Québec, soit:

L’Univers, corps d’un seul vivant, Libre Expression

La Spiritualité quantique, Éd. de Mortagne

Il a également participé au collectif du « 100e anniversaire Krishnamurti et hommage à David Bohm », paru aux Éditions de Mortagne en 1996 sous le titre Krishnamurti et David Bohm au cœur de l’humain.