Martine et Henry Normand
Science, prescience et tradition

Le concept matériel ne peut être totalement abandonné. On entend dire trop souvent que l’on va rejeter la matérialité et la science pour s’occuper de spiritualité ! Comment pourrait-on supporter la spiritualité s’il n’y avait un corps physique pour en avoir la compréhension ? Rejeter une forme parce qu’on en perçoit les travers n’empêche pas cette forme d’exister. Il est plus important d’apporter la complémentarité, qui fait défaut à notre époque, entre la matérialité, la satisfaction intellectuelle et surtout un épanouissement du cœur. Mais un énoncé ne peut être qu’écouté, sa compréhension est l’affaire de chacun. Personne ne peut communiquer le goût du thé à qui n’en a jamais bu.

(Revue Le Lotus Bleu.  Août-Septembre 1982)

Le titre de cette conférence présente deux pôles apparemment contradictoires : science et tradition. Cependant, nous allons voir en quels points ceux-ci peuvent être complémentaires.

Tout ce qui relève de l’instinct, de l’intuition, de la sensation, de la perception ou de la prescience éveille chez le scientifique, par le caractère indéfinissable et non rigoureux de ces termes, de la méfiance si ce n’est de l’hostilité. Il nous faut pourtant constater que la formation d’une idée, si ce n’est son germe, puise sa source dans une mémoire passée, pour la projeter dans le futur en utilisant un aspect intuitif de sélection des possibilités qui ne peut être négligé. La prescience de l’application d’un principe n’a aucune preuve tangible ou matérielle pour l’étayer. C’est dans un second stade que celle-ci s’avère être exacte ou erronée. L’un des obstacles entre science et tradition vient de ce point particulier que l’on appellera prescience d’une façon générale.

La science se reconnaît à travers l’empirisme ou, si l’on préfère, à travers l’expérience. Elle essaie d’extraire une règle générale à partir d’un nombre jugé suffisant de répétitions d’un même événement. De ce fait, elle ne prend pas en considération la particularité individuelle qu’elle exclue par un énoncé d’ordre strict, qualifié de définition, et enferme ainsi tout aspect singulier dans une globalité. En examinant de plus près la base empirique, nous constatons que celle-ci est imparfaite, comme l’a énoncé Paul Langevin, toute expérience ne pouvant s’effectuer dans le même temps, le même espace et le même mouvement. Si nous prenons deux éprouvettes que nous remplissons d’eau dans les mêmes conditions et que nous plaçons côte à côte après les avoir bouchées hermétiquement, nous constaterons une modification sensible de leur composition dans les minutes qui suivent. Ceci indique bien que l’empirisme est non seulement relatif mais doit prendre en considération le cas d’espèce. La vaccination obligatoire est un exemple parmi d’autres de l’usage abusif d’un concept généralisé. Toute expérience a donc un aspect particulier lié aux temps, saisons ou autres facteurs comme le lieu, le climat, le mouvement, etc…

La tradition ne cherche pas l’aspect répétitif mais l’aspect qualitatif de tous les événements, non pas pour en tirer des règles d’ordre général, mais pour les lier à une totalité dans le but d’en obtenir une véritable connaissance tout en laissant jouer les différences. Ainsi les distinctions de temps, espace, mouvement sont-elles combinées avec celles de lumière, de chaleur et d’énergie, supportées par un point de fusion neutre. Cette cohésion rend alors toute liberté au jeu des différences. Il devient urgent de bien se rendre compte de ce que la science bride la pensée par sa définition empirique là où la tradition offre une vastitude qui englobe tous les plans de l’être. L’appréciation que peut porter l’homme à l’encontre de son environnement n’est pas seulement d’ordre physique et sensuel mais également d’ordre psychique et métaphysique. Ces deux derniers points du cœur et de l’esprit ne peuvent entrer dans le cadre de la science pour les mêmes raisons que celles citées précédemment à propos de la prescience. L’impossibilité de définir la pensée humaine ou l’impulsion du cœur humain rejette la tangibilité matérielle pour considérer un au-delà de l’analyse formelle.

L’aspect métaphysique a déjà été introduit dans la science par Freud qui a permis à celle-ci de pénétrer dans un monde jusqu’alors rejeté et que, pour simplifier, nous qualifierons d’ordre vibratoire ou affectif. A cette époque, il fallait pouvoir toucher par et avec les sens pour que soient crédibles les preuves accumulées ; le toucher étant, ici, considéré comme le sens résumant tous les autres : toucher des yeux, toucher par les sons, etc… Pour la première fois, avec Freud, la science ne touchait plus, elle arrivait, paradoxalement, dans le domaine réservé à la religion : le terme de psyché signifiant âme. La science de l’âme était celle des prêtres. Il faut voir là une faillite des religions pour laisser à la science leurs prérogatives. Nous entendons, par le terme de prêtre, l’aspect sacerdotal en général.

L’ordre religieux a abandonné son autorité de connaissance humaine pour la laisser à des personnes qui, en tant que chercheurs, n’ont, par définition, aucune certitude à proposer. Les bases envisagées étant placées sur le plan physique de la tangibilité, il devenait évident que cette autorité disparaîtrait avec la notion de métaphysique.

Mais ne jetons pas la pierre à ceux dont la réaction nous a fait sortir d’outrances insupportables ! Les religions, en Occident, étaient alors possessives et empêchaient toute connaissance approfondie. L’inquisition, les immolations de soi-disant sorciers, les cathares, les guerres qualifiées de saintes, le maintien des peuples dans l’ignorance de leurs propres textes, tout ceci concourut à la révolte scientifique. De nos jours, l’intolérance ignorante du monde religieux est encore visible. L’Irlande, le Liban ne sont que des taches très apparentes par rapport aux pressions et menaces quotidiennes pratiquées sur les adhérents à des formes religieuses ; le fond n’ayant aucun rapport avec ces pratiques.

Les failles de la science et de la religion nous amènent à nous poser, à nouveau, la même question : comment sortir de l’impasse ? Nous nous rendons compte que le confort, si chèrement acquis, est assis sur la perspective d’une bombe et que notre soif de vivre n’est comblée par aucune certitude. D’un côté, nous avons une lourde tête sans cœur et de l’autre, dans le meilleur des cas, un cœur sans tête. Au milieu de ces deux géants se trouve l’homme qui ne demande qu’à être heureux. Il n’y a qu’un remède à cela : un estomac bien rempli, une tête pleine et un cœur comblé. Si ces trois facteurs ne sont pas pourvus, c’est alors un constat d’échec pour notre civilisation.

Avant de poursuivre, faisons un retour en arrière, à l’époque où respiration et tradition se confondaient tant les deux fonctions étaient naturelles. La tradition répondait à l’aspiration d’un individu en lui fournissant un plan de stabilité sur lequel se baser. Il s’agissait de l’union du cœur et de l’esprit par une connaissance exacte des rapports entre l’être et ses possibilités. Cette connaissance obéissait aux lois de nature et s’exprimait sous la forme du symbolisme. Puis survint la séparation de l’Orient et de l’Occident par la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, véritable pont entre deux mondes alors difficiles à relier. Le fossé s’élargit au fil des siècles et, à force de cacher la connaissance aux autres pour mieux les dominer, la religion finit par la perdre pour s’enfoncer dans de stériles querelles d’école ou de politique. De nos jours, la confusion entre le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle ne peut être plus grande, il ne reste que lutte d’influence.

Cependant, la célèbre phrase « EX ORIENTE LVX » indique bien qu’il est une direction vers laquelle nos regards devraient se tourner, car l’histoire et le temps n’ont pas apporté la même puissance destructrice sur toutes les civilisations du globe. En Inde, par exemple, l’existence est si précaire que les plus anciennes valeurs ont encore cours dans la tradition. Le Japon a fait un bond spectaculaire dans la compréhension de la pensée occidentale, quand l’Occident, parallèlement, effleure à peine les résurgences des traditions millénaires. Si la lumière vient de l’Orient, ce n’est pas en raison d’un lieu déterminé mais bel et bien de l’endroit où se lève le soleil. La lumière des traditions peut se retrouver en tout lieu, à la seule condition de savoir la reconnaître. Certains, très rares, ont su la conserver, d’autres l’ont perdue. Nous devons voir dans la tradition orientale la fusion de deux civilisation, l’une aryenne venue du nord et l’autre dravidienne venue du sud, et dont l’influence s’est fait sentir sur toute l’Asie. La souche traditionnelle n’est par conséquent pas liée à un aspect géographique mais beaucoup plus à l’intelligence des principes universels.

« Yatha Butha Darshanain » : « Voir la Réalité telle Elle Est ». Ceci révèle bien l’Etat d’esprit que la tradition hindoue s’est efforcée de conserver. Il serait possible de parler d’ainsité. La réalité est le seul critère de connaissance valable qui englobe en totalité l’aspect tangible et les perceptions intangibles. Il y a en cela une perspective effrayante, mais il n’est pas une seule connaissance qui ne soit paisible et terrible en simultanéité. La réalité ou la vérité, une fois trouvée, n’a plus de sens car elle ne s’oppose plus à l’erreur. De ce fait, la recherche du vrai ne peut avoir de signification que dans son aboutissement qui est alors incommunicable. Ainsi, le Sage est l’homme de connaissance. Il ne faut pas le confondre avec le Saint qui est un homme d’obéissance. Le Sage a acquis une certitude qui le libère des inquiétudes communes. Einstein, qui regretta la diffusion de ses découvertes et leur impact, n’a rien d’un sage qui, par connaissance, aurait su se taire. La perception très précise de la double action paisible et terrible de toute connaissance a toujours été transmise traditionnellement. Le même atome sert à des fins médicales. Le même concept permet de s’approcher d’une naissance et d’une mort. Mais la notion de bien et de mal ou de paradis et d’enfer est une notion tout-à-fait superfétatoire, non relative et complètement utopique. La confusion entre les interactions et les états mène à tous les abus d’application auxquels la civilisation occidentale s’est trouvée confrontée. C’est encore une fois ne prendre en considération que le plan physique, alors que la nature elle-même est, fort heureusement, plus nuancée. Entre deux extrêmes se trouve nécessairement une relation, et ceci forme un tout dont il est possible de distinguer les parties mais pas de les séparer. Vouloir rejeter la partie hors du tout, dans un feu éternel, n’est qu’un moyen de pression utilisé contre la masse ignorante. L’Upanishad nous dit : « Du Tout ôtez le

Tout, le Tout demeure » ; à plus forte raison, comment du Tout peut-on exclure un fragment ? La justice imaginée par les hommes n’est heureusement pas celle de la nature.

Il y a une énorme différence entre croyance et certitude. Ici, nous touchons à ce qui distingue science et tradition. La science formule des hypothèses et la tradition aboutit à une affirmation. L’une marche à tâtons vers un indéfini, l’autre avance, peut-être avec hésitation, mais vers un aboutissement connu et certifié comme ultime. Tous les textes sacrés concourent à nous faire approcher de cette évidence difficile à conquérir. La difficulté vient de la nécessité de parcourir seul le chemin vers la réalisation. Les textes sont des guides sur la voie, mais l’individu ne peut voir qu’avec ses propres yeux. Les « Lois de Manou » montrent cet aspect en spécifiant : « L’homme naît seul, vit seul et meurt seul ; seule demeure la Loi ». Et là, la phrase : « Beaucoup d’appelés et peu d’élus », prend toute sa dimension. Il n’est pas question de quantité mais de qualité individuelle. Les religions qui dénombrent leurs membres afin d’en affirmer la suprématie font une grossière erreur qui frise à l’escroquerie. En tout état de cause, tant que l’essence n’est pas réalisée, les enseignements que contiennent les textes ou que préserve la tradition sont d’excellents instruments mais restent lettre morte. Une fois la réalisation obtenue, la lettre peut être vivante, mais les enseignements sont d’une telle évidence que les textes deviennent inutiles. Il va de soi que les diverses formes d’expression sont le reflet d’une même réalité. La question de la forme reste une question d’affinité personnelle, le fond ayant la même universalité. S’il en était autrement, ce ne serait ni une tradition ni une religion véritable mais une impossible quête. Idée qui n’est pas à rejeter mais qui, bien au contraire, reste à examiner. N’est-ce pas là, précisément, le but de la connaissance qui consiste à aller jusqu’au bout du concept pour l’amener à sa virtualité ? Tant qu’il ne s’agit que de potentialité, la quête reste un espoir dont la conquête est à faire. La conscience d’être sur la bonne voie demeure cependant. Il est toutefois nécessaire d’avoir une pierre de touche afin de ne pas s’aiguiller sur une voie de garage.

La science, lorsqu’elle examine un fragment de l’ordre universel, arrive à certains paradoxes. Ce qu’elle a énoncé un jour s’avère erroné le lendemain, et pourtant on avait obtenu des résultats. De toute évidence, la relation avec l’universalité devient nécessaire pour avoir une compréhension correcte. L’intuition de la possibilité d’un centre commun à toute conception, comme la goutte d’eau qui est de même nature que l’océan, se fait de plus en plus pressante, surtout en physique. Si on connaissait la particularité de la première expression dans laquelle on aurait le moyen de pénétrer, l’aspect empirique pourrait être dépassé. Ceci permettrait d’entrer dans une globalité de l’individu formant un tout physique, psychique et métaphysique qui éviterait de rester sur un quart des facultés de nos perceptions, en l’occurrence l’ordre physique. La prescience, entre la science qui réclame la tangibilité et la tradition qui demande de pénétrer le principe, est le jeu intermédiaire produit par une affinité du cœur vers un au-delà de l’apparence. Le mot généralisé de prescience est entendu dans son aspect étymologique et non pas dans son implication divinatoire qui n’a aucun rapport avec notre propos.

Le concept matériel ne peut être totalement abandonné. On entend dire trop souvent que l’on va rejeter la matérialité et la science pour s’occuper de spiritualité ! Comment pourrait-on supporter la spiritualité s’il n’y avait un corps physique pour en avoir la compréhension ? Rejeter une forme parce qu’on en perçoit les travers n’empêche pas cette forme d’exister. Il est plus important d’apporter la complémentarité, qui fait défaut à notre époque, entre la matérialité, la satisfaction intellectuelle et surtout un épanouissement du cœur. Mais un énoncé ne peut être qu’écouté, sa compréhension est l’affaire de chacun. Personne ne peut communiquer le goût du thé à qui n’en a jamais bu.

Certains physiciens disent être à la frontière de la métaphysique. Mais s’ils veulent rester crédibles, il reste évident que cette limite ne pourra être franchie tant que la science n’aura pas dépassé les bornes qu’elle s’est donnée. Cependant, nous voyons se développer des concepts de mécanique quantique ou ondulatoire qui ne sont vérifiables qu’avec l’aide d’instruments de plus en plus sophistiqués. Les analyses de particules n’ont plus de rapport avec les perceptions tangibles des sens. Le laboratoire devient indispensable pour obtenir des preuves physiques. Intellectuellement, ces conceptions sont parfaitement cohérentes. Il y a là un aspect presque ésotérique, amplifié par le vocabulaire utilisé. Souvent, un effet porte le nom de celui qui l’a découvert, ou encore des lettres conventionnelles sont utilisées pour suivre une idée, et le même mot n’a pas toujours la même signification dans deux disciplines différentes. Il devient nécessaire d’apprendre que le nom d’un personnage est lié à une découverte, qu’une lettre masque une fonction ou qu’un mot n’a qu’un rapport lointain avec son étymologie. En fait, il s’agit là d’un véritable symbolisme conventionnel : vitamine A, B12, P.P., etc… Sans étude préalable, ces représentations restent du charabia.

Comparons cet état de choses avec l’aspect traditionnel. Lui aussi utilise les symboles, mais il puise leurs significations dans les enseignements communiqués par la nature. La lune est, par exemple, le reflet du soleil ; en conséquence, elle est le miroir de la lumière dans l’obscurité et, par extension, elle représente la lumière de compréhension dans les ténèbres de l’ignorance… Cette méthode est la plus ancienne et la plus pure utilisation symbolique pour obtenir la fusion d’une série d’effets en une seule représentation, ce que ne saurait faire un long discours. Qui plus est, la multiplicité des implications précises des symboles traditionnels les fait se recouper tous entre eux et leur attribue des principes à l’infini. Ils ont donc un caractère universel qu’aucune définition ne saurait contenir. La lune peut être accompagnée d’une couleur, d’un son, d’un nombre, d’une forme (quartier de lune, pleine lune, etc…) et changer de signification au fur et à mesure des complémentarités qui lui sont apportées. L’Illumination du Bouddha eut lieu, disent les textes, lors de la pleine lune. Voilà qui préciserait, à la fois, l’idée d’Illumination et le sens du mot Bouddha qui signifie « éveillé ». Si l’on est prêt à se pencher sur une science qui s’exprime avec difficulté, pourquoi ne réapprendrait-on pas un très ancien vocabulaire dont le seul usage est destiné à l’épanouissement des êtres et qui s’exprime avec harmonie ? Il est certain que l’infinie possibilité des symboles traditionnels est gênante pour ceux qui aiment à séparer la partie du Tout. Donner une définition stricte et rigoureuse retire de son universalité à un principe, c’est pourquoi il est nécessaire de lui laisser son caractère illimité, à l’image des nombres. La science doit comprendre qu’elle se coupe de ses possibilités d’expression et de connaissance ; non qu’elle ne puisse faire autrement, mais par crainte de perdre une estime et un prestige tout-à-fait arbitraires.

Pénétrer à l’intérieur des textes ne peut se faire à la manière des orientalistes qui inventorient les idées avec des méthodes sèches. Il en va des idées comme des arts, les répertorier dans un musée comme objets de curiosité sans leur donner une consistance vivante revient à admirer les toits d’une vaste nécropole. L’intellectualisme, malheureusement, joue souvent le rôle du conservateur cryologiste en attente que quelque chaleur humaine vienne réchauffer les cadavres. La résurrection, en de tels cas, relève de l’impossible. Fort heureusement, les traditions ne sont pas éteintes et, grâce à elles, il est toujours possible de retourner à leur source. Mais disséquer celles-ci amène souvent à des interprétations tronquées, parfois même à des jugements qui ôtent toute possibilité de cohérence. Les castes de l’Inde, trop souvent condamnées, sont pourtant à la base de toutes les civilisations qui sont composées de prêtres, de militaires ou dirigeants, de marchands et d’ouvriers ! Nul ne peut nier cette évidence ; c’est cependant ce que fait celui qui juge hâtivement d’une tradition. Il en va de même pour ceux qui condamnent les symboles véritables parce que leur utilisation est soit oubliée, soit tronquée, soit bafouée. La spoliation et le pillage des symboles a conduit à des abus tels que la croix gammée, appelée également svastika, a été utilisée à des fins militaires, entre autres exemples… La représentation de ce symbole est devenue si trouble, en Occident, qu’elle a pris la signification de fascisme.

Pour étayer notre propos, prenons un texte bien, connu de nos pays : « Malheur à vous, docteurs de la Loi ! parce que vous avez enlevé la clef de la science ; vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et vous avez empêché d’entrer ceux qui le voulaient » (Luc 11-52). N’y a-t-il pas, dans cette phrase, une actualité surprenante ? Faute de « Clef », les textes, pas seulement chrétiens ou hébreux, demeurent fermés. Et que peut-être cette « Clef » si ce n’est être universelle ? Et comment représenter l’universalité si ce n’est à travers ses symboles ? Si nous n’avons pas d’introduction à la science, celle-ci reste incompréhensible. Si nous n’avons pas la « Clef » des symboles, les textes et les religions du monde demeurent hermétiques. On peut en percevoir des fragments, mais leur totalité nous échappe.

On se demande d’ailleurs comment, sans cette « Clef », la science peut encore tolérer la religion ? Peut-être en espère-t-elle obscurément l’extrême onction, face à la mort ou, peut-être, espère-t-elle que sa propre indigence la fera tomber dans l’oubli ? Mais il se trouve, historiquement, qu’aucune civilisation n’a été sans religion et que là où les ermites ont disparu, la civilisation était bien près d’en faire autant.

Puisque nous nous trouvons à la Société Théosophique, profitons-en pour préciser ce qui suit : si Freud a donné à la science une dimension supplémentaire, Madame Blavatsky, quant à elle, a apporté à l’Occident une réintroduction à l’Orient. La vague d’orientalisme qui s’ensuivit à l’époque, comme les abus, n’ont pas permis une évolution très nette. L’aspect Théos (Dieu) n’en demeure pas moins gênant, car nul ne pourra infirmer ou affirmer son existence ; cet aspect reste une question inutile qui ne trouvera jamais de réponse. Il nous faut cependant reconnaître que, grâce à des personnes comme Freud ou comme Madame Blavatsky, quelles que soient les erreurs passées, il nous est possible aujourd’hui d’aller plus avant. Nous pouvons nous approcher de Cela que promettent tous les textes sacrés et toutes les formes traditionnelles véritables, de Cela qui ne peut être nommé ! Cela avec quoi communiquent tous les symboles et une connaissance approfondie qui n’est qu’unicité de toute chose. Le terme univers prend alors toute sa signification : uni = un, versum = multiple : l’unité dans la multiplicité. L’un des travers des scientifiques est d’essayer de définir l’univers en milliards d’années-lumière ou toute autre mesure. C’est, à n’en pas douter, essayer de limiter la multiplicité et l’unité qui embrasse l’incommensurable. L’univers ne peut être défini, de la même façon que l’on ne peut arrêter les nombres. Nombres qui, eux-mêmes, sont supportés par un Zéro, conception traditionnelle qui ne fait aucun doute. Mais n’en va-t-il pas ainsi avec l’incolore qui supporte les couleurs, le silence qui qualifie les sons, la mort qui est l’aboutissement de l’existence ? Comment est-il donc possible, en regard de l’aspiration de l’individu, de donner un dieu et d’essayer de le définir ? Nous tomberons toujours dans l’infini et n’aurons jamais de réponse sur ce point particulier. Inversons le processus et, au lieu d’avoir un être imaginé comme dieu, retrouvons en nous-mêmes, au centre des choses, l’essence qui est de nature divine, reflet de l’univers. Le terme divin est employé ici dans son sens de beauté d’aspiration, pas en tant que manifestation. Divin dans son aspect principiel, identiquement aux dieux traditionnels pouvant être considérés comme des principes. Nous prendrons pour exemple Hermès ou Mercure : appelés messagers des dieux, ils représentent la transmission, l’interrelation entre l’aspiration des individus et les principes essentiels. C’est là une manière de s’exprimer, plus actuelle et plus compréhensible pour notre époque.

Vus sous cet aspect, les textes sacrés viennent à notre secours car ils sont un condensé de toutes les possibilités qui nous sont offertes en tant que moyen, en tant que voie, avec une assurance que la science ne peut fournir, celle d’un aboutissement, d’une réponse à la signification de l’existence passagère. Aboutissement qui ne saurait être ni décrit, ni défini. Il est indispensable de sentir, ici, la fracture entre science et tradition ou encore entre scepticisme et confiance. Un vide nécessaire à la cohésion des nombres et un vide nécessaire à la cohésion de l’existence. Et surtout, ne pas confondre vide et néant. Un grain de sable démontre l’impossibilité du néant ! N’oublions pas que le temps présent est vide de toute conscience immédiate et, cependant, il nous supporte dans un devenir constant qui n’a rien d’un néant. La religion dira : « Illusion du temps ! » et la science : « un coup de pied dans le derrière, est-ce une illusion du temps ? ». Il nous faut voir que ni l’un ni l’autre n’ont raison, les deux aspects étant nécessaires à notre compréhension qui n’a pas à prendre parti mais à regarder (universellement). De la même façon, la connaissance des textes passe par une confiance nécessaire en l’aspect qualitatif qu’ils renferment. La prescience d’une vérité intrinsèque sous-jacente, en tout texte sacré, est à la base de la quête. Le terme de sacré ne peut être utilisé que s’il renferme un aspect non profanable et évident. Cette confiance placée dans l’aboutissement indiqué par les textes ne retire en rien le sens de la distinction qui permet de discerner, sans y apporter de jugement, ce que voulaient dire nos ancêtres. Le jugement portant en lui une appréciation ou une condamnation, il provoque une rupture de l’objectivité qui ne contient pas le discernement. Il ne faut pas oublier qu’un texte, même s’il est dit être d’origine divine, est transcrit, alphabétiquement, dans une langue particulière avec un vocabulaire choisi par des hommes semblables à d’autres. Ce que ces hommes ont eu la possibilité de comprendre, nous pouvons également l’entendre, n’étant ni inférieurs ni supérieurs. Ce que les siècles ont accumulé en connaissance, n’ont en rien modifié l’intelligence. Si un microscope électronique amplifie la vue, il n’amplifie pas pour cela le potentiel intellectuel de son utilisateur. Quant à supposer que l’antique mode de penser est rétrograde, la nature des questions posées par les textes y apporte un démenti formel. La science continue à buter sur des questions telles que Vie, Amour et Mort, sans les résoudre. Et s’il y avait une raison à la vie comme semble l’indiquer l’étymologie du terme biologiste, il y a longtemps que ceux ceux-ci sauraient faire une simple pomme-de-terre, ce qui n’est pas le cas. Comprendre les constituantes vitales ne donne pas le « souffle de vie ».

Les textes qui ne prétendent pas expliquer la vie prétendent par-contre qu’il est possible d’en pénétrer l’essence et d’y fusionner avec une parfaite identité ; c’est le principe de l’Illumination. Mais sans Clef les textes restent hermétiquement fermés, ésotériques, mystérieux, en résumé entourés de termes qui masquent l’ignorance. Si le mystère est l’ombre de la connaissance, comment peut-on imaginer une ombre sans lumière ? Et si le mystère représente les ténèbres de la pensée, y a-t-il des nuits sans jours ? Non, définitivement, les textes nous laissent entrevoir une issue qui, même non affirmée, reste potentielle. Tant que la potentialité n’est pas devenue virtualité, il est anti-scientifique de rejeter les affirmations présentées comme nulles et non avenues. En la matière, une prise de position définitive peut devenir criminelle en retirant toute perspective de signification de l’existence.

Mais, s’il y a une Clef, que peut être ou, plutôt, que doit être la Clef ? Elle doit représenter la toute première forme d’expression possible en même temps que Cela qui est inexprimable. Expliquons-nous : toute forme, quelle que soit cette forme, est composée. A partir de quel moment se trouve la toute première composition ? En science, les grecs pensaient à l’insécable : l’atome, terme inapproprié pour la signification que l’on en donne de nos jours. Mais le problème demeure, on recherche le quark que l’on suppose être composé. Quant à l’insécable, si l’on considère le point Zéro, n’est-ce pas ce qu’entendaient nos ancêtres ? Nous sommes ici dans le domaine des suppositions, la Grèce antique étant morte. Il est indiscutable qu’à force de simplification, la science trouvera la Clef, la première composition, mais il faudra aller encore plus loin et en découvrir le support. Il n’est pas suffisant de connaître l’aspect matériel, encore faut-il répondre à la grande question qui se trouve derrière : celle de la vie. Décrire une pomme-de-terre ne la fait pas germer. Nous arrivons toujours à une limite que seuls les textes nous affirment pouvoir dépasser. L’homme peut comprendre la vie, par conséquent la mort, c’est-à-dire son point Zéro. La Vie, la Mort ou la Lumière ? Si nous n’étions pas tous appelés à nous décomposer, il n’y aurait aucune nécessité à ce que la tradition soit là. La tradition sert à apporter à l’individu un épanouissement que nulle autre forme ne pourrait traduire. La science nous apporte une compréhension d’ordre matériel, un bien-être, un confort. La tradition n’a son utilité que si elle nous procure le confort intellectuel et le confort du cœur. Et celui-ci ne vient que si la compréhension est totale et pleine. En science, ou beaucoup d’individus se torturent l’esprit, l’impasse provient de sa recherche de crédibilité à travers l’aspect empirique incomplet et insatisfaisant, car il ne prend pas en considération toutes les dimensions de l’homme.

Il y a beaucoup d’aspirations actuellement, beaucoup de sincérités qui cherchent un épanouissement. Mais cette sincérité est-elle suffisante si l’on se rend compte que l’on peut être, aussi, sincèrement stupide ? On peut poser une question du point de vue théosophique : quand on a étudié les textes pendant vingt, trente ou quarante ans, et que l’on se retrouve dans une impasse, pas plus heureux après qu’avant, il y a quelque chose de frustrant ! Il ne s’agit donc pas d’intellectualiser des énoncés mais bel et bien, avec la totalité de son être, de les pénétrer, d’aboutir à une certitude, à un épanouissement possible et promis. Si l’on observe certains termes tel celui de paradis, considéré en Occident comme un lieu promis, nous nous rendons compte que son étymologie vient de l’Inde avec le mot paradisha qui signifie, littéralement, au-delà des directions et implique la notion au-delà des limites, au-delà du carcan dans lequel notre compréhension est enfermée, pour aller au-delà (paradisha) des limites. Il en va de même du mot nirvâna, employé si souvent de façon impropre et qui prend le sens, en shastrique, d’au-delà du vent. Le but est alors clairement indiqué puisqu’il préconise de se diriger vers un au-delà du concept individuel séparé d’une totalité pour parvenir à découvrir en soi-même : La Totalité. La avec un L majuscule, car il ne peut y en avoir d’autre ! Il en va de même avec La Clef, il ne peut y en avoir qu’une seule ou alors elle ne serait pas la frontière, le passage, l’instrument qui ouvre ou qui ferme la porte de la Connaissance. Les textes nous parlent toujours d’un aspect caché, d’un voile, d’un masque, d’un mot prononçable, d’un secret, etc… S’ils prennent tous le soin d’en parler, c’est que ce voile a été levé, le masque arraché, et qu’ils existent bien dans le but de protéger un trésor incommensurable. Mais là s’arrête l’indication car, qui peut décrire ce que cache le tabernacle du cœur, le support de l’intelligence qui donne Vie, Amour et Lumière ? La perspective est donc bien l’au-delà des limites et non pas le rejet de la forme matérielle ou encore de se plonger dans une religion séparatrice qui condamne. Il nous est possible de rejeter les abus de la science, mais pas la science en elle-même. Il nous est possible de n’avoir aucune sympathie pour les abus de la tradition, mais pas la tradition en elle-même. Nous entrons dans la seule possibilité de rapprochement entre science et tradition, par le mot connaissance. Cette connaissance du sage qui n’a qu’un lointain rapport avec l’érudition ou la croyance. Mais le but de ce mot se trouve résumé dans la joie de savoir, dans l’élimination de la crainte que procure l’ignorance. Pour savoir, il est nécessaire de savoir, retirer le voile de l’illusion des sens, de l’ignorance. Il est important d’observer qu’à l’image des papillons qui viennent se brûler les ailes, attirés par la lumière du feu, les hommes émoussent leur joie de vie en se heurtant à la seule considération de leurs sens, à travers la matière. La vitre de verre transparente qui se trouve entre l’intérieur et l’extérieur fait que l’on s’y cogne trop souvent. A cet obstacle il y a une clef qui nous permet d’entrer ou de sortir à volonté.

Le problème actuel n’est pas de juger, de condamner, mais d’apporter une solution aux difficultés dans lesquelles nous sommes. Cette solution se trouve dans un dépassement, par le truchement de l’aspect métaphysique lié à l’aspect psychique, tout en prenant en considération l’aspect physique, afin d’en découvrir le centre universel. La science, actuellement, prend une petite partie de cette globalité universelle et tente de découvrir son centre à travers ce fragment. Nous avons, maintenant, la possibilité de partir du centre et, par la connaissance de cette goutte d’eau qui est de même nature que tout l’océan, d’aller vers la multiplicité, vers la périphérie, de comprendre et de se référer constamment à cette connaissance. Si les anciens l’ont cachée, c’est en raison des dangers qu’elle représente à travers l’aspect paisible et terrible dont nous parlions précédemment. Mais de nos jours, la science est capable de redécouvrir cette connaissance ultime, à force de simplification. En conséquence, il n’y a rien à perdre en la transmettant à nouveau, mais au contraire tout à gagner si elle est replacée dans le contexte de la sagesse et non dans celui des apprentis sorciers, autrement dit, sans en connaître les tenants et aboutissants. Il est préférable que la tradition reprenne ses prérogatives d’autorité spirituelle (non autoritaire) en opposition au pouvoir temporel, en ce sens que le pouvoir temporel doit pourvoir au bien-être physique des individus, et l’autorité spirituelle pourvoir au bien-être métaphysique, ces deux aspects combinés procurant nécessairement le bien-être psychique de chacun. Le bonheur des êtres ne peut s’acquérir que par l’autorité que procure une connaissance de l’ultime en toute chose. Un bonheur sans connaissance est inconcevable, et si les peuples n’avaient pas été maintenus dans l’ignorance pour être mieux dominés, il n’y aurait que complémentarité entre pouvoir et autorité alors que, de nos jours, nous constatons une grande confusion entre les deux termes. Les prêtres occidentaux s’occupent de politique et les politiciens se préoccupent de l’équilibre des êtres ! Les ministres des loisirs, de la joie de vivre, portent des titres que l’on pourrait imaginer lire dans des contes de fées, mais n’est-ce pas, là, traduire l’ennui dans lequel sombrent nos sociétés ?

Avant de conclure, nous précisons être redevables de cette connaissance de « La Clef » au Vénérable Aryadeva que quelques-uns d’entre vous ont rencontré à la société théosophique alors qu’il n’était pas encore ordonné et s’appelait, de son nom français, Paul Adam. C’est lui qui nous a permis de La comprendre. L’ayant retrouvée pour et par lui-même, il a tenu à ce qu’elle soit mise à la disposition de tous ceux qui, sincèrement, cherchent et souhaitent trouver. Il nous montre que la Connaissance ne peut être la propriété exclusive d’une nation ou d’un continent. Cela est si vrai qu’il réalisa « La Clef », seul à Versailles, en France et non en Inde où il était parti dans le but de réunir des confirmations recueillies dans les textes de la plus vieille tradition du monde encore vivante. Si les différentes religions sont représentatives de l’universalité, il est évident qu’elles se rejoignent en cela. Leur point commun est, de ce fait : « La Clef ». Quant aux formes d’expression traditionnelles, leurs abus, leurs mises en application, ceci relève de la loi périssable et perfectible des formes, mais pas du fond qui reste quant à l’intention, l’atteinte de la perfection au-delà de l’existence passagère. Qu’il soit entendu que le terme d’universel ne se définit pas dans l’utilisation gréco-latine que l’on a fait du mot catholique surtout si l’on y ajoute la contradiction romaine ! Encore une fois, il ne faut pas confondre forme et fond. Si l’on considère que la forme est prédominante, il nous faut alors rejeter toute idée d’universalité et ses implications. La science et la matière prévalent, le hasard remplace l’intelligence, les conditions et les effets n’ont plus de relation. Heureusement, il nous reste la question : « Du Tout ôtons le Tout, que reste-t-il ? » Les textes prétendent à la fusion, pas à la confusion et, si un illettré peut être un sage comme cela nous est montré à maintes reprises dans les traditions, il nous faut alors réviser complètement les données de notre civilisation. La religion, selon son étymologie, doit « relier » le visible à l’invisible, la science doit sortir de sa définition empirique pour lui substituer la notion de réalité connaissante, la politique doit avoir conscience de son rôle qui consiste à subvenir au bien-être physique des individus. Et, surtout, que la religion puisse pourvoir au bonheur des êtres et non représenter un « opium » qui endort les facultés de connaissance et de distinction !

L’instrument idéal est, nous l’avons compris, le symbole traditionnel qui n’a pas de frontière et dont la signification peut se retrouver n’importe où, à tout moment. C’est ce qui en fait la force mais aussi la fragilité. Il y a dans son contenu une très grande subtilité liée au faisceau de la diversité des circonstances qui viennent fusionner en un seul point. « Le cheveu qui sera compté » relève de ce principe de liaison universelle que l’on retrouve dans le brin d’herbe ou la graine de sésame. Le Symbole des symboles, Pierre de touche par excellence que remet à notre disposition le Vénérable Aryadeva, confirme cet enseignement de l’Inde qui affirme que la totalité de la Connaissance peut être inscrite sur l’ongle du petit doigt. Pour en avoir conscience, il est bon de se mettre à la portée de la puissance symbolique contenue à l’intérieur de tout ce qui tombe sous la coupe du mental, de manière à ce qu’au-delà de l’apparence nous puissions reconnaître Cela qui est notre propre essence. Autrement dit, renaître à Cela que nous possédons tous mais que nos attachements divers, ne serait-ce que le fait d’être sous la forme physique, nous empêchent de voir.

Et si le résumé de « La Connaissance » se traduit par « Vie, Amour, Mort OU Lumière », le OU reste un conditionnel à atteindre qui ne peut relever que de sa Connaissance.

Martine et Henry NORMAND