Marc de Smedt
Sur le silence, encore...

(Revue Le chant de la licorne. No 17. 1987) Ce matin j’ai compris que le son est matière. Qu’il soit une onde, je le savais, mais n’avais pas perçu la matérialité absolue de sa vibration. Cela c’est passé de manière toute simple. Taïsen Deshimaru, maître zen, avait l’habitude de dire que chaque journée connaissait ses […]

(Revue Le chant de la licorne. No 17. 1987)

Ce matin j’ai compris que le son est matière. Qu’il soit une onde, je le savais, mais n’avais pas perçu la matérialité absolue de sa vibration.

Cela c’est passé de manière toute simple. Taïsen Deshimaru, maître zen, avait l’habitude de dire que chaque journée connaissait ses satori.

Banalisant en cela le principe de l’illumination globale et définitive, et de tout éveil dans le style son et lumières, il nous répétait souvent, dans son zenglish rocailleux, et de sa voix formidable : « chaque jour on a des satoris ! Des petits satoris, des grands satoris… » et il mimait les mots : petit entre le pouce et l’index, grand de ses mains largement ouvertes sur le cosmos.

Il était difficile de ne pas voir où, avec sa simplicité profonde et coutumière, il voulait en venir. En effet, chacun de nous, chaque jour sur la voie, rencontre de petites et grandes prises de conscience. C’est dans la succession incessante de ces moments d’éveil que se révèle le sens de notre quête, que se forge notre être, celui que les sages du désert des premiers siècles appelaient l’homme intérieur en l’opposant au petit moi assoiffé de vaine gloire et d’éphémères jouissances diverses et banales.

Ce matin donc j’eus une forme de tout petit satori ; oui, je sais, le satori dont on parle ou qu’on essaie de saisir n’est déjà plus le satori, mais c’est un exemple. Un simple exemple : me trouvant sur la terrasse du premier étage de notre maison, je goûtais quelques instants d’une aube magnifique, face au Luberon se découpant dans le bleu d’un ciel purifié par le mistral. Et me frappa, au fil des sautes de vent, la présence d’un son, celui de l’eau d’un bassin coulant plus loin, régulière, et que le vent portait vers moi ou emportait loin de moi. Et me frappa encore ce fait que ce son intermittent était bien une matière pour aller et venir ainsi. Matière de particules dans l’espace d’un silence. C’est bête, mais cela ne m’était jamais venu à l’esprit.

Pourtant oui, tout est onde, et cette table sur laquelle j’écris, et le paysage par la baie vitrée, et ce corps qui vêt mon énergie, pense et reflète. Schémas patterns d’énergie… dont le son, cette turbulence énergétique plus ou moins mise en forme et harmonieuse suivant nos critères de sélection, fait partie et se détache dans le silence de notre écoute, si celle-ci est vraie, plénière.

J’ai assez dit dans mon ouvrage consacré à l’Éloge du silence [1] combien celui-ci était une donnée toute relative (puisque même notre oreille crée des sons…) et que l’on pouvait adjoindre à ce mot-valise tous les adjectifs imaginables, définissant ainsi couleurs, textures et atmosphères des événements. On lit, si on y est attentif plus de choses dans le silence de quelqu’un que dans son discours : vraie valeur d’entre les mondes, support de l’instinct et de l’intuition, on ne peut l’enfermer dans une définition ni le circonscrire. En fait, la notion de silence nous échappe toujours, tout en prenant des apparences multiformes ; en cela elle est comme cet absolu que nous portons en nous-mêmes : devant, dedans, autour.

En fait, le silence perçu s’ouvre et ouvre sur un réseau de canaux de communications par lesquels transitent des informations essentielles. On parle souvent de sixième sens : le silence intérieur est sa condition d’existence. Le dénominateur commun de toutes formes de perceptions dites extra, infra ou suprasensorielles.

J’aimerai donc partir d’une des histoires qui clos mon livre pour introduire les quelques réflexions qui vont suivre, notes sur le silence.

Deux moines zen, un jeune et un patriarche, se promènent sur un plateau désert.

Qu’est-ce que le silence ?

Le jeune nommé demande. « Maître, qu’est-ce que le secret, qu’est-ce que le silence ? ».

Le patriarche ne répond pas et continue la promenade.

Le plus jeune : Maître, maître, il y a paraît-il un secret, dans le zen, Bodhidharma ne parle-t-il pas d’un secret, de la pratique de la sagesse pure, dont la substance serait le silence et la vacuité ? Maître, je veux savoir, qu’est-ce que le secret, qu’est-ce que le silence ?

« Le patriarche reste muet et poursuit son chemin, suivi du jeune disciple qui répète : Maître, maître, qu’est-ce que le secret, qu’est-ce que le silence ? »

Ils parviennent en bordure d’une falaise. Un arbre surplombe le vide, presque à l’horizontale.

Le vieux moine ordonne à son jeune ami : « Marche en équilibre le long de cette branche.» Le jeune moine, avec prudence, avance au-dessus du vide. « Maintenant, dit le patriarche, arrête-toi, baisse-toi, mords très vite la branche entre tes dents et suspends-toi dans le vent comme un fruit vert que tu es ! Le jeune moine, très inquiet mais très discipliné, obéit à son maître, et bientôt il est pendu au-dessus du vide, retenu par ses seules mâchoires. « Maintenant, lui dit le maître, dis-moi, qu’est-ce que le secret, qu’est-ce que le silence ? »

Oui, qu’est-ce que ce silence qui nous questionne depuis l’origine du temps ? Dire que c’est la présence de Dieu est une réponse facile que nous allons compliquer un peu. Ainsi, Irénée de Lyon, évêque de IIe siècle de notre ère et grand pourfendeur des hérésies gnostiques, écrit dans sa réfutation des thèses valentiniennes relatives aux émissions des éons, à la passion de sagesse et à la semence [2] :

« … En appelant La première émission Pensée ou Silence et en disant que d’elle ont été émis à leur tour l’Intellect et la Vérité, ils s’égarent doublement. En effet, il est impossible de concevoir la pensée ou le silence de quelqu’un comme une entité à part, comme quelque chose qui serait émis au-dehors et aurait sa figure propre. S’ils disent que la Pensée n’a pas été émise au-dehors, mais qu’elle reste unie au Pro-Père, pourquoi alors la mettre en ligne de compte avec le reste des Éons qui, eux ne sont pas unis au Pro-père et, pour cette raison, ignorent sa grandeur ?

Mais admettons leur hypothèse. ..Si la Pensée est unie au Pro-Père, il est de toute nécessité que, de cette syzygie unie, ne faisait qu’un, soit fait une émission inséparable et unie, pour qu’il n’y ait pas dissemblance. Or, s’il en est ainsi, tout comme l’Abîme et le Silence ne font qu’un, de même l’Intellect et la Vérité ne feront qu’une seule et même chose, toujours adhérents l’un à l’autre, du fait que l’un ne peut se concevoir sans l’autre. De même que l’eau ne va pas sans l’humidité, ni le, feu sans la chaleur, ni la pierre sans la dureté car ces choses sont mutuellement unies et ne peuvent être séparées l’une de l’autre, mais coexistent toujours – de même faut-il que l’Abîme soit uni à la Pensée et, semblablement, l’Intellect à la vérité. A leur tour, le Logos et la Vie, émis par des Éons unis, doivent être unis et ne faire qu’un ».

Ce très beau texte peut fonder le propos qui nous mène : il y a une coexistence absolue du silence à notre univers, et la quête en celui-ci, quête toute intérieure mais menée sur cette voie « qui est sous nos pieds », selon le koan zen, est probablement la chose la plus importante à réaliser, non seulement dans le cadre d’une vie d’homme ou de femme, mais aussi pour la survie de l’humanité. Car personne ne peut contredire le fait que mental pacifié et silence redécouvert en soi ne deviennent pas, chaque heure un peu plus, les vraies gageures de notre époque. Aucune autre solution effective n’existe en dehors de celle-là qui est comme la condition sine qua non de la possibilité d’un changement de cap.

Raymond Abellio prétendait que le vrai conflit de cette fin de siècle serait entre hommes de connaissance et hommes de pouvoirs. C’est une façon comme une autre d’exprimer la lutte du bien et du mal, qui commence d’abord en nous-même, vraie et grande guerre sainte.

Mystère du monde futur

Isaac le Syrien, père du désert, disait que le silence est le mystère du monde futur, la parole étant l’organe du monde présent : vaste et magnifique programme; Marie-madeleine Davy sait sans cesse nous rappeler que le silence vécu est à la fois mystère et reconnaissance du mystère. Voie royale qui se situe au-delà de l’histoire, de la spéculation, du recours aux mythes, aux images, aux symboles. Seule voie conduisant à la réalité suprême car point de contact inéluctable, et incontournable, de toutes voies.

C’est aussi sur ce sommet de montagne en eux, cette caverne, matricielle car originelle, que les êtres humains peuvent se rencontrer, se retrouver, s’aimer : dans la plénitude de leur silence.

Oui, « le silence rend le moi fluide et dissout lentement l’égo » M. M. Davy [3], oui le silence nous permet de comprendre ce qui se passe derrière chaque personne, chaque masque, puis pour vivre le théâtre de l’existence.

Oui, il existe des techniques, des moyens habiles pour découvrir et apprendre le silence : yogas et zazen, prières et méditations y mènent.

Si l’on s’écoute, on se découvre bruits et déchirures, êtres en miettes, que le silence vécu dans le souffle maîtrisé, rassemble. Puis ce véhicule, le souffle conduit vers ce lieu dont nous parle maître Eckhart et qu’il nous est possible de trouver au bout de l’expir, dans cette océan de l’énergie cher à David Bohm et à la tradition chinoise et japonaise [4] où, « le fond de Dieu et le fond de l’âme sont le même fond » (Eckhart).

Êtres déchiquetés, c’est dans l’arrêt du geste et du bruit intérieur que nous pouvons retrouver cette présence dont nous nous rendons absents : dans la conscience du morcellement se crée le retour à l’unité perdue et sans cesse à retrouver.

Peut-être que l’une des plus belles définitions de la méditation se trouve dans cette formule lumineuse dans sa simplicité, que notre ami Jacques La Carrière m’écrivit en conclusion d’une lettre [5] :  » … (la méditation) peut nous rendre hypersensible au caché, à l’invisible, à l’inaudible. Multiplier nos sens et par là notre fraternité au monde. Bien méditer, c’est se sentir, à un certain moment (et si faible que soit la durée de ce sentiment), contemporain du grand silence qui précède notre naissance. »

Et, ajouterais-je :… qui suivra notre mort.

« La vie sort d’un trou pour rentrer dans un trou », dit un koan zen, aphorisme d’espérance car lorsqu’on pense à l’avant, à la richesse de ce qui nous précède et nous fait, comment ne pas être confiant en l’après, en l’au-delà du passage qui n’est qu’une transformation de plus. Tourbillon mutatoire et certes radical. Mais n’en vîmes-nous pas d’autres depuis le choc, galactique, du spermatozoïde et de l’ovule dont nous sommes issus ?

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1 éd. Albin Michel.

2 Contre les Hérésies 11,12,2.

3 L’homme intérieur et ses métamorphoses, édition de l’Épi.

4 Kikaï Landen, hara : lieu où se dévoile le chi, le ki. autre silence en oeuvre.

5 Qui introduisit le numéro 67 de la revue QUESTION DE, consacrée à la méditation, ses pièges, ses ouvertures.