Joël Robert
Sophia ou la Mère Divine

[…] on retrouve toujours un récit qui explique comment les choses ont commencé, com­ment elles continuent et les possibilités de salut qui s’offrent à l’homme. Quelle que soit la version, le mythe assure une fonction de restauration dans une situation de désordre et d’aliénation. C’est toujours Sophia (ou Bar­bèlô) qui est impliquée dans. l’aventure de la dégradation du monde et de sa régénération. Les événements sont liés à la chute de Sophia et à son retour au Père. Mais cette histoire est en même temps celle de tout gnostique : le monde le met dans une situation aliénante d’où il cherche à sortir ; or le salut est dans le retour à l’Un dont il pro­cède. Du Père transcendant, inengendré, émane un monde divin qui a nom Plérôme ou Royaume, suivant les écrits. Il est constitué d’un certain nombre d’entités, générale­ment appelées éons. Le Plérôme est complet en lui-même. Le dernier éon, Sophia (ou Barbèlô) est victime de son éloignement de la Source, ce qui l’entraîne hors du Plé­rôme où elle devient la Mère du démiurge…

(Revue Question De. No 53. Juillet-Août-Septembre 1983)

L’androgynie gnostique

Les siècles s’écoulent, mais le problème de l’humanité ne change pas — celui de la souffrance et de l’extinction de la souffrance.

NISARGADATTA

Par essence, la gnose est ésotérique, donc réservée à un petit nombre d’initiés. Elle a dès le début de l’ère chrétienne côtoyé le monde chrétien et le monde grec. Cependant elle ne pouvait, sous peine de se trahir, ni se christianiser, ni s’helléniser. Les difficultés qu’elle rencontra l’amenèrent à s’expliciter, c’est-à-dire à concevoir une explication de la création qui comportât une histoire de salut. Le mythe, simple au départ, va se développer et se compliquer jusqu’à devenir un foisonnement où les éléments secondaires masquent le dessein central.

Cependant, sous les variations que présentent les divers traités relatant le mythe, on retrouve toujours un récit qui explique comment les choses ont commencé, com­ment elles continuent et les possibilités de salut qui s’offrent à l’homme. Quelle que soit la version, le mythe assure une fonction de restauration dans une situation de désordre et d’aliénation. C’est toujours Sophia (ou Bar­bèlô) qui est impliquée dans. l’aventure de la dégradation du monde et de sa régénération. Les événements sont liés à la chute de Sophia et à son retour au Père. Mais cette histoire est en même temps celle de tout gnostique : le monde le met dans une situation aliénante d’où il cherche à sortir ; or le salut est dans le retour à l’Un dont il pro­cède. Du Père transcendant, inengendré, émane un monde divin qui a nom Plérôme ou Royaume, suivant les écrits. Il est constitué d’un certain nombre d’entités, générale­ment appelées éons. Le Plérôme est complet en lui-même. Le dernier éon, Sophia (ou Barbèlô) est victime de son éloignement de la Source, ce qui l’entraîne hors du Plé­rôme où elle devient la Mère du démiurge.

Celui-ci, dans plusieurs traités de Nag Hammadi, est assimilé au Dieu de l’Ancien Testament, à Yahvé, qui, selon le double récit de la Genèse, a créé le ciel et la terre. Le serpent, identifié au diable dans la Genèse, est, au contraire, le principe de la connaissance dans la gnose. En invitant Adam et Eve à se rendre compte par eux-mêmes de ce qui leur est offert, le serpent leur montre le chemin de la gnose et de la vie.

LES TROIS ORDRES

Pour l’intelligence du mythe, il est bon de rappeler que les écrits gnostiques envisagent trois types d’êtres ou trois ordres suivant leur aptitude à la connaissance : les hyliques, les psychiques et les pneumatiques. Cette dis­tinction n’est pas toujours explicite mais elle est toujours présente dans le processus d’accès à la gnose. Du reste, dans ses tribulations, Sophia parcourt toutes les étapes du conditionnement humain.

Au bas de l’échelle, on trouve les hyliques, hommes enfon­cés dans la matière. Ils ne se préoccupent pas d’où ils viennent ni où ils vont. Malgré les apparences, ils sont déjà morts : « Ceux qui sont morts ne vivent pas » (log. 11). Ils ont cependant leur utilité comme l’ensemble du monde manifesté dans l’économie générale du Père car ils servent, de même que les psychiques, à la réalisation des pneumatiques, en favorisant chez ceux-ci la prise de conscience du dualisme et la nostalgie d’aller au-delà.

Les psychiques ont reçu la foi qui leur permet de se dégager de la matière, et d’adhérer aux révélations du démiurge. Ils n’accèdent pas à la gnose et leur activité se situe sur le plan psychique ou mental. On les appelle les enfants de la Femelle, ou fils de la Femme. Cette appellation vaut aussi pour les pneumatiques tant qu’ils n’ont pas échappé au conditionnement du mental. Les prophètes de l’Ancien Testament sont qualifiés de psy­chiques. Ils peuvent atteindre un certain degré de perfec­tion. Ils ressemblent aux chrétiens croyants ; comme eux, ils méconnaissent la gnose. Créés par le démiurge, qui est de l’ordre psychique, ils ne peuvent transcender leur condition.

Les écrits gnostiques font état des prétentions des hommes psychiques à découvrir la vérité et même à en être les seuls détenteurs. On conçoit dès lors qu’ils aient combattu les gnostiques dont les vues étaient diamétra­lement opposées aux leurs.

Le destin des pneumatiques s’identifie à celui des gnos­tiques, c’est pourquoi il occupe la place centrale dans la plupart des écrits de Nag Hammadi.

L’ÉPOUSE DE L’HUMANITÉ

Jésus ramène les pneumatiques au Plérôme qui est leur demeure éternelle, après les avoir délivrés des liens de la matière. Cependant, ils ne peuvent rejoindre le Plé­rôme que s’ils ont renoncé à se laisser guider par leur mental personnel et accepté de lâcher prise. C’est ce renoncement qui a été demandé à Sophia. Elle a du reste été la première à bénéficier de la révélation du Père. Or, la révélation du Père, c’est le Fils. Sophia a connu le monde pour avoir épousé la condition humaine dans ce qu’elle a de plus humble et même de plus dégradant. Elle sait d’expérience que le mal est partout dans le monde de Yahvé, mais elle sait aussi pour l’avoir vécu, que le bien englobe finalement tout le monde créé. Et le pessi­misme éprouvé dans le monde sensible est compensé, et au-delà, par un optimisme total lors de son retour final. Au cours de son interminable descente « aux enfers », Sophia n’a pas perdu la vision de son être originel même si celle-ci est comme noyée dans les larmes. C’est bien, du reste, ce qui donne au drame de Sophia son ampleur et son frémissement que cette innocence première dont elle garde une nostalgie poignante au milieu de toutes ses turpitudes. Les gnostiques se sont plu à souligner les contrastes de l’entité féminine en montrant qu’elle est à la fois la plus honorée et la plus méprisée. Ils lui ont consacré des hymnes qui chantent cette alternance de malheur et de bonheur. Récitées en chœur par des groupes gnostiques, ces litanies devaient créer un climat éminemment propice à l’intériorisation.

LA BRONTÈ : L’AVENTURE PATHÉTIQUE DE SOPHIA

Dans un petit traité de Nag Hammadi, appelé la Brontè, Sophia nous apostrophe pour nous dire le réalisme de sa condition. Écoutons-la :

LE PÈRE-MÈRE, BARBETO, SOPHIA

Le Tonnerre, parfait Esprit
Je suis sortie de la Puissance
et je suis venue vers ceux qui pensent à moi
et on m’a trouvée parmi ceux qui me cherchent
Regardez-moi, vous qui pensez à moi
et vous, auditeurs, écoutez-moi
Vous qui me guettez, accueillez-moi chez vous
et ne me poursuivez pas de votre regard
Que votre voix ne me haïsse pas, ni votre ouïe
Ne m’ignorez en nul lieu ni à aucun moment
Soyez sur vos gardes
Ne m’ignorez pas
Car je suis la première et la dernière
Je suis l’honorée et la méprisée
Je suis la prostituée et la vénérable
Je suis l’épouse et la vierge
Je suis la mère et la fille
… Je suis la stérile et la femme aux nombreux fils
Je suis la femme aux nombreuses noces
… Mon mari est celui qui m’a engendrée
… Pourquoi, vous qui me haïssez, m’aimez-vous ?
et pourquoi haïssez-vous ceux qui m’aiment
Car je suis la connaissance et l’ignorance
Je suis le respect et l’impudence
Je suis la force et je suis la timidité
Je suis la guerre et la paix
Ne vous exaltez pas à mon sujet,
alors que je suis rejetée à terre
Ne me regardez pas non plus
quand je suis sur le tas d’ordures
Ne me laissez pas alors que je suis repoussée
et vous me trouverez dans le Royaume
… Je suis miséricordieuse et je suis cruelle
Attention !
Ne me haïssez pas dans ma soumission
et ma toute-puissance,
aimez-les dans ma faiblesse
Ne vous relâchez pas vis-à-vis de moi
et n’ayez pas peur de ma force
Car pourquoi auriez-vous du mépris pour ma timidité
et de la réprobation pour mes bravades ?
Je suis présente dans toutes les terreurs
et je suis ferme dans le tremblement
… Je suis la sagesse des Grecs
et la gnose des Barbares
… Je suis celle que l’on hait en tout lieu
et celle que l’on aime en tout lieu
Je suis celle qu’on appelle la Vie
et que vous appelez la Mort
Je suis celle que vous avez poursuivie
et je suis celle que vous avez saisie
Je suis celle que vous avez dispersée
et vous m’avez rassemblée
… Je suis ce à quoi vous avez pensé
et vous m’avez méprisée
Je suis celle devant laquelle vous avez été confus
et vous avez été impudents devant moi
Je suis celle qui méprise le festival
et je suis celle aux nombreux festivals
Moi, je suis impie
et je suis celle dont le Dieu est puissant
Je suis ce dont vous vous êtes cachés
et vous m’êtes manifestés
… Incriminez mes membres entre vous et élancez-vous en moi
Bâtissez les grandes choses avec les petites à savoir la première création
… Dirigez vos aspirations sur la prime enfance
et ne la haïssez pas parce qu’elle est faible et petite
… Je suis la paix et l’auteur de la guerre
Ceux qui sont issus du commerce avec moi sont ignorants de moi
et ceux qui sont de mon essence sont ceux qui me connaissent
… Je suis l’union et la dissolution
Je suis le repos et je suis le départ
Je suis la descente et c’est vers moi que l’on remontera
Je suis le jugement et l’acquittement
… Soyez sur eux victorieux
Jugez-les avant qu’ils ne vous jugent
parce que vous êtes juge et partie
S’ils vous condamnent, qui vous acquittera ?
Ou bien, s’ils vous acquittent, qui pourra vous arrêter ?
Votre intérieur en effet est votre extérieur
et celui qui a formé votre extérieur
a marqué de son empreinte votre intérieur
et ce que vous voyez à l’extérieur de vous,
vous le voyez à l’intérieur de vous
Il est visible et c’est votre voile
Écoutez-moi, auditeurs,
et recevez la sagesse de mes discours
vous qui me connaissez
Je suis l’audition accessible en toute chose
Je suis le discours qu’on ne peut capter
Je suis le nom de la voix
et la voix du nom
… Je suis sans péché
et la racine du péché vient de moi
…Multiples sont les formes séduisantes
qui émanent de nombreux péchés
et du manque de retenue
et des passions déshonorantes,
des plaisirs fugitifs qui hantent
jusqu’à ce qu’on soit sobre
et qu’on monte au lieu du repos
Et là on me trouvera
et on vivra
et on ne connaîtra plus la mort.

LE PSYCHIQUE ET L’HYLIQUE : DES CRÉATURES DU DEMIURGE VOUÉES À LA SOUFFRANCE ET À LA MORT

L’histoire de Sophia est en quelque sorte celle du gnos­tique, ou du pneumatique. Elle n’est que très partielle­ment celle du psychique et encore moins celle de l’hyli­que, car l’aventure de ces derniers est incomplète. Tandis que le pneumatique, comme Sophia, vient du Père et y retourne, le psychique et l’hylique sont des créatures du démiurge vouées à la souffrance et à la mort.

Cependant le gnostique, à l’exemple de Sophia, n’échappe pas au conditionnement humain. Le rôle de Sophia est justement de lui faire connaître le chemin qu’elle a par­couru. Elle peut parler de dégagement car elle a connu l’engagement. Sa nostalgie au milieu des pires turpitudes est celle du gnostique qui vit le malheur d’être au monde. Ainsi la fonction du mythe, dont le but est de restaurer l’unité originelle, est-elle celle du témoin qui maintient, au milieu des pires tribulations, le souvenir de l’origine. Dans les diverses variations du mythe gnostique, la créa­tion est toujours liée à l’entité féminine. L’Absolu est androgyne à la source, mais le principe créateur est à la fois Père, Mère et Fils. Ainsi, dès le départ, la divinité gnostique se trouve en opposition avec le Dieu de la Genèse, lequel est exclusivement mâle. Du reste, dans l’important traité de Nag Hammadi, l’Apocryphon de Jean, c’est Barbèlô qui dans un moment d’égarement enfante, à l’insu de son conjoint, le Dieu jaloux sous le nom d’Ialtabaôth. Le texte précise que c’est un être mau­vais et dangereux. Et, tandis qu’il entreprend de créer le monde, Sophia constate avec stupeur, l’œuvre ténébreuse qu’elle a engendrée. Ses pleurs abondants touchent son conjoint qui s’empresse vers elle pour redresser son manque.

LA PROTENNOIA TRIMORPHE : LES TROIS ASPECTS DE BARBELO

Mais l’homme psychique se répand, pendant que, à l’insu de Ialtabaôth, des créateurs pneumatiques se mêlent à la race adamique.

Un autre traité de Nag Hammadi, La Prôtennoia Tri-morphe, affirme les trois aspects de Barbèlô : Elle est d’abord la Pensée du Père ; elle est ensuite la Mère ou la Voix ; elle est enfin le Fils ou le Verbe. Il s’agit donc de la trinité : Père-Mère-Fils. Et la Prôtennoia va s’exprimer en tant que Pensée du Père, en tant que Mère ou Voix et en tant que Fils ou Verbe :

On m’appelle de trois noms, étant seule parfaite.
… Je suis la Pensée du Père
… de celui qui fut le premier à produire la lumière
… Je suis l’image de l’Esprit invisible
et c’est de moi que le Tout a reçu image.
… Je suis descendue au fond de leur langage
et j’ai dit mes secrets à ceux qui sont les miens,
un mystère caché.
… Je suis la Voix qui s’est manifestée de ma pensée
… On m’appelle la voix qui ne change pas.
… Je suis la Mère et la voix, parlant de beaucoup de manières,
accomplissant le Tout,
la connaissance étant en moi,
la connaissance de ceux qui n’ont pas de fin
C’est moi qui parle en toute créature.
C’est moi qui donne le son de la voix aux oreilles
de ceux qui m’ont connue,
c’est-à-dire les Fils de la Lumière
… Et parmi les fils des hommes,
je me suis manifesté dans leur forme
en tant qu’un fils de l’homme,
moi qui suis père de chacun.
… et je leur ai enseigné les décrets ineffables.

LA PLACE PRÉÉMINENTE DE LA MÈRE DIVINE DANS LA COSMOLOGIE GNOSTIQUE

Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cette étude succincte, entreprendre une interprétation de ces citations. Cependant, un constat s’impose dès présent, c’est la place prééminente que tient la Mère divine dans la cosmologie gnostique. Cette priorité, nous la trouvons au départ de l’aventure gnostique donné par Jésus :

« Ma mère m’a enfanté,
mais ma Mère véritable m’a donné la vie (log. 101)

Dans Les Trois Stèles de Seth, autre écrit de Nag Hammadi, nous retrouvons la trinité : le Père ou l’Inengendré, Barbèlô, vierge mâle, et le Nous ou Esprit.

L’Inengendré s’est révélé par bonté pour nous révéler à notre identité véritable. Il est proféré par la voix de Barbèlô et glorifié par le Nous. Barbèlô est le premier Éon, la gloire primordiale du Père invisible :

Tu es la monade élue,
la première apparence du Père saint,
lumière de lumière.
… Tu t’es multipliée
et tu as eu d’abord cette expérience :
tu t’es retrouvée une.
… Tu es le monde de la connaissance
… Tu es la sagesse de la gnose ;
tu es la vérité.
Grâce à toi est la vie ;
de toi provient la vie.
Grâce à toi le Nous ;
de toi provient le Nous
… Toi seule, vois d’un regard pur… les inengendrés,
mais aussi les premières divisions.
Rassemble-nous, comme tu as été rassemblée.
Barbèlô, avec sa face lumineuse et sa face d’ombre, a
pour fonction de faire passer le gnostique de l’obscurité
à la lumière. Celui-ci sollicité l’écoute, mais c’est elle,
Barbèlô, qui fait naître dans le cœur du gnostique la
nostalgie de la perfection originelle.
Écoute-nous d’abord :
nous sommes éternels.
Écoute-nous comme étant chacun parfait.
Tu es l’Éon des éons,
le tout-parfait qui s’est rassemblé.
Écoute ! Écoute ! Sauve ! Sauve !

Barbèlô est l’image la plus parfaite du Père. Elle apparaît dans l’espace-temps du gnostique comme témoin immobile du Père, comme lumière du Père et en même temps comme image du manifesté qui retourne à sa source lumineuse. Elle « rassemble » le gnostique comme elle s’est rassemblée. Le Nous glorifie le Père dans sa création :

… Ta gnose est notre salut à tous.
… Tu es un ; tu es l’esprit unique vivant.
Comment t’appellerons-nous ?
Il ne nous appartient pas de le dire,
car tu es l’essence à tous ;
tu es la vie à tous ;
tu es le Nous de tous.
Tous sont dans l’allégresse à cause de toi…

UNE VISION « ENGLOBANTE »

Pour donner un aperçu général – qui est plus un survol qu’un compte rendu – du rôle de Sophia ou Barbèlô, dans les écrits de Nag Hammadi, il nous faut encore interroger deux Traités de Nag Hammadi : Le Tractatus Tripartitus et L’Écrit sans Titre (seul traité ainsi dé­nommé).

Ces deux écrits ont un caractère didactique ; ils consti­tuent chacun une cosmogonie complète dont Sophia est le centre.

Le Tractatus Tripartitus commence par la description de l’essence du Père, l’Être Suprême, l’Inengendré. L’ap­proche emprunte la voie négative car il vaut mieux dire ce que Dieu n’est pas que ce qu’il est. Il est sans commencement, sans fin, inaccessible, insaisissable, im­pénétrable, ineffable, etc.

Le traité parle ensuite de Sophia ; dans sa chute, elle incarne la prétention des hommes à pénétrer le mystère du Père transcendant. La chute de Sophia entre dans « l’économie » du plan divin ; sans elle, le monde ne serait pas créé ; l’histoire n’existerait pas ni l’aventure du salut. Mue par ses « passions », Sophia veut faire sans conjoint ce qu’a fait l’Être suprême androgyne. Aussi met-elle au monde un avorton, le démiurge, qui est au plan psychique la réplique du Père pneumatique. Seulement le démiurge méconnaît l’ordre pneumatique — ce qui est en bas ne peut connaître ce qui est en haut. Il se croit seul Dieu et dit : « Je suis seul Dieu et il n’y a pas d’autre Dieu en dehors de moi. » Ces paroles se révèlent être celles du Dieu de Moïse que les gnostiques considéraient comme un être psychique, ce qui ressort du reste de l’aventure de Sophia.

LE MYTHE DE SOPHIA ACCESSIBLE A TOUS

La « descente » de Sophia a produit la race psychique et la race hylique ; sa « remontée » va permettre le déploiement des pneumatiques dont Sophia reste le prototype ; comme elle, ils sont tombés dans le monde maté­riel ; comme elle, ils en subissent les conditionnements jusqu’à perdre conscience du monde supérieur. Et Sophia a besoin comme les pneumatiques du Fils pour le retour au Père. Le Fils étant identique au Père est sa révélation et le garant du retour au Père à la fois de Sophia et de ceux qui sont de sa race.

Pour être compris de Sophia et des pneumatiques, il porte comme eux l’élément psychique. À l’exemple du Maître, ils abandonnent leur « psyché » au moment de leur libération, laquelle peut survenir avant la mort phy­sique. Quant aux deux autres catégories, chacune obtient sa destination finale selon son centre d’intérêt : la première, celle des hyliques, va à la perdition, la deuxième, celle des psychiques, a un destin variable suivant le choix de chacun. Certes, ils n’arrivent pas au Plérôme, le Royaume des pneumatiques, mais leur lieu de repos est dans l’« Intermédiaire ».

L’avantage du mythe de Sophia est de pouvoir être compris par chacun suivant son niveau de conscience. L’hylique y voit un conte parmi d’autres dans lequel il ne se sent pas impliqué. Le psychique se sent concerné par le mythe, mais il en limite la portée à sa propre histoire temporelle. Évidemment, même tronqué, le mythe peut avoir une valeur thérapeutique en ce sens qu’il met l’homme en présence des difficultés fondamentales de l’existence. Le contexte religieux et social habituel veut minimiser et si possible gommer le côté sombre de l’homme. Ses pulsions, ses passions, ses débordements. On a pour ainsi dire effacé le côté ombre du héros et du saint qu’on nous propose et on nous l’a rendu inacces­sible. Rien de tel avec Sophia : elle s’éloigne du Père, et, sans conjoint, met au monde un bâtard qui est à l’origine de la race adamique ou psychique. Elle connaît les bas-fonds humains, les repentirs, les pleurs, les aspi­rations, tout en gardant au fond d’elle-même la nostalgie de l’unité originelle.

L’être qui cherche son autonomie peut se projeter de plein gré dans cette pâte humaine même s’il n’en perçoit pas tout d’abord le ferment extraordinaire. Le mythe judéo-chrétien qui a banni la femme fait pauvre figure à côté de celui de Sophia même si on ne retient de ce dernier que sa dimension psychique.

PARCE QU’ELLE A VÉCU LES ÉPREUVES DU GNOSTIQUE DANS SA « DESCENTE » ET DANS SON « RETOUR » SOPHIA DEVIENT SON TÉMOIN, SA VOIX, SA VISION…

Pour le pneumatique, dont le destin correspond à celui de Sophia, le mythe prend sa source dans la profondeur insondable du Père ; il s’inscrit profondément dans la condition humaine tout en laissant percevoir une nostal­gie indéracinable des origines. Le gnostique est au monde sans être du monde. L’aventure de Sophia est la propre aventure intérieure du pneumatique. Celui-ci apprend par Jésus, qui est l’égal du Père, le chemin du retour à l’Un, chemin qui, comme celui de Sophia, est au-dedans du gnostique : « Le Royaume, il est le dedans et il est le dehors de vous » (log. 3). On peut dès lors se poser la question : Si Jésus est le garant du retour au Père, à quoi sert le mythe ? Il est bien évident que Jésus, dans ses paroles, se propose de conduire le disciple au but par la voie la plus directe qui soit, celle de la participa­tion qui mène, non à la similitude, mais à l’identité : on se connaît, on se reconnaît comme étant le même. Dans le mythe, l’intériorisation est plus progressive ; elle peut même ne pas avoir lieu comme c’est le cas chez l‘hylique et le psychique car l’histoire se « tient » en elle-même et peut même jouer un rôle de distraction. Mais, à celui qui s’interroge sur son destin, elle répond : Sophia a connu les épreuves que connaît le gnostique dans sa « descente » et dans son « retour ». Elle devient dès lors son témoin, sa voix, sa vision.

Comme le dit L’Écrit sans Titre, « l’éon Sophia n’a pas d’ombre en son sein, parce que la lumière illimitée est partout en elle. Mais son côté externe est une ombre ; on l’a appelée ténèbre à cause de cela ».

Le gnostique met l’accent sur la lumière car la lumière est sa propre essence, et, peu à peu, la lumière absorbe l’ombre.

Le psychique et l’hylique s’appesantissent sur les ombres, alors « le chaos n’a pas de limite », comme le dit encore L’Écrit sans Titre. Du reste, la suite du récit montre bien que l’histoire peut être indéfiniment grossie d’éléments nouveaux, au point de faire oublier l’essentiel de l’enseignement du mythe. Ce phénomène d’entropie affecte du reste la plupart des mythes gnostiques. Aussi est-il bon de pouvoir aujourd’hui « boire à la source bouillonnante » que représente l’Évangile selon Thomas, lequel a été caché et donc préservé presqu’aussitôt que divulgué !

L’ANDROGYNIE GNOSTIQUE

La divinité suprême réunit en elle à la fois les éléments mâles et les éléments femelles ; on dit qu’elle est andro­gyne, cependant, le Principe masculin et le Principe féminin nous sont souvent présentés comme dissociés et l’une des principales caractéristiques de la gnose éternelle est la place donnée à la déesse dans le couple divin. Celle-ci est aussi appelée la Mère divine ; elle exprime la force vitale universelle qui se manifeste et elle est la conscience de la manifestation. La terre et la mer en tant que récep­tacle et matrice de la vie lui sont rattachées.

Le Principe masculin est symbolisé par le ciel. Il est une image de la transcendance ordonnée, sage et juste. Sa grandeur se traduit par un sentiment d’absence qui effraie et attire en même temps. Il est celui qu’on veut être en supprimant la distance et la différence alors que la Mère divine est investie de privilèges exceptionnels pour faciliter l’identification au Père. On sait, par exem­ple, que le culte et les rites de la fécondité liés aux manifestations sexuelles étaient réservés à la Grande Déesse. Ces constantes nous les retrouvons avec des variantes dans toutes les grandes traditions excepté dans le judaïsme, religion exclusive du Dieu mâle.

On a tantôt reproché aux gnostiques de se laisser aller à une sexualité débridée et à des pratiques perverses, tantôt parlé de leur aversion de la chair et de leur propension à une ascèse coupée de la vie. L’étude des Manus­crits de Nag Hammadi permet une vue plus objective et plus nuancée de l’attitude des gnostiques envers la femme, souvent assimilée, dans le judaïsme et dans le christianisme, au démon tentateur.

Les écris gnostiques témoignent du souci de transcender la vision d’un univers scindé en deux entités contraires : Lumières et Ténèbres, Bien et Mal, Esprit et Chair. L’essence de l’univers est, pour le gnostique, au-delà du dualisme, et la gnose se propose de le conduire là où les entités ne sont plus contraires.

La gnose, en invitant l’homme à répondre à la question « Qui suis-je ? » lui demande d’approfondir par l’inté­riorisation sa condition. Il s’agit donc pour lui de se dépouiller de ses vêtements psychiques, organiques, sociaux et historiques. Deux voies s’offrent à lui au dé­part : celle de l’ascèse qui permet de prendre ses dis­tances avec le monde pour mieux se défaire de ses habitudes et de sa torpeur aliénantes, ou celle qui con­siste à se libérer des interdits moraux à commencer par les interdits sexuels, en les bravant et en poussant l’expérience jusqu’à la débauche et la perversion. Ascèse et licence ont finalement le même but : dépouiller l’homme de ses conditionnements afin de l’amener à découvrir sa vraie nature.

LA FEMME DANS LES ÉCRITS GNOSTIQUES

Des critiques contemporains ont cru déceler dans l’Évangile selon Thomas une certaine phobie de la chair dirigée particulièrement contre la femme. Or nous avons vu que tout l’enseignement de cet Évangile est une invitation à faire le deux Un, autrement dit, à retrouver l’androgynie primordiale. Nulle part, on y trouve cette faute originelle héritée d’Adam et Eve, qui dans le christianisme, obère chaque enfant venant au monde. Au contraire, Jésus nous convie à plusieurs reprises à prendre exemple sur les tout petits enfants ; c’est l’homme âgé qui ne doit pas hésiter à interroger le tout petit au sujet du lieu de la vie (log. 4) ; ce sont les petits qui tètent et qui sont sem­blables à ceux qui vont dans le royaume (log. 22) ; ce sont les disciples qui, pour voir celui qui est Vivant sont invités à se dépouiller de leurs vêtements et à les fouler aux pieds comme les tout petits enfants (log. 37) ; c’est celui qui se fait petit à qui Jésus promet le Royaume (log. 46), etc.

Loin d’être un objet de mépris ou même de suspicion, la chair est magnifiée comme étant la merveille des mer­veilles parce qu’elle est l’occasion de l’Esprit (log. 29). Jésus reprend Pierre qui tient des propos misogynes contre Mariam et associe celle-ci à son œuvre de salut (log. 114). Mais c’est surtout Salomé qui est l’objet des faveurs de Jésus parce qu’elle comprend d’emblée son enseignement ; au cours de leurs échanges le Maître lui dit : « Quand le disciple est désert, il sera rempli de lumière » (log. 61).

Jésus rétablit magistralement le rôle et la fonction de la Mère divine. Il ne peut accepter comme disciple que celui qui aime à la fois le Père et la Mère car, précise-t-il, « ma mère m’a enfanté mais ma véritable Mère m’a donné la Vie » (log. 101). Il rappelle à l’homme qui veut découvrir le Royaume qu’il doit développer sa composante féminine et à la femme qu’elle doit cultiver sa compo­sante masculine, signifiant par ses paroles que l’unification du masculin et du féminin ne se fait pas seulement par la fusion des partenaires dans le couple mais s’éta­blit à l’intérieur d’un même individu par l’harmonisation du masculin et du féminin (log. 22).

Cependant, pour accepter en soi sa propre complémentarité, il ne faut pas la bannir à l’extérieur. L’entourage féminin de Jésus : Marthe, Marie, Salomé, la Samari­taine…, nous montre que le Maître n’a pas été victime des préventions de son temps et de son milieu contre la femme.

Dans l’Évangile selon Marie, écrit gnostique de Nag Ham­madi, c’est Pierre qui, comme dans l’Évangile selon Tho­mas s’en prend à Marie. Jésus prend congé de ses dis­ciples après leur avoir rappelé l’essentiel de son ensei­gnement : « Veillez à ce que personne ne vous égare en disant : Voyez par ici, voyez par là. Car le Fils de l’homme est en vous. » Marie est avec les disciples et c’est même elle qui les réconforte. Pierre lui dit : « Ma sœur, nous savons que le Sauveur t’aimait plus que les autres femmes, lis-nous les paroles dont tu te souviens. » Son insistance fait pleurer Marie, ce qui motive l’intervention de Lévi : « Pierre, tu as toujours été irascible. Et voici que je te vois contredire cette femme comme si tu étais de ses ennemis. Mais, si le Seigneur l’a rendue digne de ses confidences, qui donc es-tu pour la rejeter ? » Il est certain que le Seigneur la connaît bien. C’est pourquoi il l’a aimée plus que nous-mêmes. Nous devrions plutôt avoir honte et nous efforcer à la perfection, nous séparer comme il l’a ordonné et prêcher l’Évangile sans imposer de règle au-delà de son enseignement ?

RELATIONS PRIVILÉGIÉES

Mais, de tous les écrits gnostiques, c’est sans doute l’Évangile selon Philippe qui est le plus révélateur des relations privilégiées de Jésus avec Marie : « Le Seigneur aimait Marie plus que tous les disciples et l’embrassait souvent sur la bouche » (63, 35). Dans cet écrit, le drame du gnostique y est évoqué comme étant celui de la séparation : « Si la femme ne s’était pas séparée de l’homme, elle ne serait pas morte avec l’homme. Sa sépa­ration a été à l’origine de la mort. C’est pourquoi le Christ est venu corriger à nouveau la séparation. Or la femme s’unit dans la chambre nuptiale et ceux qui sont unis dans la chambre nuptiale ne se sépareront plus » (70. 9-19). L’Évangile selon Philippe n’épouse pas les croyances chrétiennes quant à la conception de la Vierge Mère : « Plusieurs disent que Marie a conçu de l’Esprit-Saint. Ils errent. Ce qu’ils disent, ils ne le connaissent pas. Quand une femme a-t-elle jamais conçu d’une fem­me ? » (55. 23-27). On sait que chez certains gnostiques, l’Esprit-Saint était féminin. Avec le Père, il formait la divinité androgyne. Mais le plus souvent il était appelé Sophia et constituait l’accent créateur du cosmos.

Il est intéressant de noter que dans ce traité, la chambre nuptiale retrouve son sens premier, celui du lieu de l’union charnelle où le couple ne fait plus qu’un. L’unité temporaire dans la chair symbolise l’Un métaphysique. Mais la symbolique doit être dépassée pour aboutir au constat : je suis lui, il est moi, constat qui n’implique pas la fusion par addition mais révèle qu’il n’y a pas deux, qu’il n’y a jamais eu deux parce que autre que Lui n’est pas. Il y a donc révélation que je ne suis pas moi mais Lui. Lorsque Jésus proclame : « Le Père et moi sommes un », il révèle l’identité du Père et du Fils. Le lieu du mariage (log. 75) est, comme la chambre nuptiale, celui où cesse l’illusion dualiste. Lorsque Jésus nous convie à faire le deux Un, il ne trouve pas d’image plus adéquate pour exprimer l’alchimie divine que de parler de la chambre nuptiale.

LE COUPLE SIMON LE MAGE ET HÉLÈNE

On ne peut parler du rôle de la femme chez les gnostiques sans évoquer la grande figure de Simon le Mage et celle d’Hélène, son inséparable compagne. Au temps de la prédication apostolique, Simon et Hélène offrent publi­quement l’image du couple divin primordial.

À une époque où la femme ne pouvait participer au culte et où l’accès au sacerdoce lui était interdit sous le pré­texte qu’elle était périodiquement impure, on imagine le scandale que devait provoquer Simon le mage en vivant ostensiblement avec une femme que certains hérésiologues nous présentent comme étant une prostituée, alors que, selon Simon elle incarnait la Sagesse divine, la Sophia descendue sur terre. Ensemble, ils prétendent res­taurer l’ordre divin en rétablissant le couple originel brisé par Yahvé.

Pour apprécier la dimension de Simon le Mage, nous ne disposons que de citations tronquées et sans doute alté­rées de ses adversaires, de légendes sans fondement his­torique… et pourtant, sous les railleries, les calomnies, les sarcasmes d’esprit imperméables à la gnose, apparaît en filigrane un message que les adversaires ne réussissent pas à étouffer, une dimension gnostique : « Je suis celui qui se tient debout, je vais à nouveau au Père et je lui dirai : moi aussi, ton fils qui se tient debout, ils ont voulu le faire tomber, cependant, je ne suis pas compro­mis avec eux mais je suis retenu en moi-même » (Actus Vercellenses, 31, cit. par Quispel in Gnosis als Weltreligian, p. 91).

Ailleurs, Simon parle de la Puissance divine dont il est l’incarnation (Hippolyte, Refutations, VI, 17.1-3). Cette affirmation, si elle est lucide et sincère, est révélatrice du Tout qui réunit l’homme, Dieu et le monde. Le couple primordial n’a plus qu’un visage, le visage originel.

Ce qui transparaît de l’enseignement de Simon le Mage révèle une conception de la divinité très proche de celle qui ressort de l’Évangile selon Thomas. Cette similitude va entraîner chez Simon comme chez Jésus une identité de points de vue sur le rôle de la Mère divine et de la femme, épouse et mère, dans la réalisation de l’Un.