Marc De Smedt
Sotie sur la peur

D’abord, le silence peut cacher la crainte, quelle qu’elle soit. Et en la dissimulant aux yeux du monde, il couvre divers états qui ont pour nom : faiblesse, appréhension, affolement, effroi, voire panique… Les expressions populaires ne disent-elles pas qu’on peut se retrouver muet de terreur, sans voix, plus mort que vif, avec le souffle coupé ? Mais, silence gardé n’empêche ni l’émotion ni ses signes divers : boule dans l’estomac, jambes flageolantes, sueurs froides, yeux égarés, blêmissement très net… sans oublier les fameux cheveux qui se dressent sur la tête et les poils du corps qui se hérissent. Tout cela pouvant mener soit à l’évanouissement chez des natures chichiteuses, donc à un silence total, soit à la fuite, silence poltron, soit à une réaction de défense plus ou moins contrôlée, auquel cas le silence se mue en paroles plus ou moins criardes et, parfois, en coups et glapissements divers.

Marc de Smedt, né en 1946, est un éditeur, écrivain et journaliste français, spécialiste des techniques de méditation et des sagesses du monde.
Chez Albin Michel, il dirige et codirige plusieurs collections : Spiritualités Vivantes, Espaces libres, Carnets de sagesse et Paroles de. il dirige aussi les Éditions du Relié.
Directeur de la rédaction et de la publication de Nouvelles Clés…
Il a suivi un maître zen, Taisen Deshimaru de 1970 à 1981. Il est membre du jury du prix Alexandra David-Néel/Lama Yongden

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

L’être humain est responsable de ses peurs. Il peut choisir de s’y perdre ou de les affronter et donc de les dépasser. Ici un dialogue intérieur s’annonce. Confronté au réel, celui-ci permet de découvrir des clés pratiques, utilisables par tous, qui existent depuis toujours et sont encore à redécouvrir.

A quelqu’un qui dit : « j’ai peur », on peut rétorquer : « que craignez-vous au juste ? » car sa peur doit renvoyer à quelque chose. Il devrait donc répondre par un fait concret : « on me suit dans la rue, un assassin m’épie, mon enfant est gravement malade, mon usine ferme et je vais me retrouver au chômage, il y a un tigre échappé du zoo derrière la porte ou un boa constrictor sous mon lit… ou, ma femme va me faire une scène si elle voit ces traces de rouge à lèvres sur mon col… mon mari va me battre s’il rentre saoul ».

A quelqu’un qui manifeste son angoisse, son inquiétude diffuse, indéterminée, son mal de vivre, la question du pourquoi se pose de manière très différente car elle ne s’applique pas à un fait précis mais à la vie entière qui se trouve perçue comme dangereuse, hydre menaçante.

Dans l’œuvre de Carlos Castaneda, le sorcier Yaqui Don Juan dit à son élève : « Le premier ennemi naturel de l’homme de connaissance est la peur. Un ennemi terrible, traître et difficile à dominer. Il se cache à tous les tournants du chemin, rôdeur, attentif. »

Mais qu’est-ce que la notion de silence peut bien avoir à faire avec cette peur insidieuse ? Tout.

D’abord, le silence peut cacher la crainte, quelle qu’elle soit. Et en la dissimulant aux yeux du monde, il couvre divers états qui ont pour nom : faiblesse, appréhension, affolement, effroi, voire panique… Les expressions populaires ne disent-elles pas qu’on peut se retrouver muet de terreur, sans voix, plus mort que vif, avec le souffle coupé ?

Mais, silence gardé n’empêche ni l’émotion ni ses signes divers : boule dans l’estomac, jambes flageolantes, sueurs froides, yeux égarés, blêmissement très net… sans oublier les fameux cheveux qui se dressent sur la tête et les poils du corps qui se hérissent. Tout cela pouvant mener soit à l’évanouissement chez des natures chichiteuses, donc à un silence total, soit à la fuite, silence poltron, soit à une réaction de défense plus ou moins contrôlée, auquel cas le silence se mue en paroles plus ou moins criardes et, parfois, en coups et glapissements divers.

Mais on peut aussi se servir du silence comme d’une arme.

Défensive et offensive. Comment ? C’est simple : d’abord faire taire son (ses) phantasmes d’angoisse. L’image mentale qu’on a d’une situation est plus dangereuse que la réalité car elle fait souvent perdre tous moyens pour affronter une situation difficile. Le vrai problème de la peur se situe dans ses débordements : elle paralyse l’action juste et aveugle l’entendement, c’est son inconvénient principal. Et le combat contre les images-idées folles qu’elle crée se donne à coups de respirations que l’on doit s’efforcer de rendre profondes et calmes. Le flux de l’inspir et de l’expir permet, en effet, de se recentrer et donc d’y voir plus clair, que cela soit dans la rue, dans une scène de ménage, une brouille professionnelle, ou la lutte contre ses propres pièges et frayeurs.

Ce processus respiratoire maîtrisé permet d’affûter les yeux, de rendre notre regard tranchant comme une lame de rasoir, pointu comme le bout de l’épée, solide et brillant comme le diamant. Et si notre regard s’affermit, se trouve perçu comme stable par autrui et qu’il étincelle de lucidité, nous disposons là d’une seconde arme silencieuse mais terrible : car un coup d’œil peut clouer au sol. Mais attention : nulle excitation ne doit transparaître ni du respir ni du regard, mais doivent se donner à voir au contraire sang froid et transparence, dans une détermination solide.

Troisième arme du silence : sur cet aspect imperturbable, ce regard soutenu qui perçoit l’ensemble de la situation et cette expiration apaisée, il s’agit à présent de créer autour de soi et devant soi un bouclier vibratoire. Toujours en silence, saisir avec l’œil un rayon de lumière, du soleil si possible, et s’en entourer mentalement tout en poussant bien à fond son expir le plus loin possible dans l’abdomen, entre le nombril et le sexe, en inspirant rapidement, naturellement, puis expirant ainsi à nouveau jusqu’à ce qu’une chaleur se crée en cette zone. Certains chamanes disent même que des tentacules invisibles sortent alors de ce point et peuvent, sinon projeter l’adversaire, en tout cas le stopper, l’arrêter, l’annihiler. Cela a l’air farfelu, pourtant ce ne sont pas des conseils magiques que je livre là mais bien des secrets traditionnels d’arts martiaux.

Tout en faisant cela, sans cesse affermir ses pieds sur le sol, en axant leur pression sur le bord extérieur et la racine du gros orteil. Toujours en silence. Pas de gros pet trouillard, il risquerait de faire rire l’adversaire. Ce qui est aussi un excellent moyen d’arrêter la lutte.

Il faut, bien sûr, réaliser tout ce qui précède sans y réfléchir, instinctivement ; agir avec instinct, oui, car sinon on risque d’avoir pris un coup sur la partie la plus intelligente de notre individu avant d’avoir eu le temps de mettre cette fabuleuse tactique au point et en place. Je sais, c’est plus simple à dire qu’à faire.

Enfin, si tout se passe bien, la situation extérieure et intérieure sous contrôle, il ne reste qu’à passer à autre chose. Proposer d’aller prendre un pot, de faire un bridge, un poker, une canasta ou une partie d’échecs ou de go, pour retrouver, sans dangers majeurs, le plaisir intense du silence du jeu et la tension exquise de l’affrontement en chambre. Ou simplement tourner les talons et s’en aller dans un silence empreint de dignité majestueuse.

Le silence vécu permet de comprendre le pourquoi de bien des affrontements car il détache de la situation, ce qui signifie très précisément qu’on ne se tache pas avec, qu’on ne se laisse pas éclabousser par elle.

La plus grande force réside dans le fait de ne pas intervenir, tout en maîtrisant la situation. C’est un autre secret du budo, voie du guerrier qui regroupe tous les arts martiaux japonais, que celui d’être vainqueur sans se battre.

Existe une jolie histoire à ce sujet : un jeune moine va de temple en temple porter un message. Non loin de sa destination il doit traverser un pont. Et sur ce pont il y a un samouraï brigand qui, l’air féroce, lui barre le chemin.

S’il vous plaît, laissez-moi passer, demande le petit moine, je dois porter ce rouleau au temple.

Non, dit le brigand, tu dois te battre avec moi.

Mais je ne sais pas me battre…

Alors tu vas mourir.

Monsieur le samouraï déchu, laissez-moi au moins porter ma lettre au Père Supérieur et je reviens me battre.

Tu le jures ?

Sur la tête de tous les dieux, oui.

Le petit moine porte donc sa missive et explique la situation au père abbé qui lui dit:

Petit, écoute bien ce que je vais t’expliquer et retourne ensuite au pont puisque tu t’es engagé. Voilà un sabre. Lorsque tu seras face à ton adversaire, tu élèveras bien haut ce sabre au-dessus de ta tête et, impassible, tu attendras la mort, yeux fermés, bouche close.

Le moine s’en retourne donc et, face au brigand qui ricane, se met en garde comme on lui a dit de le faire et attend, vaillamment, de passer de vie à trépas.

Devant ce petit être immobile, qui tient haut et sans broncher son sabre, le méchant samouraï ne rigole plus.

Mais qu’est-ce qu’il fait ? se demande-t-il. Je n’ai jamais vu une technique pareille !

Alors il l’insulte, dit qu’il va le couper en petits morceaux et les faire frire à la poêle, qu’il va lui manger les parties intimes et les oreilles en hors-d’œuvre et autres joyeusetés.

Mais le petit moine ne bouge toujours pas et attend la mort, sabre dressé. Un silence s’éternise et, tout d’un coup, le moinillon entend un grand bruit de ferraille qui tombe sur le sol ; il ouvre un œil et voit le brigand, prosterné sur le bois vermoulu du pont, qui sanglote en criant : Épargne moi, grand maître, épargne-moi, tu es plus fort que moi, je t’en supplie, si tu me laisses la vie sauve je me fais moine au service des autres !

Silence et immobilité peuvent gagner.

Myamoto Musachi, le plus grand samouraï de l’histoire, résume cela en écrivant dans son fameux Traité des cinq roues (Ed. Albin Michel) : « il faut déraciner la volonté combative de l’adversaire ». Ce conseil peut être appliqué quotidiennement.

Mais réfléchissons un peu sur les principes de l’agressivité commune, banale, celle qu’on rencontre sans cesse. A la base il y a toujours une histoire d’ego.

Qui se heurte ? Pourquoi se heurter ? C’est parfois nécessaire. Mais rarement. Pourquoi ces « clash » entre les êtres ? Et plus on est proche, plus le choc est fort. Violent. Stupide en fait.

Tu me vois tel que tu veux me voir. Je te vois tel que je te représente.

C’est valable pour tous et toutes…

Reproches. Facile les reproches. D’abord quand ils vous arrivent on ne se sent pas concerné, c’est une image de nous insupportable qui nous est jetée à la figure : c’est la vision de l’autre. Au fond de soi, on sait très bien que je est autre chose : on se voit toujours mieux, plus beau, plus fin, plus intelligent, plus sage… Nous, on sait.

Que savent les autres ?

Mais on oublie que si notre propre cheminement intérieur est connu de nous seul, par contre notre représentation quotidienne, notre théâtre de chaque jour, de chaque geste, de chaque parole, notre moi extérieur qui se donne l’air de singer son idéal, ce moi-là est plus souvent apparent aux autres qu’à nous-même.

Si l’autre prend le temps, donc le silence, de me regarder, il me lit à livre ouvert. Et vice versa. On peut voir nos grandeurs et faiblesses. Toutes les mesquineries et vérités du personnage.

La vrai personnalité se dégage à ce moment-là (quel qu’il soit) et, l’image que l’on veut donner de soi. Jeu incessant qui sert à se rassurer, grandir et exister à d’autres yeux, prouver sa pénétration, sa force, son expérience, souvent inexistantes. Ou réduites à si peu de choses par rapport à l’idéal qu’on s’en fait. Nous sommes tous des colosses aux pieds d’argile.

Scènes, disputes, colères : il s’agit toujours d’écraser l’autre.

Peut-être que cet autre a tort ou raison. Peut-être n’a-t-il ni tort ni raison. Il est dans son personnage, tu es dans le tien. Une bulle en côtoie une autre. Un univers particulier coexiste avec d’autres univers tout aussi particuliers, tout aussi étranges, tout aussi tristes et joyeux. Chacun projette ses tentacules vibratoires sur le monde, chacun se projette sur ce qui l’entoure, chacun pense, sent, vit d’une certaine façon… Solitaire et très vaguement solidaire.

Il n’y a pas au monde une empreinte digitale pareille à une autre, et on voudrait que les êtres se ressemblent. Pourtant, la formule chimique de la peau est la même, pourtant, les mêmes éléments nous constituent… Pourtant cela paraît si simple à atteindre, l’harmonie.

Bien des choses nous séparent, bien d’autres nous réunissent… Faut simplement faire avec.

Et si on n’a pas le courage de le faire, on tombe dans la violence quotidienne qui peut cacher :

Le Moi en danger, qui s’affole.

Le désarroi de l’ego bafoué.

L’ignorance de la vraie situation.

Le besoin, conscient ou inconscient, d’intervenir.

La faiblesse, qui se caricature alors.

L’amertume glauque.

Le « je vois rouge », qui voit sang.

L’aveuglement qui dérive et va rompre les digues.

Le besoin de casser, d’annihiler, voire de tuer.

L’envie de blesser, pour marquer, faire mal.

Le désir de changer d’endroit, de s’échapper du moment.

Le moment présent devenu insupportable.

Autrui devenu insupportable pour son petit moi stressé.

La démission de l’être, qui rue.

Une facette de l’humain qui se dévoile à soi et aux autres.

La réaction nerveuse en runaway.

Le réflexe fou des fibres musculaires.

Le ras-le-bol psychique.

La bêtise, sinon la bestialité.

La peur non contrôlée.

La jalousie non maîtrisée.

L’envie qui déborde.

Un point sans retour dans une relation.

La situation non assurée.

L’étranglement moral qui pousse à se défendre.

La terreur comme dernier recours.

Le court-circuit de la lucidité perdue.

Une pensée déchiquetée.

Un subconscient qui envahit tout.

L’horreur intérieure qui se manifeste.

Une déchirure, un choc, un stress.

La lutte pour sa cause.

La guerre de survie.

Le mal qui s’incarne et prend plaisir.

Un démon ancestral, qui se trouve dans notre cerveau.

Un flot de réalité crue, nue.

Kali, la meurtrière avide.

Un égrégore vibratoire qui éclate.

La faim universelle de mort dévorante.

D’une étincelle, le feu qui s’embrase, fuse, toujours et encore.

Espace-temps s’entrechoquant au lieu de s’entrecroiser.

Le mouvement éternel du destin…

Ceci est une liste non exhaustive.

Un pas en arrière, un instant de silence, un regard permettent souvent d’éviter le déroulement d’un de ces processus. La Bhagavad-Gîta dit que « le vrai yoga est habileté dans l’action ».

Lien avec le silence fécond.

Marc de Smedt