Robert Linssen
Spiritualité des yogas méconnus

Les enseignants du yoga — tant en Occident qu’en Orient — se réfèrent la plupart aux Sûtras de Patanjali. Ce maître incontesté du Yoga vécut en Inde à une date qui — suivant les auteurs — se situe entre les 1er et 4e siècles de notre ère. Son œuvre monumentale consiste en une codification minutieuse de tous les aspects du Yoga expérimentés par des centaines de yogis durant plusieurs millénaires.

(Revue Être Libre, Numéro 267, Avril-Juin 1976)

Les enseignants du yoga — tant en Occident qu’en Orient — se réfèrent la plupart aux Sûtras de Patanjali. Ce maître incontesté du Yoga vécut en Inde à une date qui — suivant les auteurs — se situe entre les 1er et 4e siècles de notre ère.

Son œuvre monumentale consiste en une codification minutieuse de tous les aspects du Yoga expérimentés par des centaines de yogis durant plusieurs millénaires.

Quoique Patanjali ait insisté à diverses reprises dans son œuvre, sur le caractère non essentiel de l’obtention des « Siddhis » (pouvoirs occultes et autres), de nombreux Sûtras sont consacrés à l’étude de ceux-ci et sur la façon de les obtenir.

Ce petit détail peut avoir de grandes conséquences si les étudiants perdent de vue les aspects spirituels supérieurs du Yoga.

Dans sa classification des « Samadhis » (états supérieurs de méditation et de contemplation), Patanjali établit clairement la distinction entre les « Samadhis » avec semence et les « Samadhis » sans semence.

Le « Samadhi » avec semence est l’état de méditation ou de contemplation dans lequel la continuité de la conscience de l’ego qui nous est familière n’a pas été dépassée. La somme des mémoires passées exerce encore toute sa pesanteur et son emprise sur le déroulement des pensées. Le mirage de l’ego n’est pas dissous. Il est entretenu par le rythme errant des pensées incomplètes. Dans cette situation la conscience du chercheur est, ou bien dans le passé dont elle ne peut se libérer de l’influence, ou bien elle se projette dans le futur. A peine une pensée se présente-t-elle dans le champ du mental qu’une autre arrive et empêche à la première de terminer sa course.

Et ainsi de suite. Les pensées font la queue. Elles ne terminent pas leur course dans le moment présent, ni dans le conscient périphérique. Elles sont incomplètes. Elles n’actualisent pas dans l’instant la totalité des énergies qui les animent. Ces pensées incomplètes laissent cependant de profondes empreintes dans les couches profondes de l’inconscient. Elles sont porteuses de nostalgies, d’appels, de mémoires de désirs inassouvis. C’est à ce niveau qu’elles créent le KARMA. C’est ici, et nulle part ailleurs que se trouvent les SEMENCES qui enchaînent l’ego dans la continuité du Samsâra (ce que les indiens appellent la roue des naissances et morts successives).

Le méditant peut réaliser divers états de « samadhi », de communions, de silence intérieur apparent, de calme ou de joie relative sans avoir pour autant dépassé le niveau des « samadhis » avec semence.

Il se peut même — et ceci arrive assez fréquemment — que certaines expériences spirituelles ou mystiques servent d’aliment au mirage de son ego et que celui-ci se prenne davantage au sérieux. Il se peut qu’il désire inconsciemment jouer un rôle important et se croit chargé d’une mission spéciale.

Le « samadhi » sans semence est tout autre. Pour en comprendre les caractères spécifiques, il serait nécessaire de se référer aux deux principaux Yogas indiens antérieurs à Patanjali et complémentaires de celui-ci. Le Dattatraya Yoga issu de l’Advaïta védanta indien et des enseignements supérieurs des Upanishads (le Satya Dharma ou Sentier direct) datant de 3 à 5 siècles avant notre ère et le Yoga Vashishta, du célèbre Yogi Vashishta, nous ayant laissé les merveilleux versets du « Yoga Vashishta ». Celui-ci est beaucoup plus ancien. L’essentiel de ces enseignements se retrouve dans la Voie Abrupte ou « Sentier de la Réalisation soudaine » du Ch’an chinois (origine du véritable Zen). On le retrouve également dans l’enseignement des Maîtres tibétains de la Vue Juste dans le « Sentier Sublime ».

Le « Samadhi » sans semence est complètement intemporel. Par ceci, il faut comprendre que le méditant a libéré sa conscience de l’emprise de « l’étau de la continuité de la conscience et du temps ».

A ce niveau les explications verbales ou intellectuelles sont peut-être inutiles. Nous disions plus haut que pour comprendre le « Samadhi » sans semence il était nécessaire de se référer aux textes de la Voie Abrupte du Dattatraya Yoga et du Yoga Vashishta. Ce n’est que partiellement vrai. A ce niveau, le méditant ne doit se référer à rien. Il s’agit d’un processus expérimental vivant au cours duquel le méditant se rend disponible aux contenus d’autres dimensions naturelles de l’univers et de son être propre.

On nous demande souvent ce que signifie cette expression étrange : « Voie Abrupte » ou « Réalisation soudaine ». Le Yogi Vashishta en Inde, Hui-Neng, Shen-Hui, Huang-Po et son Maître Hui-Haï ont tenté de l’expliquer.

Nous citerons l’exemple du sommeil et du réveil. Lorsqu’au cours du sommeil des visions de cauchemar se présentent à notre esprit celles-ci nous suggèrent des états d’angoisse ou de terreur atteignant une intensité critique qui ne peut être dépassée dans l’état de sommeil et nous nous réveillons. Il en est de même lors de sommeils où se présentent des rêves de plaisirs.

Au cours de cette comparaison classique en Inde, il nous est enseigné qu’il existe le même rapport ou la même distance entre l’état de rêve durant le sommeil et l’état de veille qui nous est familier, d’une part, et d’autre part, entre l’état de veille qui nous est familier et l’Etat d’Eveil intégral ou « Samadhi » sans semence.

De même que le passage de l’état de rêve au réveil est soudain, de même, le passage de l’état de veille normal (qui pour les Yogis n’est pas un éveil complet) à l’état d’éveil complet (Samadhi sans semence) est également soudain.

Dans le « Samadhi » sans semence, le méditant a découvert les énergies qui entretiennent son agitation mentale. Il a découvert que ses pensées ne sont que mémoires et que tout son être n’est que mémoire : physiquement, biologiquement, psychologiquement.

La pratique du Yoga et l’exercice de l’attention juste lui auront révélé que sa conscience n’est pas continue et qu’il existe des vides interstitiels entre les pensées. Ces moments de silence mental — presque totalement inconnus — sont comme les premières fissures dans l’écran mental — fissures à travers lesquelles s’infiltre la Lumière fondamentale.

Ce travail intérieur nécessite une profonde pénétration de pensée, l’exercice d’une vigilance constante, une attitude d’approche se caractérisant par une qualité d’attention exceptionnelle lors de toutes nos relations avec les êtres et les choses, une libération des tensions conflictuelles de l’inconscient et l’élimination de toutes les fragmentations de la conscience.

Dès lors, le mirage de l’ego s’est dissous. Dans le « Samadhi » sans semence, les pensées terminent leurs courses. Elles ne laissent pas de résidus. Elles actualisent à chaque instant le potentiel qui les anime. Elles sont adéquates à la momentanéité de chaque instant.

Les créations mentales inopportunes sont disparues. Les pensées sont complètes. Telle est la signification de la phrase du Tao Te King disant que : « Celui qui marche bien ne laisse pas de traces ».

Dans cet état les pensées ne sont plus complices de l’instinct de conservation de l’ego, et ne renforcent plus la pseudo-continuité de la conscience personnelle.

Pour l’Eveillé, ayant réalisé le « Samadhi » sans semence, la pensée n’est qu’un instrument de communication. Il sait que la pensée n’est que mémoire et n’est pas l’Intelligence véritable. Celle-ci est intemporelle alors que la pensée est entièrement conditionnée par le temps et la mémoire.

L’essentiel de ce qui précède se trouve exposé dans la théorie des « skandas » du bouddhisme. L’allusion fréquente en est faite dans les commentaires des Maîtres de la Voie Abrupte sur « Tanha », la soif de « devenir », l’avidité de la continuité de la conscience personnelle.

* * *

La différence entre les pratiquants du Yoga qui ne se réfèrent qu’aux Sûtras de Patanjali, et ceux, qui en plus, se réfèrent au Yoga Vashishta et au Dattatraya Yoga est la suivante : elle se situe dans la façon dont est conçue la pratique du Yoga.

Pour les premiers, la pratique se concentre presqu’exclusivement sur les postures, la respiration, les aspects physiques, physiologiques et psychologiques du Yoga. Pour beaucoup, ces derniers sont souvent délaissés.

Pour le Yogi Vashishta et les Maîtres de la Voie Abrupte, la pratique essentielle se fait aux niveaux spirituels et psychologiques. Ils ne nient pas l’importance des postures et les exécutent quotidiennement.

Pour eux, les postures se situent au niveau d’un mirage. Mirage épais et fameusement solide mais mirage tout de même.

La pratique pour les yogis de la Voie Abrupte consiste avant tout à corriger le vice de fonctionnement mental et la condition de distraction généralisée qui font de l’égo et de l’univers qui nous est familier des réalités absolues.

Lorsque le méditant parvient à s’affranchir des vices de fonctionnement de son mental, il se libère de l’emprise du mirage de son égo et tous les problèmes apparemment sans solution se révèlent n’être que des pseudo-problèmes. Non par évasion mais par affrontement lucide.

Le méditant est alors — ainsi que l’exprime admirablement le yogi Vashishta — dans le monde extérieur, jouant le jeu du monde des apparences, tout en demeurant inébranlablement établi dans l’état transcendant sublime.

C’est ici, et ici seulement, à ce niveau que s’amorce une phase de transformations physiologiques, psychologiques et spirituelles qui dans les yogas de la Voie Abrupte se produisent APRES l’Eveil alors que la plupart des yogas tendent à produire ces mêmes transformations AVANT.

Ceci nécessite quelques éclaircissements.

Le silence mental, prélude de l’Eveil intérieur authentique, entraîne de nombreuses conséquences d’ordre physiologique, psychologique et nerveux.

Il serait absurde de prétendre qu’en pratiquant de propos délibéré quelques-unes de ces conséquences extérieures il sera possible de réaliser automatiquement l’Eveil intérieur. Le processus de l’Eveil est irréversible.

La pratique d’une conséquence de l’Eveil ne peut apporter l’Eveil.

Le Sage demanderait immédiatement : « Quel est ce méditant, cet « égo » qui veut pratiquer quelque chose en vue d’obtenir « quoi » » ?

Parmi les conséquences instantanées du silence mental véritable il convient de signaler un déplacement de la conscience, ou du moins de la perception de la conscience. Celle-ci ne se situe plus seulement dans le cerveau mais dans ce que les indiens et les japonais appellent le « Hara » (1).

Précisons qu’il s’agit ici d’une conscience non-mentale, dont les caractères d’authenticité et d’efficience sont démontrés dans la pratique de l’Aïkido et du Judo. En effet, la pratique de ces disciplines nous apprend qu’un « mouvement pensé est un mouvement raté » et que le geste adéquat est issu du « Hara » sorte de centre de la sagesse instinctive du corps humain.

Mais cette réalisation n’entraîne pas automatiquement l’Eveil intérieur.

De même, au moment de la réalisation d’un silence mental véritable et de la cessation de toutes les tensions du psychisme résultant de sa fragmentation en divers éléments opposés, des transformations considérables s’effectuent aux niveaux psychosomatiques.

Dès l’instant de silence authentique que nous venons d’évoquer, il y a instantanément irruption explosive d’un état intraduisible dans les termes de notre langage courant que l’on peut appeler extase ou amour ou félicité. De certains centres psychiques dont la contrepartie physique correspond à la base de la colonne vertébrale (Muladhara), au centre ombilical et au plexus solaire jaillit une énergie psychique et spirituelle d’une extraordinaire intensité.

Il s’agit d’une montée de la Kundalini dont nous parlent depuis des millénaires les yogis indiens. Mais cette montée n’est pas le résultat de manipulations avides de notre égo toujours à la recherche de pouvoirs ou de sensations.

Le flux spirituel et psychique suit la trajectoire des « nadis » et active, de façon naturelle et spontanée les « chakras », sans que cette activation soit le résultat de la volonté ou de l’avidité du « moi ».

La montée de la Kundalini et l’activation des « chakras » se fait tout naturellement et simplement parce que le méditant a dissous le mirage psychique de son égo. De ce fait, l’essence spirituelle profonde du méditant coordonne Elle-même un cycle de transformations parce qu’Elle sait que le moment est venu.

L’activation progressive des « chakras » peut entraîner provisoirement des expériences naturelles de vision spirituelle, notamment l’expérience de la Claire Lumière primordiale qui s’effectue au niveau du « chakra » de la gorge. Il s’agit là de phénomènes naturels provisoires qui seront balayés par l’activation du « Lotus aux mille pétales » seulement mobilisé au niveau d’un Etat d’Etre fondamental, non-mental, englobant et dépassant toutes les dualités.

Nos instructeurs nous ont mis en garde sur le danger des « Siddhis » ou pouvoirs et leur inutilité par rapport au niveau spirituel fondamental.

Ils considèrent avec sévérité toute tentative, tout effort de notre part, en vue d’un développement artificiel et prématuré des « chakras » et de la « Kundalini ». Telle était en tous cas dans l’Antiquité, l’opinion des Maîtres de la Voie Abrupte tels que le Yogi Vashishta, le Yogi Dattatraya et plus récemment, Krishnamurti lors des entretiens que nous avons eus à Brockwood en septembre 1975.

Faute de prendre en considération ces avertissements, les méditants qui n’ont pas la purification mentale et qui ne se sont pas dégagés de l’emprise du mirage de leur ego, s’exposent à des expériences au cours desquelles se libèrent des énergies dont ils ne soupçonnent pas l’ampleur et qui échappent complètement à leur contrôle. Les conséquences peuvent en être désastreuses.

(1) Centre psychique situé environ 3 cm au dessous du nombril et environ 4 cm à l’intérieur du corps.

R. LINSSEN.