A. De Zeeuw
Spiritualité de la matière

C’est donc au contraire l’existence de la matière qui est douteuse et sa nature incertaine, parce que nous n’arrivons à la supposer d’abord, à la définir ensuite, que par l’intermédiaire de données sensibles, interprétées elles-mêmes par la raison, c’est-à-dire que nous ne l’imaginons qu’indirectement en fonction de l’esprit, et par l’hypothèse. La pensée a conscience d’elle-même; la matière, sa définition, sont des conceptions de la pensée.

(Revue Spiritualité. No 33-34-35. Août-Septembre-Octobre 1947)

Conférence donnée à l’Institut supérieur de Science et Philosophie

Quiconque sait que pour rechercher la vérité, il faut d’abord faire choix d’une méthode.

Le commencement de la sagesse est d’apprendre à bien penser. Tout le reste en dépend.

La théologie pose la création comme principe premier et part de ce principe pour nous rendre raison de tout.

Le positivisme, lui, pose comme principe premier la matière d’où il fait tout procéder.

Or, la création et la matière sont l’une et l’autre également hypothétiques, enferment une multitude d’inconnues, et sont, à beaucoup d’égards, indéfinissables; ce sont des spéculations de l’esprit, les plus éloignées qui soient de la connaissance immédiate; ce sont deux notions où peuvent conduire les opérations suivies de la pensée mais d’où celle-ci ne saurait partir comme d’une base sûre, d’une donnée première, évidente par elle-même.

Par quelle méthode, sur quels fondements établir la connaissance d’abord, et, ensuite, la spéculation ?

Toute recherche de l’inconnu, de l’incertain, doit s’inspirer du plus connu, du plus certain. Entre le passé et l’avenir, ce qui existe, c’est le présent; entre l’en-deçà et l’au-delà, c’est l’immédiat auquel on touche.

C’est seulement du point où l’on est qu’on peut partir pour explorer autour de soi.

Quiconque porte un flambeau dans l’obscurité, voit la lumière décroître jusqu’au cercle d’ombre : c’est à ses pieds qu’il fait le plus clair.

Aucune bonne méthode de la connaissance ne peut donc commencer par poser la matière ou par poser l’acte créateur; c’est par l’homme qu’elle doit commencer, et, dans l’homme, par l’être pensant, lequel est à la fois le premier sujet et le premier objet qui se révèlent.

L’être pensant doit partir du point où il est, c’est-à-dire, de sa propre existence, pour étendre peu à peu, autour de lui, le cercle de ses investigations.

Ainsi, la série des faits évolutionnistes forme une immense chaîne. Où s’attache le premier chaînon ? Mystère! Où aboutit le dernier ? Mystère encore.

Le seul maillon que nous tenions, pour commencer, c’est ce maillon que nous sommes. Le point de départ de la connaissance est, et ne peut être que celui-là même qui essaie de connaître : LE SUJET PENSANT.

Ainsi, toute connaissance humaine est nécessairement anthropocentrique. C’est ce que Descartes avait parfaitement vu quand il posait cet axiome au point de départ de toute philosophie qui redoute les chimères : « Je pense, donc je suis ».

Il établissait le savoir humain sur son véritable fondement qui est l’homme; et non pas l’homme animal, corporel, si inconnu dans sa substance de l’homme lui-même, mais l’homme spirituel, le sujet pensant, l’esprit, sachant bien que si la pensée ne connaissait d’abord son existence propre, toute autre connaissance lui serait à jamais scellée.

L’existence de l’esprit est plus aisée à connaître que celle du corps, car si je puis, à la rigueur, douter du monde extérieur, je ne puis, sans absurdité douter de mon doute, de ma pensée, des faits de conscience qui me sont propres.

L’esprit seul est certain, car il se révèle à soi-même dans la connaissance qu’il a de soi. Tout ce que nous croyons savoir des réalités du monde externe ne nous est connu que par les notions de l’esprit.

Nous n’avons qu’une expérience de l’existence pour soi: la nôtre. Rien ne nous autorise à imaginer l’existence pour soi extérieure à nous autrement que par analogie avec la nôtre, ni à concevoir sa possibilité en dehors du mode psychique.

Dans un passage sur l’énergie spirituelle, Bergson demande ce qui serait advenu de la pensée contemporaine si, au lieu de s’orienter dans la direction de la mécanique, de l’astronomie, de la physique et de la chimie, au lieu de faire converger tous les efforts sur l’étude de la matière, elle avait débuté par la considération de l’esprit, si Kepler, Galilée, Newton par exemple, avaient été des psychologues ?

Il est probable que tout eut été changé dans le développement spirituel de l’humanité et peut-être aurions-nous aujourd’hui l’usage de l’énergie atomique plus fortement orienté vers la construction plutôt que vers la destruction du genre humain et du monde.

L’on n’eut pas entrepris de tout ramener dans la nature, jusqu’au sujet pensant lui-même, à des phénomènes physico-chimiques, c’est-à-dire, matériels; c’est au contraire l’esprit qui eut été mis à la base de toute connaissance, et qui eut servi d’interprétation au reste de l’univers.

L’on croit communément que l’existence de la matière est certaine, et celle de l’esprit douteuse. Or, c’est l’inverse qui est vrai. L’existence de l’esprit, et c’est ce qui la rend indubitable, est la seule que nous connaissions par observation directe, dans l’expérience qu’on a de soi.

C’est donc au contraire l’existence de la matière qui est douteuse et sa nature incertaine, parce que nous n’arrivons à la supposer d’abord, à la définir ensuite, que par l’intermédiaire de données sensibles, interprétées elles-mêmes par la raison, c’est-à-dire que nous ne l’imaginons qu’indirectement en fonction de l’esprit, et par l’hypothèse. La pensée a conscience d’elle-même; la matière, sa définition, sont des conceptions de la pensée.

Nous sommes, nous, ce que nous sommes: mais les choses ne sont pas en elles-mêmes ce que nous croyons à première vue. Elles ne ressemblent pas plus à nos sensations que la constitution atomique d’une aiguille, avec laquelle nous nous sommes piqués ne ressemble à notre douleur.

C’est la matière, et non l’esprit, qui est le vrai royaume du mystère. Nous n’avons aucune expérience de la réalité en soi, si ce n’est l’expérience de nous-mêmes, de notre sensation, de notre pensée, de notre existence, seules réalités que nous connaissons directement, et pour ainsi dire, de l’intérieur.

Les autres réalités, celles qui nous sont extérieures, nous ne les connaissons pas, à dire vrai, nous les supposons. Le seul être que nous saisissions comme esprit, par expérience directe, c’est nous-mêmes. Les autres êtres pensants sont isolés de nous, nous ne les connaissons que sous les aspects de la matière.

Qu’est pour nous un autre homme ?

Une statue marchante, agissante, à laquelle nous prêtons les mêmes ressorts cachés que ceux qui nous animent, une sensibilité, une volonté, une intelligence qui commandent à leur corps comme nous commandons au nôtre; mais leurs paroles ou leurs cris n’ont de valeur que comme symboles analogues à ceux par lesquels s’exprime mécaniquement notre propre pensée, ce qui nous permet de supposer aussi la pensée chez eux.

En réalité, nous ne percevons jamais que des gestes, c’est-à-dire des phénomènes mécaniques, qu’il nous faut interpréter. Toute pensée autour de nous, s’enveloppe des aspects de la matière, mais nous est directement insaisissable.

Pour chacun de nous, deux mondes sont ainsi bien distincts: celui de l’expérience intime, qui est celui de l’esprit, et nous sommes seuls à y pénétrer de plein pied; celui du dehors, enveloppé partout des apparences de la matière, dont l’intimité nous est étrangère et mystérieuse, où nous ne pouvons pénétrer qu’au moyen de l’analogie et de l’hypothèse.

Que serait l’existence d’un être qui, ne se percevant pas lui-même, ne serait pas perçu du dehors ?

Il n’aurait d’existence ni pour soi, ni pour autrui, il serait comme n’étant pas; il serait une simple possibilité d’existence. Un être qui a conscience de soi, existe, même s’il est ignoré d’autrui; il trouve en lui-même l’attestation de sa vie et le sentiment de ses puissances quand même tous les êtres s’aboliraient autour de lui, il continuerait à s’affirmer. C’est donc avec raison que Descartes établit sur la conscience que le moi humain a de lui-même la certitude première, fondamentale, de son existence.

L’être qui pense est le seul qui soit vraiment réel.

Celui qui ne vivrait que par la perception qu’a de lui quelque conscience étrangère, n’existerait que par une sorte de procuration.

En réalité, comme l’a fait observer Le Dantec, « tout homme est seul, muré dans sa subjectivité, n’ayant conscience que de lui-même et de ses modifications. Il n’est intérieur qu’à lui-même, il est extérieur à tout le reste. Aucun de ses semblables ne lui est directement perceptible. Il ne connait des autres que l’apparence de leur forme, le bruit de leur voix, le mouvement de leurs gestes.

Si nous sortons de nous-mêmes pour poser des êtres extérieurs à nous, c’est par un effort de raisonnement, c’est par induction.

A part la psychologie, toutes nos autres connaissances sont métaphysiques, en ce sens qu’elles ne reposent pas sur l’expérience directe, et sont réduites aux suppositions que nous pouvons faire sur ce qui existe derrière l’écran des phénomènes matériels, sur ce qui est l’intimité des êtres existants en dehors de nous et que nous n’atteignons jamais que par l’extérieur. Sur ce qu’est, en un mot, l’être en soi, par delà les apparences phénoménales, ce qu’est le sujet dans l’objet.

Les choses ont ainsi deux sortes d’existences: l’une externe, sensible, superficielle, qui nous donne non pas la réalité, mais l’apparence de ce qui est, dans laquelle la pensée ne pénètre pas profondément; l’autre, interne, intelligible, c’est-à-dire où l’intelligence essaie de pénétrer, où l’on cherche à se rendre compte, non pas de ce que les choses sont superficiellement pour les sens, mais de ce qu’elles peuvent bien être en elles-mêmes pour l’esprit qui les observe.

Autrement dit, dans l’étude du monde externe nous pouvons distinguer deux points de vue: le point de vue phénoménal ou empirique, et le point de vue nouménal ou métaphysique.

C’est la fonction propre de l’intelligence que cette recherche métaphysique.

Que signifie, d’ailleurs, exactement, en le décomposant, ce mot: intelligence ? Ce n’est ni plus, ni moins que lire au dedans, pénétrer dans l’intimité des êtres qui nous entourent, découvrir leur for-intérieur, nous représenter ce qu’ils sont en eux-mêmes, par delà leur apparence sensible, voilà le propre de l’intelligence.

L’intelligence est donc l’instrument par excellence de la métaphysique. Le mot intuition, dont on a tant abusé, n’a pas d’autre sens.

Le travail de l’intelligence pour voir au dedans des êtres et se représenter leur intimité, est relativement aisé quand il s’agit pour l’homme d’interpréter l’homme. Chacun de nous vivant dans un corps, en commande les gestes, les mouvements, les signes, les expressions verbales.

Aussi n’avons-nous pas de peine à mettre derrière les manifestations analogues des autres vivants, les mêmes activités morales auxquelles elles correspondent chez nous.

Le Dantec a fort bien compris la chose.

« De la conscience, dit-il, que l’homme a de soi, du sentiment qu’il a d’être cause des manifestations corporelles qu’il commande, de l’expérience qu’il fait que d’autres manifestations corporelles semblables aux siennes ne dépendent pas de lui, il conclut, par une analogie légitime, qu’une volonté analogue à la sienne en a le gouvernement et les explique. »

Il passe ainsi de la conscience qu’il a de son existence propre en tant qu’être pensant et volontaire, à la supposition d’autres êtres pensants et volontaires comme lui. Il s’en fera une idée d’autant plus nette que leurs coutumes, leur esthétique et leur langage seront plus semblables aux siens. »

Que penser maintenant de la valeur de l’âme humaine et de sa pérennité à travers les vicissitudes de la vie organique ? La grave question de l’existence de l’âme, c’est-à-dire de la monade humaine, pour employer le terme philosophique, et celle de son immortalité ? Ce sont là de graves questions en général mal posées.

Mettre en contraste, comme on le fait souvent, notre soi-disant ignorance de l’esprit et notre soi-disant science des corps, est absurde, observe Ch. Nordman. On croit connaître les corps, et c’est à leur existence qu’on suspend celle de l’âme.

Si donc, il y a une inconnue, ce n’est pas l’âme, l’esprit, dont la réalité est indubitablement attestée par l’expérience intérieure, ce sont les corps, dont nous n’aurions même pas une notion si l’esprit n’existait pas. C’est l’esprit qui nous donne des corps une idée, une représentation vraie ou fausse.

La question n’est donc pas de savoir si l’esprit existe, cette question même étant une activité de l’esprit, mais de savoir ce qu’est le corps, ce qu’est la matière, si leurs éléments dits matériels ne sont pas, au fond, réductibles à l’esprit ?

Ces éléments sont, non pas des atomes, mais des monades, c’est-à-dire des éléments spirituels. La monade se substituant à l’atome, c’est l’esprit se substituant à la matière, l’énergie à la force, le conscient à l’inconscient. La monade humaine est indestructible dans son essence.

La naissance ne la tire pas plus du néant que la mort ne peut l’y ramener. La naissance et la mort ne sont pas le commencement et la fin de tout, elles ne sont que les phases, les étapes d’un principe spirituel qui se continue et dont le germe sous les formes organiques éphémères dont il s’enveloppe, demeure incorruptible.

L’âme poursuit son immortelle destinée à travers les échelons d’une évolution progressive commencée bien loin dans le mystère du passé, et se continuant par delà la mort, bien loin dans le mystère de l’avenir.

L’homme donc est vivant et pensant.

Que la pensée soit un des procédés familiers de la nature nous n’en pouvons pas douter, puisque nous en faisons l’expérience sur nous-mêmes. C’est du dedans que l’homme transforme les sociétés qu’il a construites, qu’il les modifie, qu’il adapte aux circonstances leurs organes fonctionnels ou gouvernements. La pensée, la volonté ont ici leur rôle.

Le monde donc, est composé dans toutes ses parties d’éléments vivants, de monades, petits centres psychiques et énergétiques, qui sont l’élément dernier de la substance. Ces grains d’énergie, ou monades, loin d’être sans portes ni fenêtres, entrent en composition, imaginent et réalisent d’abord des agrégats, puis des organismes qu’elles perfectionnent.

A leur tour ces organismes, qui sont des sociétés de vivants, tendent à devenir des individus composés, c’est-à-dire, un tout fonctionnel cohérent, sous la direction d’une monade centrale. Et ainsi de suite, de proche en proche, depuis les composés minéraux, végétaux, animaux à travers l’individu humain, jusqu’à la monade suprême, couronnement du concert organique universel, jusqu’à Dieu où convergent toutes les flammes de l’esprit.

Ainsi, par rapport à nous, tous ces éléments servent, pour ainsi dire, d’échelons entre les spiritualités rudimentaires et la Spiritualité suprême.

A. DE ZEEUW,

Docteur en théologie