Louis Hoyack
Sur la métaphysique de la lumière

Dans le cadre de ces idées la matière devient une sorte de tombeau pour la lumière, un voile qui la couvre. Suhrawardi (mort en 1191) en arrive à une conception d’allure moderne, à savoir que la matière est une condensation de la lumière, et finalement de la lumière divine. Nous trouvons cette même conception chez Hazrat Inayat — peut-être pour quelques-uns en occident est-ce un enseignement très inhabituel — mais pourtant comme une annonce nouvelle d’un ancien savoir. Ainsi il considère la lumière du soleil comme « la forme la plus dense de l’Intelligence » et pour lui l’Intelligence est « La lumière de l’Intelligence ».

(Revue La pensée soufie. Année 1973 No 46)

La doctrine que Dieu est lumière, lumière spirituelle, ou si l’on préfère: le Soleil spirituel, telle que nous la trouvons dans l’œuvre de Hazrat Inayat, parait être essentiellement un héritage de la tradition mystique et philosophique. Elle a été enseignée au Moyen Age aussi bien dans l’Islam que dans la Chrétienté. D’ailleurs déjà le pseudo-Aréopagite (500 après J.C.) définissait Dieu comme lumière et cela non pas dans un sens métaphorique, mais la lettre, alors qu’il s’agissait ici d’une lumière non créée, intelligente et surnaturelle. Car pour ces penseurs la lumière était, de tout ce que nous pouvons percevoir, ce qui a le plus d’analogie avec Dieu. Hazrat Inayat fonde sur cette analogie le principe de la vénération du soleil dans l’histoire des religions.

Plus tard au 13ème siècle il y eut les scolastiques européens — surtout la branche Oxfordienne et Franciscaine, contrairement à St. Thomas d’Aquin bien moins incliné au mysticisme — qui, fortement influencés par les philosophes arabes : Alfarabé, Avicenne et Suhrawardi, ont développé la métaphysique de la lumière. Il nomme spécialement l’Anglais Grosseteste (1175-1252) et l’Italien St. Bonaventure (1221-1274); de même le célèbre Roger Bacon (1214-1294) en fait partie, comme au fond également Dante.

Pour ces philosophes — théologiens toutefois, ce n’était pas seulement Dieu qui était la Lumière suprême, mais aussi l’essence de la réalité créée qui était considérée comme ayant un caractère lumineux — Grosseteste (ou Grosshead) tenait que la lumière était la première forme d’existence (forme en terme aristotélicien) qui s’était exprimée dans la matière originelle (materia prima). C’est pourquoi il a dit: la lumière est la première forme d’existence corporelle.

Pour St. Bonaventure la création, tout en possédant ses diverses formes propres à chacun, participe en outre à la lumière, Ils vont même jusqu’à établir des degrés de noblesse pour les choses créées, d’après un critère de participation à cette nature lumineuse. Ainsi les pierres précieuses ont plus de noblesse que les autres minéraux, les constellations que des objets terrestres.

Dans le cadre de ces idées la matière devient une sorte de tombeau pour la lumière, un voile qui la couvre. Suhrawardi (mort en 1191) en arrive à une conception d’allure moderne, à savoir que la matière est une condensation de la lumière, et finalement de la lumière divine. Nous trouvons cette même conception chez Hazrat Inayat — peut-être pour quelques-uns en occident est-ce un enseignement très inhabituel — mais pourtant comme une annonce nouvelle d’un ancien savoir. Ainsi il considère la lumière du soleil comme « la forme la plus dense de l’Intelligence » et pour lui l’Intelligence est « La lumière de l’Intelligence ». Il dit aussi: la matière est une forme plus dense de l’esprit et l’esprit est une forme plus fine de la matière. Nous voyons ici que l’esprit (ou la lumière) et la matière ne sont pas des contraires irréconciliables — comme dans la philosophie de Descartes. Il n’y a pas d’esprit qui ne se révèle pas aussi matériellement et il n’y a pas de matière qui soit vide d’esprit. La matière la plus dense est seulement celle dont l’esprit (la lumière) s’est éloigné le plus.

Tandis qu’il n’y a donc en vérité qu’un principe auquel la réalité doit être réduite (monisme), il semble y avoir néanmoins une place pour un dualisme. Celui-ci cependant n’est pas définitif, comme chez Descartes. C’est pourquoi j’ai choisi la terminologie: monisme qualifié — afin d’exprimer la nuance voulue. Car sans un certain dualisme, on ne saurait faire de la philosophie ; toute pensée normative et hiérarchisée dégénérerait dans la grisaille.

Le processus de la manifestation peut donc être compris comme un déplacement graduel de l’accent sur un des deux pôles: esprit et matière. Dans l’involution cet accent glisse toujours plus vers le pôle matière. Dans l’évolution du minéral vers l’homme l’accent se déplace en sens inverse.

Dans la physique moderne ce dualisme se fait jour sous la forme de la célèbre contradiction dans la nature de la lumière. D’un côté elle serait vibration — d’autre part elle consisterait en particules — donc l’ancien dilemme entre les théories de Huygens et Newton. On en a finalement conclu que la Lumière a un caractère vibratoire et corpusculaire (principe de la complémentarité).

Il y a encore pour nous une autre raison de nous intéresser à la métaphysique de la lumière. Grosseteste reliait son interdit pour ce phénomène de la nature à un intérêt égal à la géométrie, pour la raison que la lumière se comporte d’après des      lignes géométriques et des angles réguliers (penser à la progression linéaire de la lumière).

Et maintenant il se produit le fait curieux qui au début de ce siècle la géométrie s’annonce dans un terrain où nous ne l’aurions pas pensé, c’est à dire dans l’art de la peinture, dans le cubisme. C’était d’abord une réaction à l’impressionnisme. En général on trace l’origine de ce courant chez Cézanne et sa prédilection pour les cylindres, sphères et cubes. On ne saurait cependant expliquer ces lignes droites, ces angles de cette façon de peindre. Pourquoi p.e. n’y a-t-il pas eu un « circularisme » comme courant populaire? Il y a certainement eu quelque chose de ce genre, p.e. chez Albert Gleizes, mais il n’a pas fait école.

Hazrat Inayat dans son livre: « Hier, Aujourd’hui et Demain« , ose donner une explication qui semble nous renvoyer à Grosseteste.

Il dit : « Now when we come to the psychology of what they call cubism, it is a kind of impression of the light. All the different pictures of the planes are in angles, because the light strikes in the eyes in this way. Unconsciously taking that impression, the artist thinks the whole world is like that, everything in angles, and that he can make it in angles. » Cette théorie est certes inhabituelle, mais elle deviendra peut-être quand même acceptable, si l’on sait que déjà, avec le luminisme (Seurat) l’accent fut mis sur la lumière et que les peintres se trouvent en contact avec la géométrie par la théorie de la perspective. La géométrie descriptive et la perspective sont fondées sur la progression linéaire de la lumière. Il se peut qu’ici se trouve le maillon entre la lumière et le cubisme, de sorte que Hazrat Inayat peut parler d’une impression — et même d’une impression inconsciente. Cette adjonction fortifie — à mon avis — sa théorie, car elle nous donne le droit de considérer d’autres explications (celles que nous fournissent les artistes eux-mêmes) comme des rationalisations. Du moins si la théorie de Hazrat Inayat était exacte. Ceci devient d’autant plus probable que nous pourrons constater qu’il y a dans son œuvre d’autres exemples de conceptions curieuses qui plus tard se sont avérées tenir debout.

Je mentionne la question de la pyramide de Chéops, dont le Maitre dit dans le même livre, qu’il se trouve au centre du globe – et encore ce qu’il dit au sujet du gothique: « it has worked in a hidden way through all ages » – c’est à dire pendant la renaissance, le baroque et le rococo. J’ai trouvé cette conception étayée dans une étude historique d’art de A. Kamphausen, intitulée : « Gothik ohne Gott » (le Gothique sans Dieu). L’auteur démontre que l’étoile de ce style s’est couchée aussi peu que le soleil dans l’été arctique. Car dans le courant du 18ème siècle, d’abord en Angleterre, ensuite en Allemagne il a surgi de nouveau, pour se rétablir entièrement avec le Romantique; les nombreuses églises néo-gothiques qui se sont élevées jusqu’au 19ème siècle en témoignent.

Mais nous nous sommes écartés de notre sujet, bien que ce soit voulu.

La lumière a joué son rôle non seulement dans l’ontologie (théorie de l’être) mais aussi dans la théorie de la connaissance. Car déjà chez Saint Augustin et plus tard chez les Arabes et encore plus tard chez les scholastiques européens déjà mentionnes, il est question de la lumière divine, comme étant le rayonnement au dedans duquel l’homme connaît et comprend. La lumière divine ou la lumière de l’Intelligence éclaire l’homme, l’intellect de l’homme, comme le soleil rend toute chose visible pour l’œil.

J’ai le regret de ne pouvoir ici approfondir davantage; je serais obligé de faire un traité compliqué et long. Car il y a dans les diverses théories de la connaissance du moyen Age des divergences avec nos points de vue modernes, mais néanmoins il reste une convergence entre cette théorie de l’illumination d’un Grosseteste et d’un Saint Bonaventure, qui suivent la tradition de Saint Augustin et d’Avicenne et l’enseignement de Hazrat Inayat, là, où il parle de « la lumière de l’intelligence », avec laquelle et au dedans de laquelle nous contemplons mentalement les images de nos pensées, une lumière enfin qui est emprunté au « Soleil divin ».

Il est très éclaircissant de constater à nouveau chaque fois que le message Soufi parait retraduire pour nous des vérités anciennes – ou plutôt non-soumises à l’empreinte du temps – qui peuvent être oubliées pour un temps, mais finissent par faire nouveau preuve de leur actualité – d’après cette parole de Hazrat Inayat : « La vérité est toujours ancienne et toujours nouvelle ».