René Fouéré
Sur le Bonheur et la Communication

Le bonheur dont parle Krishnamurti est un bonheur qui, ne dépendant d’aucune condition particulière, est au delà de toute condition, la mort y comprise. L’absence du moi n’est pas simplement tranquillisante, elle ne marque pas seulement la fin de tous les conflits que ce moi engendrait, elle marque l’entrée dans l’inconnu, l’avènement d’une présence réelle et indicible.

(Revue Être Libre, Numéros 164-166, Septembre-Novembre 1959)

Le bonheur dont parle Krishnamurti est un bonheur qui, ne dépendant d’aucune condition particulière, est au delà de toute condition, la mort y comprise.

L’absence du moi n’est pas simplement tranquillisante, elle ne marque pas seulement la fin de tous les conflits que ce moi engendrait, elle marque l’entrée dans l’inconnu, l’avènement d’une présence réelle et indicible.

Un état de bonheur commun, même s’il survient au point de rupture d’une tension prolongée et insupportable, n’est aucunement incommunicable et moins encore insolite.

La communication n’est pas le transfert de l’état d’une personne à une autre personne. Elle signifie simplement que, par l’intermédiaire d’un mot ou d’un signe, l’un des interlocuteurs peut évoquer dans l’esprit de l’autre une image, au moins approximative, de son propre état. Si je dis « je souffre » ou « je suis heureux », on comprend ce que je veux dire, bien qu’on n’ait pas l’expérience vivante, plénière et actuelle de ce dont je parle. On se représente mon état et ses prolongements possibles sur le plan du comportement.

La communication se fait à partir d’un fonds de souvenirs que les mots du langage désignent sélectivement. Mais si j’éprouve quelque chose de vraiment inconnu au commun des hommes, toutes les ressources du langage sont impuissantes à le communiquer. Mon interlocuteur n’ayant aucun souvenir personnel d’un pareil état, tous les mots que je pourrai lui dire ne feront que l’égarer, puisqu’ils n’appelleront que des souvenirs de ce qu’il connaît et que, par hypothèse, ce dont je veux lui parler n’a pas d’équivalent dans ses souvenirs. Il n’y a pas de récognition possible. Et c’est bien ce que dit Krishnamurti. Quand le moi s’efface complètement et définitivement, dit-il, la Réalité ou Dieu apparaît.

Et Dieu n’est pas quelque chose qui puisse être reconnu, quelque chose dont on a eu l’expérience. Autrement, ce ne serait pas l’éternel, ce ne serait pas l’inconnu.

Si un être est foncièrement, absolument heureux — c’est-à-dire à jamais unifié — il ne peut être troublé parce qu’on lui parle d’un bonheur avec majuscule. Pour seulement pouvoir s’intéresser à ce bonheur majuscule, il faut qu’il ne soit pas entièrement satisfait de son bonheur actuel. Il faut qu’il ne soit pas tout à fait heureux, tout à fait sûr de son bonheur. On ne peut désirer sortir que d’un bonheur indigent. L’homme qui se dit heureux et qui sent s’élever en lui ne fût-ce que la tentation de rechercher un autre bonheur, avoue par là même que son « bonheur » est de surface, n’est qu’une illusion de bonheur, et qu’il en a secrètement conscience.

Ce n’est pas tant que les gens qui ont un bonheur sans majuscule puissent être vainement troublés parce qu’on leur parle d’un bonheur avec majuscule. C’est bien plutôt que leur bonheur avec une minuscule, auquel ils donnent une fausse majuscule, les rend aveugles à la possibilité d’un autre état qui n’est ni plus grand ni plus petit, mais radicalement autre, qui appartient à une autre dimension, à une dimension éternelle du monde et de la vie. C’est cet état qui constitue le bonheur réel, le bonheur intemporel, au: delà des mots, des recettes, des formules, au delà des bonheurs à bon marché où se cache le ver de la peur. Les gens « heureux », dont on parle bien facilement, ne le sont que quand la mort n’est pas à leurs trousses ou à celles des êtres qu’ils aiment. Autrement leur bonheur devient une douloureuse grimace. De telles gens essaient de se persuader qu’elles sont heureuses, mais ne parviennent pas à s’en convaincre tout à fait.