Rodica Prato
Tchouang-Tseu le dernier grand taoïste de l'antiquité chinoise

Ainsi donc, la musique de la terre est formée de sons qui sortent d’une multitude d’orifices, de même que celle de l’homme est formée de sons issus de l’assemblage de tubes de bambou. La musique du ciel est formée par des sons combinés de mille façons diverses, dont chacune n’émane que de soi-même. Mais qui donc déclenche cette spontanéité universelle ?

(Revue Le Lotus Bleu. No 3. Mars 1989)

Savoir ce contre quoi on ne peut rien et l’accepter comme sa destinée, voilà la vertu suprême.

Tchouang-Tseu

Habillé d’une robe de grosse toile fort rapiécée, les chaussures attachées aux pieds par des ficelles, Tchouang-Tseu se promenait dans la campagne. Il regarda autour de lui et perçut le ciel et la terre en parfaite harmonie. Alors, il se laissa envahir par la force qui pénètre tout, qui circule en tout et opère en tout : le Tao qui fait fusionner l’homme et la nature avec le ciel et la terre. Serein, il s’assit à l’ombre d’un arbre et, écoutant la nature, il se dit : « Ainsi donc, la musique de la terre est formée de sons qui sortent d’une multitude d’orifices, de même que celle de l’homme est formée de sons issus de l’assemblage de tubes de bambou. La musique du ciel est formée par des sons combinés de mille façons diverses, dont chacune n’émane que de soi-même. Mais qui donc déclenche cette spontanéité universelle ?

Pensif à sa propre question, Tchouang-Tseu reprit sa route. Des arbres rabougris bordaient le chemin poussiéreux. Des herbes sèches sortait un bourdonnement d’insectes. « Soi-même est aussi l’autre », se dit-il; « l’autre est aussi soi-même. L’autre a ses propres conceptions de ses affirmations et de ses négations. Soi-même a également ses propres conceptions de l’affirmation et de la négation. Y a-t-il vraiment une distinction entre l’autre et soi-même, ou n’y en a-t-il point ? Que l’autre et soi-même cessent de s’opposer, voilà le pivot du Tao. Ce pivot se trouve au centre du cercle et s’applique l’infinité des cas. Les cas de l’affirmation sont une infinité; les cas de la négation le sont également. Le mieux est d’avoir recours à l’illumination ».

Un oiseau virevolta devant lui et l’arrêta dans ses méditations. Il arriva en vue d’un village qu’il ne connaissait pas. Il s’arrêta un moment pour observer ce groupe de maisons. Le soleil était maintenant bas dans le ciel et jouait à changer les proportions et les formes des toits et des maisons, en y couchant des ombres çà et là. Un chien aboyait dans le lointain. Tchouang-Tseu se laissait pénétrer par la quiétude du lieu quand il entendit non loin de lui, une violente altercation entre deux individus. Aussitôt, il reprit son chemin en prenant soin d’éviter ce village. II se mit alors à déplorer la rivalité d’idées chez les humains, leurs conflits perpétuels et leur tendance à oublier leur origine commune. « Penser, n’est-ce pas morceler les idées et agir; n’est-ce pas choisir une idée et en exclure toutes les autres ? »

Tchouang-Tseu avait oublié maintenant les hommes qui se disputaient et les idées moroses que cela lui avait occasionnées. Il marchait même d’un pas plus vif, et du bout de son bâton, il jouait avec les pierres du chemin. Il souriait. Il se souvenait de son histoire de « Rapidement » et de « Soudainement ». Rapidement était le souverain des mers du Nord. Un jour, Rapidement et Soudainement se rencontrèrent au pays d’Indistinction qui les reçut avec beaucoup de bienveillance. Rapidement et Soudainement voulurent récompenser Indistinction de son bon accueil, et ils se dirent : « L’homme a sept orifices pour voir, écouter, manger et respirer. Indistinction n’en a aucun. Nous allons lui en percer. » S’étant mis à l’œuvre, ils lui firent un orifice par jour. Au septième jour, Indistinction mourut.

Mais alors qu’il souriait toujours en se remémorant l’histoire du pauvre Indistinction, il abordait l’entrée du village qu’il avait voulu éviter. Et puisque ses pas l’y avaient conduit contre sa volonté, il décida de s’y arrêter un moment pour comprendre ce que le Destin essayait de lui montrer. Il s’assit près de la fontaine où il faisait frais. Une activité ralentie réglait la vie de ce village. Tout lui paraissait paisible et il voyait que la paix semblait régner parmi les habitants. Mais soudain, il se rappela pourquoi il avait voulu éviter ce village et, tristement, il se dit que « la paix procurée par ce qui n’est pas en paix, cette paix-là n’est pas la paix; la preuve fournie par ce qui n’est pas prouvé, cette preuve-là n’est pas probante. La simple vision des choses est asservie par les choses; seul l’esprit est probant. Que la vision ne vaille pas l’esprit, on le sait depuis longtemps. Mais le sot se fie à ce qu’il voit dans ses rapports avec les hommes. Quelle tristesse ! »

Ayant tiré la leçon de son détour par ce village, il repartit plein d’espoir. Passant non loin du mont Kou-Ché, il évoqua les génies qui l’habitent. « Leur peau est pareille à de la neige brillante. Ils sont délicats comme des vierges, ils ne mangent aucune des cinq graines, mais ils hument le vent et boivent la rosée. Ils montent sur les nuées et chevauchent les dragons volants pour aller au-delà des quatre mers. La simple concentration de leur esprit guérit les maladies des êtres et procure la maturité des récoltes. »

Le soleil ne donnait plus que quelques rayons, et Chouang-Tseu décida de s’arrêter pour la nuit. Avisant un rocher à l’aspect accueillant, il alla s’y asseoir. Puis il sortit un fruit de sa besace, et lentement, le mangea. Pendant qu’il mastiquait, il retraçait mentalement sa ligne de conduite comme il le faisait fréquemment pour être sûr de ne pas s’en éloigner : essayer de se perfectionner sans chercher à s’imposer; on ne change pas les hommes du dehors; il faut s’amender d’abord soi-même et seulement, ensuite, son influence se répandra; et surtout, vivre à l’écart, parce que montrer ses vertus, c’est détruire l’harmonie et exciter l’envie et la jalousie de ses semblables.

Il pouvait s’endormir tranquille, il n’avait pas enfreint sa règle. Allongé sur le rocher, sa robe serrée autour de lui, il regardait les premières étoiles s’allumer une à une dans le ciel. Ses yeux se posèrent sur un arbre voisin, de grande taille, au tronc tortueux et qui ne portait pas de fruit. Satisfait, il se compara à celui-ci. « Lorsque l’azérolier, le poirier, l’oranger, le pamplemoussier portent leurs fruits mûrs, ils sont saccagés; leurs grosses branches sont brisées, et les menues branches étirées. Du fait qu’ils sont utiles à l’homme, ils subissent des misères pendant toute leur vie et périssent prématurément. Ils attirent sur eux leur propre destruction. Il en va de même pour tous les êtres du monde. Il y a longtemps que je cherche l’inutilité. Et voici qu’aujourd’hui, menacé de mourir, je l’obtiens. Cette inutilité m’est d’une grande utilité. Si j’étais bon à quelque chose, comment aurais-je pu atteindre une pareille taille ? »

Au petit matin, Tchouang-Tseu reprit sa route. Le soleil n’avait pas encore séché la rosée, et toute la nature paraissait fraiche. Ses chaussures ne soulevaient pas de poussière, un oiseau chantait de bonheur, un coq dans le lointain faisait entendre ses cris, la clarté douce qui émanait de l’horizon réchauffait son vieux corps. Tout semblait si harmonieux qu’il pensa être entré dans le royaume du roi éclairé. « Ce fameux roi qui étend partout ses bienfaits, mais ne fait pas sentir qu’il en est l’auteur. Il aide et améliore tous les êtres sans que ceux-ci sentent qu’ils sont sous sa dépendance. Le monde ignore son nom et chacun est content de soi. Ses actes sont imprévisibles et il s’identifie avec le néant. »

Mais il savait maintenant qu’il n’était pas entré dans le royaume du roi éclairé. Il cheminait, et le soleil avait séché toute fraicheur, et son sentiment matinal avait fait place à sa méditation, compagne fidèle, qui lui disait : « Applique-toi au détachement, concentre-toi dans le silence, conforme-toi à la nature des êtres, sois sans égoïsme, alors seulement, le monde sera en paix. » Tchouang-Tseu fut satisfait de cette pensée. Et il s’arrêta pour mieux la savourer. Il s’assoupit. « Et il rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort, et ignorant qu’il était Tchouang-Tseu lui-même. Brusquement, il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Tchouang-Tseu. Il ne sut plus alors s’il était Tchouang-Tseu rêvant qu’il était un papillon, ou s’il était un papillon rêvant qu’il était Tchouang-Tseu ».

Rodica PRATO