Kenneth White
Tradition, modernité ...Et au-delà

Kenneth White propose, dans cette étude, de réaliser une synthèse heureuse de tous les enseignements disponibles qu’ils soient d’extrême-Orient, d’Orient, survivance du celtisme, du judaïsme ou du christianisme. Par cette synthèse qui nous est offerte l’homme peut, s’il le veut, réellement progresser et développer cette spiritualité qui lui fait tant défaut.

(Revue 3e Millénaire. No 5 ancienne série. Novembre-Décembre 1982)

«Comment échapper à cette époque

moderne, et réapprendre

respirer? »

(William Carlos Williams)

Poète, écrivain et amoureux de toutes les traditions, Kenneth White propose, dans cette étude, de réaliser une synthèse heureuse de tous les enseignements disponibles qu’ils soient d’extrême-Orient, d’Orient, survivance du celtisme, du judaïsme ou du christianisme. Par cette synthèse qui nous est offerte l’homme peut, s’il le veut, réellement progresser et développer cette spiritualité qui lui fait tant défaut.

Voici une grande ville moderne, avec des ensembles bétonnés. Qu’est-ce qui frappe d’abord? La circulation. Des énergies individuelles, des idées? Non. Des autos. N’insistons pas sur les nuisances mineures comme les gaz d’échappement et le bruit infernal. Au-delà des nuisances, il y a l’énorme ennui de la vie moderne, dû principalement au fait que nous vivons sous la dictature d’un système technicien monstrueux et monotone. Un historien de la culture des villes, Lewis Mumford, appelle cela une cacotopie. C’est ça, pas une utopie, ce rêve que l’Occident poursuit depuis au moins Platon, une cacotopie. Et dans le même ordre d’idées, mais dans un langage plus cru, quelqu’un a dit que la modernité, quand on met la logique historique (Antiquité – Moyen Age – Modernité, n’est-ce pas?) entre parenthèses, et qu’on regarde vraiment ce qui est là, eh bien, c’est tout simplement de la merdonité.

Gigantisme. Surpopulation. Logique réductrice. Organisation Man (celui qui ne vit que pour la «boîte»). Débâcle. Collapse. Effet dinosaure. Faux progrès. Gangrène. Dégradation rapide. Détérioration de l’environnement. Etouffement. Surmédicalisation. Pollution. Saturation. Nécrose. Homme unidimensionnel. Entropie. Croissance cancéreuse…

J’aligne là pêle-mêle quelques termes pris dans toute une série de livres parus ces dernières années sur la «crise de la modernité». On pourrait continuer la liste. Mais à quoi bon? Tout le monde est au courant.

Alors, que faire?

Je pense à une phrase de Valéry, dans ses Cahiers : «Il n’y a qu’une chose à faire: se refaire. Ce n’est pas simple

Et je pense à un autre passage des mêmes Cahiers où Valéry évoque ces moines du Moyen Age qui, constatant la fin d’une civilisation, s’isolaient et écrivaient d’immenses poèmes — pour personne (mais qui sait?).

Le but serait donc celui-ci: essayer de maintenir et de développer la notion d’une vie complète et d’une action souveraine (j’emprunte le terme à Georges Bataille), c’est-à-dire non subordonnée à des programmes utilitaires immédiats, mais se voulant à la mesure, tant soit peu, du monde: ce monde que nous avons perdu de vue en créant nos cités.

S’isoler (plus ou moins) — en vue d’une activité qui ne soit pas un activisme. Et en vue d’un monde qui ne soit ni mondain ni immonde (encore que tout compte fait, je préfère l’immonde au mondain: le pur est plus proche de l’impur que du stérile).

* *

Le mauvais coup de Descartes

Quand on prend ainsi ses distances et qu’on se situe en dehors des catégories en cours, les catégories subversives et oppositionnelles y comprises, on est suspect. Dans un pays très politisé et sectarisé comme la France, par exemple, pour les gens de droite, on sera de gauche, pour les gens de gauche, on sera de droite, et pour les centristes, on sera… excentrique. On ne peut que rire en attendant moins de myopie. A la question: «Comment vous situeriez-vous sur l’échiquier politique?», Kostas Axelos répond: «Au-dessus et à gauche de la distinction entre droite et gauche. Musique — pratiquement inaudible — de chambre et de plein air.» Pour élargir un peu le débat, et pour rire un peu, disons que l’animal cosmopoétique (paléolithique et postmoderne?) n’entend pas la même musique que l’animal politique (seulement politique) dont le système d’appréhension et de compréhension a été établi par Aristote. Ce système d’appréhension et de compréhension ayant mené à la cacotopie que tout le monde constate, qui sait si le moment n’est pas venu pour tout le monde d’essayer d’entendre autre chose.

Aujourd’hui, les discours que l’on entend sont soit politiques soit techno-scientifiques. Ce dont je parle c’est d’un art, d’un art-de-vie fondamental, qui ne s’intègre facilement ni à «la culture» ni à la polis telle qu’elle est.

«La connaissance la plus approfondie, dit encore Valéry, ne peut qu’être un art, et non une science. Un art du gouvernement et du maniement de soi-même, un art de susciter, d’arrêter, d’utiliser, de développer… le tout soi-même

On dira, évidemment, l’ambiance étant aussi psychologisée à l’extrême, que cela est «narcissique» (précisons en passant que le mythe de Narcisse n’a rien à voir avec le narcissisme psychologique), donc répréhensible. Ce fut la critique adressée en France au livre de Roszak, L’Homme Planète (livre de second rang, certes, mais il en faut pour ouvrir la voie à des œuvres primordiales), qui fut une tentative pour dépasser, du moins en esprit, en changeant de discours, la séparation de l’homme et du monde qui est à la base de notre culture (et qui remonte aux idéalistes grecs et aux anti-naturalistes chrétiens), et dont la formule la plus frappante a été trouvée par Descartes quand il établit la fameuse et néfaste distinction entre la res cogitans (la chose pensante, l’homme) et la res extensa (la chose étendue, la nature). Avec cette formule, Descartes marque très nettement le début de la modernité, où la nature — ou le dehors (das Aussen), comme dira Rilke, afin d’aller plus loin que la Naturschwärmerei romantique — disparaît de plus en plus, au profit (?) d’un être cogitant qui ne sait plus où donner de la tête (heureusement qu’il y a les ordinateurs).

* *

Se dé-faire pour se re-faire

On peut — il faut être lucide — se rendre compte de toutes les difficultés, de toute la masse de la médiocrité, cultivée ou non, et, pire, de toute puissance de la médiocratie, mais ce n’est pas une raison pour se réfugier dans la délectation morose ou pour faire un hara-kiri intellectuel. Il y a encore du possible.

Adolescent, je relisais souvent cette page de Camus (Noces) un peu trop pathétique peut-être à notre goût actuel, mais peu importe, il faut saluer de tels textes qui ont pu jalonner une voie. Je cite donc (je cite souvent, on me le reproche, mais c’est par reconnaissance):

«Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches… Ce n’est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux… La méditation de leur exemple m’enseigne que si l’on veut sauver l’esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. N’y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l’esprit, il suffit de travailler pour lui

Revenons à cette notion: se refaire. Afin d’éviter tout attachement un peu trop raide à des valeurs et à des vertus, il me semble que ce re-faire doit passer par un dé-faire, ce qui n’implique pas une défaite, mais une dissolution.

A la première page de son livre (qu’il dédie à Mumford, celui qui parlait de cacotopie), Roszak cite l’Irlandais Yeats: «Les choses se désintègrent, le centre ne peut tenir, l’anarchie est lâchée sur le monde», et il commente: «Ainsi se lamentait William Butler Yeats dans l’une de ses plus célèbres prophéties apocalyptiques sur le XXe siècle. Mais parfois, une société se désintègre en libérant de l’énergie. Et ce qui peut paraître de l’anarchie du point de vue du centre bien assis d’une culture, est peut-être la naissance difficile d’un ordre social nouveau qui sera demain plus humain. Il existe des formes de désintégration créatives

Ne pensons pas trop vite à un «ordre social nouveau» (on retomberait dans de vieilles ornières), considérons ces libérations d’énergie. L’une des plus grandes s’appelle Nietzsche.

Nietzsche dit beaucoup de choses, dont la plupart sont d’une importance primordiale et mondiale (d’autres étant à mettre sur le compte d’une situation psychologique personnelle), mais ce qui compte en premier lieu, c’est cette danse d’énergie, réjouissante en elle-même.

Nietzsche, c’est le possible. Ni l’être, ni le néant — le possible. Et le possible se présente sous les apparences de la multiplicité, du foisonnement et de la turbulence, car aucun concept ne le contient, aucune étiquette ne le couvre. Chaoticisme, dirais-je. L’idée devient femme, dit Nietzsche. La logique se transforme en érotique, la vérité en vertige, et la personne, libérée de la dictée socio-morale, en passion de l’inconnu. La vie et la pensée, la vie de la pensée et la pensée de la vie, deviennent un chef d’œuvre inconnu.

«Le vieux maître n’a pas ébranché», écrit Michel Serres à propos du peintre du chef d’œuvre inconnu dans le roman de Balzac, il n’a pas ébarbé son incertitude, il a laissé foisonner le possible. Il remonte la pente, il remonte le temps, vertigineusement, il rajeunit. L’homme d’œuvre naît vieux et meurt jeune. L’homme d’œuvre renverse le temps. Vous reconnaîtrez le penseur à ce qu’il va de la vérité aux possibles… Le vieux fou est sur le chemin du secret inconnu de la vie (c’est nous qui soulignons).

Je pense à un autre vieux fou, sorti d’une tout autre tradition que le héros de Balzac – Hokusai, le maître de la vie flottante :

«Dès l’âge de six ans, une curieuse manie de dessiner toutes sortes de choses s’empara de moi. A cinquante ans, j’avais produit un grand nombre d’œuvres de tous les genres possibles, mais aucune ne me laissait satisfait. Le travail effectif commença pour moi dans ma soixante-dixième année. Maintenant, à l’âge de soixante-quinze ans, commence à s’éveiller en moi un véritable sentiment de la nature. C’est pourquoi j’espère qu’à quatre-vingts ans, je pourrai atteindre une certaine puissance d’intuition qui se développera jusqu’à ma quatre-vingt-dixième année, en sorte qu’à l’âge de cent ans je pourrai probablement affirmer que mon intuition était celle d’un véritable artiste. Et s’il m’était accordé de vivre jusqu’à cent dix ans, je crois qu’une compréhension vivante et vraie de la nature rayonnerait de chacune des lignes, de chacun des points que je tracerais… J’invite ceux qui vivront aussi longtemps que moi à s’assurer si je tiendrai parole. Ecrit à l’âge de soixante-quinze ans par moi, appelé autrefois Hokusai, le Vieil Homme Fou de peinture. »

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A notre disposition, toutes les traditions

Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui (en dehors des «nouveaux» et des «néo» qui encombrent les plates-formes et font partie du cirque culturel), c’est que nous avons plusieurs traditions à notre disposition, dont l’une complète l’autre. Nous ne sommes plus obligés de nous insérer dans la lignée d’une seule tradition. C’est-à-dire que nous pouvons faire mieux qu’une renaissance (toujours un peu bruyante et brouillonne). A la place d’une lignée, nous avons un réseau. Si on utilise bien ce réseau, on dépasse à la fois les cultures nationales, toujours partielles, et le cosmopolitisme creux qui leur fait suite.

A quelles traditions avons-nous accès? D’abord à celles qui constituent, globalement, la tradition occidentale, c’est-à-dire la tradition gréco-romaine et la tradition judéo-chrétienne. Ensuite (mais il n’y a pas de «suite»), on peut nommer la tradition hindoue, la tradition sino-japonaise, la tradition africaine, la tradition islamique, la tradition amérindienne et, pour revenir en Europe, où nous avons notre résidence, la tradition celte.

Il est certain que pénétrer dans une tradition demande énormément de travail. Telle qu’elle se trouve traduite dans nos sociétés, une tradition n’a que très peu à voir avec sa force originelle. Elle est tout au plus catéchiste et classiciste, c’est-à-dire réduite à des formes limitées, et notre éducation est rarement une initiation.

C’est à la poésie de chaque époque de maintenir le sens et la dynamique de la tradition. C’est à la poésie de notre époque de faire reconnaître et de faire irradier ce que j’ai appelé le réseau.

Pour entreprendre et mener à bien un tel labeur, il faut être un «vieux fou», et il faut commencer jeune. Hegel l’avait bien dit: à l’époque moderne, la poésie se trouverait confrontée à une telle masse prosaïque qu’elle n’arriverait pas à se frayer un chemin. «Pourquoi être poète en un temps de manque?», disait Hölderlin qui, ayant entrepris un tel travail, allait se trouver, comme d’autres, dans une situation telle qu’il en est devenu fou. Après tout, on peut être «poète» à moins de frais. On peut faire de ces mots-croisés supérieurs qu’on appelle quelquefois «poésie moderne». Et puis n’appelle-t-on pas «poète» dans notre contexte culturel celui qui s’en tire avec trois rimes et deux accords de guitare? T.S. Eliot, l’auteur d’un des grands poèmes de la modernité, La Terre Gaste (The Wasteland) dit que si l’on veut être poète au-delà de 25 ans, c’est-à-dire que si l’on veut être capable d’exprimer autre chose que sa personne, en se contentant d’une vague «créativité», dont l’idéologie court les rues aujourd’hui, il faut être prêt à assumer le labeur traditionnel et transtraditionnel dont j’ai parlé. Mais, encore une fois, pourquoi vouloir être poète au-delà de 25 ans? Le moment venu, on peut se convertir à des genres demandant nettement moins d’énergie intellectuelle et nerveuse: le roman, par exemple. De Hölderlin aux «romans de la rentrée»…

Pourquoi donc entreprendre un si immense labeur? Eh bien, parce que l’on croit, malgré tout, à la culture, à l’éducation, à la paideuma, mais d’abord et surtout, si étrange que cela puisse paraître, pour le plaisir — un plaisir qui consiste à se sentir complètement hors de soi et pourtant relié au monde. Je pense aux marches, de Nietzsche le long de la baie de Santa Margherita, où Zarathoustra l’accompagnait, et à ce qu’il dit dans cette autobiographie-éclair qu’est l’Ecce Homo: «Si l’on était le moins du monde superstitieux, on ne saurait comment repousser la notion que l’on n’est qu’une incarnation, le médium de puissances supérieures.» Je pense aussi à ce que dit Rilke, à propos de ces «journées d’immense obédience» et à ces «orages de l’esprit» qu’il connaissait, notamment au moment où il écrivait les élégies de Duino. Après de tels orages, il y a une sensation de clarification absolue et des moments (malgré tout) de totale réconciliation avec le monde. Je pense encore à Rilke qui, ayant terminé un long travail poétique, sort au clair de lune et caresse, comme s’il s’agissait d’un vieil animal, les murs du petit château Muzot. Ce qui fait surgir dans mon esprit l’image du vieux John Cowper Powys posant, sous la pluie, son front sur une des grosses pierres couvertes de lichen de Stonehenge.

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Au-delà de la «scène culturelle»

Quels sont les «vieux fous» de la modernité, qui dépassent et de loin, l’art moderne, et qui existent, car ce sont des existants, pas seulement des «artistes», dans un espace bien au-delà de la «scène culturelle contemporaine» (c’est pour cela qu’ils sont détestés par ceux qui n’ont que cette scène-là pour leurs ébats et débats). Sans vouloir dresser une liste exhaustive, on peut en nommer quelques-uns: Nietzsche, Dostoïevski, Van Gogh, Ezra Pound, Gauguin, Rilke, James Joyce, John Cowper Powys, Hug MacDiarmid, D.H. Lawrence, Joseph Delteil, Henry Miller…

Beaucoup de folie, beaucoup d’aberrations, certes, mais de grands paysages existentiels et intellectuels où il fait bon s’aventurer, un rapport, révolutionnaire et fertile, avec la tradition (les traditions) et surtout, puisque, ces «vieux fous» puisent au-delà d’eux-mêmes, une immense vitalité — cette «grande santé» dont parlait Nietzsche et dont René Char parle à son tour: «La vitalité du poète n’est pas une vitalité de l’au-delà mais un point diamanté actuel de présences transcendantes et d’orages pèlerins.» Là encore, vocabulaire un peu trop grandiloquent (nous avons à nous débarrasser de la poésie, et de toute la rhétorique qu’elle charrie depuis la Renaissance), mais une vérité fondamentale.

Enfin, la présence du mot «au-delà» dans cette citation me permet de préciser, s’il en était besoin, que le même mot dans le titre de cet essai n’implique aucunement dans mon esprit la notion d’un quelconque «arrière-monde». Non. Mon but est d’explorer le champ du possible, et ce possible implique un au-delà de la modernité, et peut-être aussi, un au-delà des traditions.

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A l’extrême pointe de la modernité, un désert blanc

L’utilisation de la tradition (des traditions) à l’époque moderne a été diverse. Pour Eliot, elles fournissaient avant tout un bastion contre la médiocrité et la confusion. Pound y cherchait des foyers d’énergie. Perdu dans megalopolis, Miller y voyait miroiter des horizons paradisiaques. MacDiarmid y entend les accents d’une «grande musique». Avec elles, Joyce, autre Aquin, mais pas très catholique, fait son immense somme mytho-linguistique. Yeats aurait aimé fonder en Irlande une unité culturelle nationale ayant sa base dans la tradition celte (telle que, confusément encore, il la percevait), mais, ayant constaté, amèrement, que cette entreprise s’enlisait dans des discussions et des réalisations de plus en plus médiocres (ce qui devrait être une leçon pour tous les nationalismes, mais ne le sera pas), il préférait à la fin de sa vie abandonner ce projet et «marcher nu», contemplant là, un visage de jeune fille, ici un caillou ou un fragment d’os amené par la marée sur le sable…

En fait, à l’issue, à l’extrême-pointe de la modernité, s’ouvre et s’étend un espace désertique, nu et blanc. C’est comme si l’on avait bouclé la boucle, et retrouvé un espace premier : Georges Bataille (L’Expérience intérieure) l’évoque en termes de désert:

«Je dirai du « désert » qu’il est le plus entier abandon des soucis de « l’homme actuel », étant la suite de « l’homme ancien »… Il n’est pas un retour au passé: il a subi la pourriture de « l’homme actuel » et rien n’a plus de place en lui que les ravages qu’elle laisse — ils donnent au « désert » sa vérité « désertique », derrière lui s’étendent comme des champs de cendre le souvenir de Platon, du christianisme et surtout, c’est le plus affreux, des idées modernes. Mais entre l’inconnu et lui s’est tu le piaillement des idées, et c’est par là qu’il est semblable à l’homme ancien: de l’univers il n’est plus la maîtrise rationnelle (prétendue), mais le rêve

A son tour, plus récemment encore, Michel Serres (Genèse) l’évoque en parlant du «ballet d’Albe»:

«C’est le dernier ballet. Il n’a pas d’argument, il n’a pas d’histoire. Il est le ballet blanc, il raconte la remontée vers Albe. La place que j’évoque, la place royale, carrefour où César est passé, espace du calculateur ou scène du danseur, est la place d’Albe. Albe est notre origine, elle est notre matrice, elle est, sous les fondements de la ville, la ville mère. Elle est, blanche, la ville mère sous la ville sainte. Elle est la place de notre naissance, elle se nomme Albe la Blanche. Pour être digne de penser, pour savoir calculer, pour composer musique ou prière ou poème, pour être investi de langage, pour être digne de danser, il faut avoir fait son pèlerinage vers Albe la Blanche. Quand Zola remonte, au Rêve, à un livre tout blanc, où se perdent les noms propres, où s’effacent les traces des corps, où sont gommées les marques des fautes sous le coton immaculé, sous le chrême de l’extrême-onction, quand Melville, par toutes mers, court à mort la baleine blanche, blanche de terreur, blanche d’extase, quand meurt le baleinier de la rencontrer, quand Musil construit un espace et un être sans qualités, quand j’évoque le ballet d’Albe, nous sommes tous en quête de ce que Platon nomma la chôra, espace lisse et blanc d’avant le signe…»

On voit qu’il n’y a pas d’accord total sur les références: chez Bataille, Platon sort; chez Serres, il rentre. Peu importe. On n’est pas obligé, non plus, d’être d’accord sur les métaphores, plus ou moins mélangées. Mon but ici n’est pas de faire de la critique poétique ou philosophique, mais de dégager une topologie. Ce dont on peut être sûr, c’est que ce lieu/non-lieu existe actuellement, à la pointe extrême de la modernité, dans les esprits. La grande distinction, la seule qui soit vraiment importante, se situe entre ceux qui voient cet espace sous le signe négatif, donc frappé d’absence (je pense, par exemple, à Maurice Blanchot), et ceux qui y voient la possibilité d’une nouvelle présence. C’est la différence entre un lac gelé (Mallarmé) et une mer agitée. Il est d’ailleurs significatif que de Bataille à Serres, l’espace en question, de «désert» est devenu marin.

* *

Il y a un grand désir de briser l’écorce

C’est sur un rivage, devant une mer agitée, que se trouve Nietzsche après s’être frayé un chemin à travers le labyrinthe de la modernité. Tout le monde connaît le Nietzsche magistral, incisif et parfois criard. Ici, à l’issue du labyrinthe, c’est un Nietzsche contemplatif, beaucoup moins connu, qui apparaît. Voici une page du Gai Savoir :

«Cette vague s’approche avec avidité comme s’il s’agissait d’atteindre quelque chose! Elle rampe avec une hâte épouvantable dans les replis les plus cachés de la falaise! Elle a l’air de vouloir prévenir quelqu’un. Il semble qu’il y a là quelque chose de caché, quelque chose qui a de la valeur, une grande valeur. Et maintenant elle revient, un peu plus lentement, encore toute blanche d’émotion. Est-elle déçue? A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait? Prend-elle cet air déçu? Mais déjà s’approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme, elle aussi, semble pleine de mystère, pleine d’envie de chercher des trésors. C’est ainsi que vivent les vagues. C’est ainsi que nous vivons, nous qui possédons la volonté! Je n’en dirai pas davantage

Dans cet espace extrême, au-delà de la Terre Gaste et de tout Paradis, qu’y a-t-il à atteindre (à connaître, à sentir), et quels sont les moyens pour l’atteindre?

Bataille parle d’une sorte de rêve planétaire. Nietzsche parle trop «poétiquement presque, de «mystère», de «trésors», et puis se tait brusquement. Hokusai, l’on se rappelle, parlait de «puissance d’intuition» et de «véritable sentiment de la nature».

Nous nous trouvons dans un domaine intellectuel complexe et subtil.

Le mot «intellectuel» peut surprendre. C’est que, dans notre contexte culturel appauvri, le mot évoque des êtres sursophistiqués, névrosés et existentiellement creux. Mais il n’en est pas de même dans un contexte traditionnel. Si l’on traduit «intellectuel» en vieux chinois, on trouve: homme du vent et de l’éclair. Cela renouvelle singulièrement le mot! On peut penser à «l’homme de lumière» de la tradition iranienne. Et à Spinoza (dont le rapport à la tradition juive n’est pas simple) polissant ses verres dans son atelier à Rhynnsburg…

Frithjof Schuon (De l’Unité transcendante des Religions) parle de «la connaissance intellectuelle», de «l’intuition intellectuelle», qu’il situe au-delà et de la religion et de la philosophie. Si toute religion a sa propre coloration, l’intuition intellectuelle serait «la conscience de l’essence incolore de la lumière et de son caractère de pure luminosité». Toute tradition, aussi, étant limitée, par définition (par le fait qu’elle doit se définir dans un contexte socio-culturel donné), elle laisse nécessairement en dehors d’elle une ultime possibilité «d’essence universelle». On indique cette ultime possibilité beaucoup plus dans les traditions purement métaphysiques de l’Inde et de l’Extrême-Orient que dans les traditions religieuses, ratiocinantes et moralisantes de l’Occident, où l’accent est sur le salut, où «l’orgueil intellectuel» est un péché, où l’orthodoxie occulte presque totalement ce que l’on pourrait appeler «la voie de rupture» ou «la voie du dehors». Mais même dans le christianisme, si lourd et verbeux, on sait que «l’esprit souffle où il veut». Et Meister Eckhart dit: «Si tu veux le noyau, tu dois briser l’écorce.»

Aujourd’hui, en Occident, où à peu près toutes les formes ont survécu à elles-mêmes, mais où subsiste dans la conscience une carapace, il y a un grand désir de «briser l’écorce», un grand désir d’universel (non pas un universalisme impérialiste, comme celui de l’église chrétienne, par exemple, mais un universalisme intellectuel). De là l’intérêt pour les traditions plus purement métaphysiques de l’Orient (qui rejoignent, d’ailleurs certains courants souterrains de l’Occident) et pour toutes sortes de techniques de déconditionnement, au-delà de l’éternel discours autour de la «condition humaine». Or, on sait qu’un Krishnamurti déconseille ces techniques parce que, du fait qu’elles maintiennent si subtilement que ce soit le sens de l’effort egoïque, elles constituent le dernier écran entre l’esprit-intelligence et le champ des champs. Le terrain devient encore plus complexe. C’est ici que la logique doit vraiment se faire érotique, car le moindre faux mouvement gâche tout. Il se peut même que nous n’ayons pas encore de vocabulaire adéquat pour en parler (de là, d’ailleurs, la nécessité d’une poésie). Pour Krishnamurti, la pensée s’avère inutile dans ce domaine: «La pensée est capable de créer l’instrument le plus merveilleux — pour aller jusqu’à la Lune, jusqu’à Vénus — mais elle ne pourra jamais avoir un contact avec « l’autre », c’est-à-dire Cela» (Tradition et Révolution). Il faut se situer au-delà de la conscience, dépouiller l’esprit de tout élément psychologique. L’intelligence, force de renouvellement, ne peut se faire jour que quand la conscience se tait. «Quand la matrice est vide, le renouveau se produit». Elimination donc de la conscience, rassemblement d’énergie et ensuite une attention non forcée. Voilà les conseils de celui qui est sorti de la tradition hindoue, et qui se situe en dehors de toutes les traditions, systèmes et méthodes, pour atteindre à l’au-delà de nous-mêmes.

* *

Enfin, quelle que soit la méthode, ou la non-méthode, que l’on adopte — j’opterais personnellement pour une activité polymorphe — c’est dans le «désert» (rivage, lande, montagne, forêt ou mansarde) que «cela se passe». C’est là que le travail postmoderne (si l’on pense en termes historiques), fondamental (si l’on se place sub specie aeternitatis) s’effectue.

Là dehors, il y a un monde.